7
— Viens mon cœur, il faut partir, glissa Layla à sa fille en la prenant par la main.
— Oh trop bien, on va voir les zirafes !
— Les girafes… la corrigea-t-elle. Non, pas cette fois, il est tard.
— Mais tu avais promis qu’on irait voir les zirafes ! pleurnicha Nour, la mine renfrognée.
— On retournera les voir quand tu sauras prononcer leur nom.
— Tu es méchante ! cria Nour, les narines dilatées comme un taurillon. Je veux aller chez papy et mamie !
Layla sentit qu’elle perdait patience, mais, exposée aux regards réprobateurs, elle se contrôla.
— Lundi, je dois aller travailler tôt, donc tu dormiras chez eux demain soir. En attendant, tu es avec moi et tu fais ce que je te dis. Maintenant, on y va.
Joignant le geste à la parole, elle tira Nour un peu trop brusquement et la fillette se laissa tomber de tout son long. Les vêtements pleins de sable, l’enfant se mit à pleurer de plus belle. Sa mère se baissa pour la consoler, coupable.
— Oh mon ange, je suis désolée… Tu ne t’es pas fait mal ?
— Elle n’est pas très gentille avec toi, ta maman, on dirait.
Le sang de Layla se figea. Cette voix, elle l’avait déjà entendue et en frémit aussitôt. Accroupie à côté de sa fille qu’elle essayait de calmer, elle leva la tête. Ses yeux s’attardèrent sur celui qui la toisait avec un sourire mauvais. Marc d’Orsay.
— On se connaît ? demanda Layla sèchement, les bras autour de Nour qui, tout aussi surprise, s’était arrêtée de pleurer.
— Pas encore. On a fait que se croiser au pot de départ de ta grande amie, Esther Azoulay.
D’Orsay cracha ces derniers mots plus qu’il les prononça. Layla se redressa en tenant fermement la main de Nour. Elle la serra même encore plus. Elle doutait que cette rencontre soit fortuite et ce qui émanait de ce type ne lui plaisait pas davantage que la veille. Il lui faisait l’effet d’un vent glacé.
— Le hasard, peut-être, comme maintenant, cingla-t-elle. Que me veux-tu, d’Orsay ? Au lieu de tourner autour du pot…
— Un pot ? Tu n’as pas une très bonne image de toi-même, on dirait, souligna l’homme dans un sourire féroce et méprisant. Pourtant, tu te crois suffisamment intéressante pour t’attribuer la raison de ma présence ici.
Des mots choisis pour atteindre, faire mal.
— C’est drôle, j’ai beau chercher, je n’en trouve pas d’autre, répondit Layla du tac au tac.
— Arthur ! appela-t-il sans transition.
Bouche bée, Layla vit accourir un garçon auquel elle aurait donné six ou sept ans, les cheveux en bataille, couleur blé, les mêmes yeux sombres que son père, d’une beauté saisissante qui promettait de briser bien des cœurs, l’air quelque peu frondeur et le regard franc. Contrairement à d’Orsay, pour le coup, se dit-elle.
— Je te présente mon fils, Arthur. Ça te va, comme explication, Bennani ?
— Bonjour, Arthur… Bon, nous, on doit filer, annonça-t-elle précipitamment, un peu confuse de sa bévue.
— Tu es si pressée ? On n’a même pas eu le temps de bavarder…
— En effet, je suis pressée.
Pressée d’en finir avec toi, pensa-t-elle très fort.
— Je suis à Lyon pour quelques jours, si ça te dit de prendre un verre.
— Désolée, je croule sous le travail. Tu viens, Nour ?
— Dans ce cas, au plaisir, Bennani. Peut-être ici même, qui sait ? Ou ailleurs… Arthur et moi serions ravis de vous revoir, toi et ta petite.
Mais Layla, sans que Nour oppose la moindre résistance cette fois, comme impatiente, elle aussi, de s’éloigner de ces ondes néfastes, avait déjà tourné le dos à l’ancien bourreau d’Esther. Partir vite, ne pas rester dans les parages de cet homme. Sortir du parc où elles risqueraient de le croiser de nouveau. Le monde est si petit, surtout quand on veut éviter quelqu’un. Layla apprécia de sentir dans sa main celle petite, toute chaude et rassurante de sa fille.
— Je te promets qu’on reviendra voir les girafes, mon cœur.
— Demain ?
— Demain, il pleut.
— Samedi prochain ?
— S’il fait beau, oui, souffla Layla en accélérant le pas.
Quelques minutes plus tard, elles prenaient place dans le Duster couleur sable et Layla traversa la ville pour gagner les bords de Saône par le tunnel de la Croix-Rousse, jetant des regards inquiets dans le rétroviseur. Mais personne ne les avait suivies. Une fois la voiture garée dans son box au sous-sol de leur immeuble, elles empruntèrent l’ascenseur.
— C’était qui, le monsieur ? demanda soudain Nour pendant que Layla ouvrait la porte de chez elle, encore tremblante.
— Un collègue.
— C’est quoi, un collègue ?
— Quelqu’un qui travaille au même endroit que moi.
— Vous travaillez ensemble ?
— Disons qu’on fait le même métier.
— Il a l’air gentil.
— Tu sais, mon cœur, parfois on peut avoir seulement l’air.
— Pourquoi tu dis ça ? Il a seulement l’air ?
— On va goûter, tu veux ? éluda Layla lorsqu’elles furent déchaussées.
Cet appartement du 9e arrondissement lyonnais, au dernier étage d’un immeuble récent, qu’elle avait acheté seule, avec un crédit sur vingt ans quand l’immobilier était encore abordable dans ce quartier, témoignait de sa réussite et était sa fierté. Sur l’immense terrasse, exposée plein sud, elle avait installé des lauriers ainsi que des hibiscus visiblement très heureux de leur emplacement.
Profitant de ce que sa fille était devant un dessin animé, occupée à boire son chocolat chaud en y trempant des cookies, Layla prit son portable et s’isola dans l’entrée.
— Esther ? Allô ? Tu m’entends ?
— Le réseau n’est pas très bon… devina-t-elle à travers quelques grésillements.
— Tu es partie ?
— Je ne vais pas tarder.
— Tu ne vas pas me croire…
Layla raconta en quelques mots à Esther sa rencontre avec Marc d’Orsay et son fils. Au silence qui suivit, Layla crut que la communication avait été coupée.
— Chups ? Tu es là ?
— Oui…
— D’après moi, il n’était pas là-bas par hasard, lâcha Layla. Ce qui signifie qu’il savait que j’irais au parc et à quelle heure, donc qu’il m’a filée depuis l’école de Nour et peut-être même avant. En plus, il s’est rencardé sur mon nom.
— Lay, arrête ta parano. Tous les Lyonnais emmènent leurs enfants à la Tête-d’Or. Toi y compris. Ce mec est malsain, d’accord, et capable de tout, mais il était avec son fils, ça n’a aucun rapport avec toi. Tiens-toi à distance de lui si tu le revois, c’est tout. Son pouvoir d’attraction est tel qu’au début tu ne t’en aperçois pas. Lorsqu’il finit par t’habiter corps et âme, c’est à ce moment-là que tu es foutue.
— Je ne risque pas de le revoir. Mais je m’inquiète plutôt pour toi, ma chérie. Ce mec t’a déjà fait du mal. Et, en plus, il t’a menacée. Promets-moi de faire attention à toi.
L’instabilité du réseau priva Layla de la réponse de son amie. Elle demeura quelques instants appuyée contre le mur de l’entrée, tapissé de photos de Nour et d’elle, tandis que, du salon, lui parvenaient les éclats de rire de sa fille, absorbée par son dessin animé. « Malsain et capable de tout. » Les mots d’Esther claquaient dans sa tête comme des étendards au vent. « Capable de tout. » Elle n’en doutait pas une seconde.