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Quelques petits coups répétés à la porte tirèrent Philippe de son hébétude.
— Je peux entrer ?
Encore tout à sa lecture, Delgado regarda Esther sans vraiment la voir. Son acquiescement fut plutôt une sorte de réflexe. Elle n’avait pas encore été placée en garde à vue, ni interrogée au sujet du corps retrouvé dans le box no 7, en raison de son intervention qui avait sauvé Layla d’une mort atroce. Mais elle n’y couperait pas malgré tout. Il lui faudrait s’expliquer sur la présence d’un cadavre en décomposition dans le box qu’elle avait loué avant de partir.
— Je peux m’asseoir ?
— Fais comme chez toi, dit-il sans chaleur.
— Je ne voulais pas que ça se passe comme ça, Phil. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça.
— Ça ne se passe jamais comme ça devrait se passer, répondit-il, les yeux dans le vague. Tu as des nouvelles de l’hôpital ?
Esther baissa la tête.
— Pas pour le moment.
— Ils… ils pensent qu’elle va s’en sortir ?
— Je ne sais pas. Je l’espère.
— Ça fait mal d’attendre. D’être impuissant.
— J’ai mal aussi. Depuis longtemps. J’ai l’impression de n’éprouver plus que ça dans la vie. La douleur.
— C’est vrai, désolé…
— Phil, je me doute qu’on va me placer en garde à vue dans les prochaines heures pour l’affaire du box et que je devrai m’entretenir avec toi dans le cadre de l’interrogatoire, mais dans un premier temps, je préfère que ce soit en dehors.
— Vas-y, je t’écoute.
— J’ai couvert quelqu’un. Quelqu’un qui m’a été proche. Qui ne l’est plus, mais avec qui j’ai un lien que rien ni personne ne pourra changer, car il restera toujours le père de ma fille. Nous l’avons élevée ensemble, accompagnée ensemble dans sa maladie.
— Demange ? C’est lui que tu as couvert ?
— Oui. Tu es au courant de l’histoire avec Antonia Levens, ma sœur que j’ai retrouvée par le biais de l’orphelinat et à qui j’ai demandé de porter mon enfant. Je savais que Romain ne serait jamais d’accord. Il était farouchement opposé à la GPA. Alors je me suis tournée vers un homme avec lequel j’avais eu une brève relation. Thierry Cossowitz.
Esther s’interrompit pour respirer.
— Il a été facile à convaincre et a procédé à un don de sperme dans une clinique privée à Valence en Espagne.
— Tu ne lui as pas présenté Antonia ?
— Non. Ce n’était pas le but. Tout s’est déroulé avec succès et Antonia a pu mener cette grossesse à bien après qu’un gynécologue de la clinique lui eut implanté mes ovocytes.
— Moyennant une coquette somme, j’imagine ?
— Elle était dans la mouise, ça l’a aidée financièrement. Et moi, à remonter la pente. Ce bébé à venir redonnait un sens à ma vie.
Un bébé qui était aussi la fille d’un monstre.
— Tu as conscience que c’est dégueulasse, ce que tu as fait à ton mec ?
— Il m’aurait empêchée d’avoir un enfant par l’unique recours dont je disposais… Qu’est-ce qui est le plus dégueulasse ?
— Et après, esquiva Delgado, pourquoi t’être fait passer pour Antonia dans ce centre pour démunis ? Schmidt y a récupéré une compresse avec du sang dessus, l’ADN correspond au tien. Alors où est Antonia ? Et le médaillon à son nom que tu portes, c’est elle qui te l’a donné ?
Esther soupira. Dans le fond, Delgado le savait sûrement, mais il attendait qu’elle le lui dise elle-même.
— Tu as raison, j’ai tout fait dans le dos de Romain et j’en paie les conséquences, lâcha-t-elle avec effort.
— Lesquelles ?
— La mort d’Antonia.
Delgado se recula dans son siège. Depuis l’hospitalisation de Layla, il s’était complètement rasé le crâne, ça lui donnait un air de brute, mais ça lui allait bien.
— Comment ça ?
— Romain a fini par tout découvrir en fouillant dans mes affaires et en tombant sur des papiers de la GPA. Il a pété les plombs quand il a su que sa maîtresse, ma sœur, était en réalité la mère porteuse de Sara et, surtout, qu’il n’était pas le père biologique.
— Rien d’étonnant. Tu aurais pu faire appel à une autre femme. Pourquoi elle ?
— Elle me ressemble beaucoup. Ce n’est pas rationnel, mais ça me rassurait. J’avais l’impression que le lien avec ma fille serait plus facile à créer à sa naissance.
— Et Romain ?
— Je crois qu’il en a plus voulu à Antonia qu’à moi. Un jour, il m’a téléphoné, en panique. Il sanglotait, je ne comprenais rien à ce qu’il racontait. Je suis allée chez lui et j’ai vu Antonia, étendue par terre, morte. D’après lui, ils s’étaient disputés, il l’avait violemment repoussée quand elle avait voulu l’embrasser pour lui demander pardon et sa chute lui avait été fatale. C’était peu de temps avant mon départ. Je venais de louer le box. J’ai aidé Romain à envelopper le corps dans une bâche qui lui avait servi lors de son déménagement. J’avais mis des gants de ménage, mais pas lui. On a agi dans la précipitation, on a paniqué, rien n’avait de sens dans tout ça…
— Tu veux dire que… Esther hocha la tête.
— Que le cadavre qui a été retrouvé dans le box est celui de ma sœur, Antonia Levens, victime d’un homicide involontaire dont je suis complice.