Le vieil homme svelte au cigare qui marche dans la rue, le regard distrait (Marcel Duchamp). Il prononce des paroles mesurées d’un air sévère, les sentences sèches et définitives d’un (véritable) poète. Seuls l’intéressent les échecs et l’expression picturale, rien d’autre. – – Attirance – presque – douloureuse pour une telle vie ; hors du monde, hors du temps. Encore quelques textes à écrire, quelques livres à lire, quelques idées fixes à suivre (et parfois à accomplir) ; encore quelques soirs où j’aimerais me promener et réfléchir. Par ailleurs, la solitude et la liberté de ce vieil homme ; la sévérité détachée avec laquelle je considère et vis ma vie, avec laquelle je vois le viseur pointé sur moi au bout de cette vie et dont je m’approche d’un pas impassible et mesuré.
J’ai découvert avec émotion les rapports étroits entre la fin de l’ouverture de Parsifal et le troisième mouvement de la Sixième symphonie de Mahler.
Les causes de l’ostéoporose comme preuve lumineuse de la théorie auschwitzienne de la Nature. Aussitôt accompli le devoir de perpétuation de la race, aux ordures, à la fosse ! Le pouvoir illimité – la dictature totalitaire – est en fait une imitation de la nature, du naturalisme.
L’homme ne change pas, il traverse différents états. Il faudrait à chaque fois lui donner un nouveau nom pour signifier qu’on n’a plus affaire à l’homme qu’on connaissait dans son état précédent.
Le camp de concentration est imaginable exclusivement comme texte littéraire, non comme réalité. (Pas même – et peut-être surtout pas – quand on le vit.)
Je n’ai pas de “problèmes d’identité”. En ce qui me concerne, être “hongrois” n’est pas plus absurde qu’être “juif” ; et être “juif” n’est pas plus absurde qu’être tout court.
Accepté un travail indigne mais bref – la traduction d’une centaine de pages d’élucubrations – dans un but financier, mais surtout de dégrisement, de rééducation morale et générale (après le Kaddish). – – S’immerger de temps en temps dans l’esclavage, comme le malade qui guérit dans les bains de boue, se colle des sangsues sur la peau ou s’étouffe avec des inhalations.
Que s’est-il passé ? Rien de particulier : les marchands ont chassé l’esprit hors du Temple à coups de fouet. Depuis, l’esprit de premier ordre se caractérise par sa marginalité ; toute gravité est illégale, c’est une infraction morale majeure.
Quand on connaît ses propres habitudes, on est moins perdu.
Avant d’expédier d’un revers de la main l’idée de la Création, pense que l’homme ne peut pas créer un autre homme, tout au plus le procréer. Cet être fier de sa raison ! Notre vie entière est indépendante de notre volonté, surtout la raison.
La merveilleuse définition du gentleman que donne Márai est comme celle du chevalier au Moyen Age : un homme qui se conforme toujours et en tout à certains idéaux.
Le désarroi physique et transcendantal de l’homme. Tout indique que la vie est un état qui, sans être faux, n’est pas taillé à la mesure de l’homme. Que peut-il faire de ses expériences ? A quoi lui sert son éthique ? Comment un tel gouffre entre la réalité physique de la simple existence et les découvertes intellectuelles de l’existant peut-il exister ? Pourquoi voyons-nous plus loin que notre simple vie, si nous ne voyons rien, enfermés que nous sommes dans cette vie ? Et ainsi de suite. C’est le matin, un matin d’été. La ville avec sa foule insupportable, grouillante, sans visages, avec ses catastrophes et ses défaites, sa puanteur toxique, son vacarme toxique, son immoralité toxique. J’approche lentement (ou vite ?) de la mort. Il faudrait que j’arrache mon temps – le temps qu’il me reste – des mains du destin, c’est-à-dire que je devrais changer “ma vie”. Bravant tous les écueils, la brise fraîche du matin apporte parfois à mes narines des bribes de senteurs de forêts, d’eaux et d’espaces lointains. Tant qu’on vit, on est heureux. Vu ainsi, même le malheur est un bonheur : il n’existe probablement qu’une seule sorte de malheur, celui de l’assassin.
La bourgeoisie : commerce, puis routes, puis flotte, puis assurance, puis banque, puis industrie, puis droits maritimes, commerciaux, financiers, etc., Etat, Constitution, autogestion, démocratie. L’homme a sans conteste atteint la maturité dans la bourgeoisie et la citoyenneté. On peut discuter de la nature de cette maturité, mais une chose est sûre : comparée au fait bourgeois, toute autarcie, toute dictature des individus ou des masses est une régression vers la puberté, vers l’homme des cavernes.
Hier soir, quartier de Pasarét. Chaleur, promenade solitaire dans la rue Kútvölgyi obscure. Sentiment pesant d’absurdité, de culpabilité, remords. Il s’expliquait par d’innombrables raisons, mais il m’enveloppait comme un brouillard qui me rendait sourd et muet, indifférent et étranger à moi-même. Tel un visionnaire, je me voyais de loin, et ce que je voyais n’était qu’un écheveau sanglant, un remords mortellement blessé et sans avenir. A l’hôpital János, j’avais remarqué une dame âgée et bien habillée qui retenait son dentier avec d’étranges mouvements de rumination. Elle errait sur les pavés près des feux tricolores. Soudain, elle m’adresse la parole : “Monsieur, trouvez-moi un taxi ou j’aurai un malaise.” Je m’exécute. Cela n’a pas été facile, mais j’y ai mis beaucoup de zèle. D’une manière tout à fait naturelle et banale, cette petite aventure m’a ragaillardi et rendu le sens des réalités, de sorte que le quotidien gris a repris son règne mortel et apaisant. – Le soir, intéressante lecture à propos d’un manuscrit qui entrouvre les portes de la sexualité pour tendre vers l’expérience transcendantale. Domaine inabordable pour moi, ce qui est peut-être un défaut (surtout en considérant ma qualité d’écrivain censé connaître les “profondeurs” de “l’âme”). L’ivresse, le fanatisme érotique de Sade ou même de saint Jean de la Croix, etc., l’alcool, la drogue – tout cela est inabordable pour moi. De même la grande perversion, la véritable déviance, le meurtre, la mort par amour – tout cela m’est aussi étranger qu’un match de rugby à la télé, dont je ne connais pas les règles et que je ne comprends pas. Je suis fasciné par la nature animale de l’homme, l’animalité des masses, l’instinct grégaire (les vieilles femmes par exemple, êtres déchus, bredouillants, atteints de démence sénile, qui restent capables de persécuter un grabataire plus malade, plus aphasique qu’elles, etc.). Malheureusement, je sens que l’ivresse est un état auto-induit où l’on se trompe, où l’on se rend heureux soi-même, un état rempli d’expériences falsifiées, un mensonge. Mais un mensonge qui nous électrise, un mensonge vital. Et la folie ? Le passage dans l’autre monde est soit total, soit impossible ; en d’autres termes, devenir fou et en même temps (par l’intervention de ce qui serait notre troisième être) garder le contact entre le moi dionysiaque et le moi rationnel : ce n’est pas possible. De cette manière, on se coupe, on se bannit de la réalité environnante et on pense avec effroi à la folie, à la mort, alors qu’en fin de compte ce ne sont que des états de la normalité, de la vie. Mais on ne peut pas pousser ces questions jusqu’à l’extrême limite, parce qu’on risque de s’embourber dans des paroles infantiles et incontrôlables. L’homme est soumis à la loi universelle de la raison et de l’éthique, à la loi rationnelle de la communicabilité, mais dès qu’on l’abandonne, on abandonne la vie, je veux dire ce qu’on appelle la vie sensée, très précisément la vie qui n’est pas tout à fait la nôtre, mais dont nous sommes bien plus responsables que si c’était exclusivement notre petite vie personnelle.
Ecrire ce qui reste à écrire – cela paraît simple, mais ce ne l’est pas du tout. Parfois je m’attends moi-même comme à un rendez-vous dont l’heure est passée et où il est presque sûr que je ne viendrai pas. Pourtant je garde un vague espoir : et si…
De même que les traits du visage, l’écriture vieillit vite.
Les pauvres ! Les flatteries stupides pleuvent sur eux comme des coups.
Comme tout se transforme peu à peu en souvenir. Les paysages, les espaces, la terre que je foule, tout évoque quelque chose. Tout parle d’une vie brisée, passée, douloureuse et douce, tout porte le charme impitoyable de l’irréversible. J’ai peut-être encore un peu de temps. Mais je dois vivre ma vie comme si j’étais mort : ma honte (et ma honte, c’est de vivre ici, c’est la honte d’une vie vécue ici) ne me permet pas de porter un autre jugement. Le Journal de Márai : à cinquante-sept ans, il “n’attend” plus, il a arrêté, il a fini “d’attendre Godot”, il se soumet à une existence dépourvue d’attente, comme il dit, mais qui du point de vue philosophique (et pratique) est une impossibilité, puisque l’existence de l’homme est projetée dans le temps, vers l’avant ; tout au plus ses attentes changent-elles, se tempèrent-elles, subissent-elles transvaluation et dévaluation. Puisque tout est égal. Moi, en dépit de tout mon savoir, de mon bon sens et de ma fierté, je vis toujours, y compris en ce moment, sous le signe de Godot, je n’ai aucun doute quant à cela et, comme je le sais, je n’en ai pas honte. – – Comment peut vivre ma pauvre mère ? Prisonnière de son artériosclérose cérébrale, quelle attente peut-elle avoir quand elle ouvre les yeux dans sa nuit inconsciente ? Que voit-elle ? Où est son âme ? Son instinct féroce de nutrition, en parfaite contradiction avec son état – comment expliquer toute cette horreur qu’on considère comme existence, cette condamnation ? Où est sa raison, où est l’amour ? Et pourquoi est-ce que je lui rends visite, qu’est-ce qui m’attire vers son lit, quel aiguillon réel ou supposé me pousse, puisque mes sens se défendent en se réfugiant dans la torpeur, que mon esprit me dit que sa vie n’a plus de sens ? Je ne suis plus que trahison, égoïsme et fuite.
L’art officiel est le cauchemar de l’art contemporain, or est officiel tout art qui n’émane pas du particulier, qui ne préserve pas le particulier et n’est donc pas un exemple individuel prêt à tout, prêt à se sacrifier, mais reste un exemple solitaire, impossible à suivre, exclu par les autres et par lui-même, un exemple endossant la honte et appelant à une mort immaculée.
Absence de pardon est souvent faiblesse, faiblesse est souvent violence, violence est souvent cruauté.
Notre vie, notre mort : quel lieu commun ce peut être pour Dieu. A-t-Il une administration, tient-Il un grand registre, comme le suggèrent les contes pour enfants des religions ? A quoi peut ressembler le Jugement dernier, l’attente de l’appel, puis l’assignation dans les différents secteurs de l’enfer ou du paradis ? S’Il a créé l’homme à Son image, à l’image de quoi l’homme a-t-il créé la sélection d’Auschwitz ?
La superfluité des phrases bien tournées, du point de vue du génocide. La superfluité des phrases fragmentaires, des phrases, du discours, de l’homme, etc.
J’ai l’impression d’être un personnage impuissant d’un tableau de Bosch au milieu de tous ceux qui grouillent autour de moi. Les visages qui m’entourent expriment une menace terrible. Cette vie-là menace d’aller vers l’apocalypse. Il est trop tard – cette fois définitivement – pour m’enfuir.
J’ignore si quelqu’un a déjà réfléchi à l’influence sur la diaspora tardive du fait que l’existence étatique juive était placée sous l’égide de Rome. Il me semble que c’est un modèle éternel. Le respect du pouvoir extérieur, la disposition au compromis qui se manifeste par l’acceptation de sacrifices dans sa propre communauté. Cela devient même un trait de caractère : respect pour l’étranger, mépris pour les siens ; à quoi se mêlent un douloureux sentiment de culpabilité et l’esprit de famille de l’éternelle minorité. Mais le principe consiste toujours à offrir de l’argent ou des hommes en sacrifice au pouvoir étranger, pour lui complaire et gagner ses faveurs. Vu sous cet angle, le puissant sentiment de communauté n’est rien qu’une manière de conserver ses biens afin de pouvoir faire des sacrifices, le cas échéant. Et par ailleurs les classes juives dirigeantes. Les éternels Conseils juifs. Le grand capital juif, d’une part comme entité au fonctionnement rationnel (dans l’économie nationale d’une nation étrangère), d’autre part, vers l’intérieur, pour ainsi dire, face à la communauté juive, en tant que dictateur paternaliste : un peu de bienfaisance, des dons, la préservation de la vie et donc aussi des masses qui serviront aux perpétuels sacrifices. – Comparé à cela, que l’une ou l’autre riche communauté juive essaie, au nom de sa survie, de se libérer de ses masses pauvres et compromettantes constitue un phénomène assez moderne ; par exemple, le comportement des juifs d’Amsterdam à l’époque de Spinoza : ces riches juifs donnaient de l’argent aux foules de juifs pauvres qui fuyaient l’Allemagne ou l’Espagne à condition qu’ils poursuivent leur route vers l’Europe de l’Est, vers la Russie.
Se préparer à la mort comme on se prépare à sa dernière œuvre. Pour ainsi dire, se préserver pour la mort. S’enrichir pour la mort, mûrir – non pour mourir, mais pour atteindre la sagesse entière d’une vie entière qui enseigne la science de la rupture, le savoir de l’aboutissement. De ce point de vue, la mort n’est que l’ultime cohérence.
Sachant qu’Eros est partout, pourquoi le chercher dans son lieu de résidence apparemment le plus immédiat ?
La limite extrême de la vie ; parfois dans la rue, le sentiment de pouvoir franchir cette limite est pareil à une attaque, si soudain et si fort que la douleur m’arrache presque un cri. Mais le monde et les hommes crient avec moi.
Toute vie est une tentative avortée et ratée de vie.
Qui nous fera croire que la vie est notre vie, que ce monde est le monde ?
En traduisant, penser à Gustav Mahler, à ce qui lui a donné la force d’assumer toute une année de théâtre et de concerts.
La représentation anthropomorphe de Dieu est toujours justifiée. Primo : l’homme, en sa qualité d’homme, ne peut créer qu’une représentation anthropomorphe de Dieu. Secundo : vu que l’homme se compose de la même matière que l’univers, pourquoi ne serait-ce pas la matière du Tout-Puissant ? Ceci est contredit par la représentation également anthropomorphe selon laquelle un constructeur ne peut être immanent à sa construction : sa place ne peut être qu’à l’extérieur. En revanche, toute construction doit, me semble-t-il, contenir l’essence de l’Etre qui l’a créée. – – – Maintenant, en ce qui concerne la Providence, je la tiens pour une représentation infantile du père. Cela dit, j’y crois profondément, bien sûr. Peut-être parce que je crois en moi-même ; mais seulement parce qu’il y a en moi quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas moi.
Une constatation importante dans le nihilisme ambiant : “Le rien n’est pas plus que le quelque chose.”
Ces derniers temps, j’écoute tous les jours la Première symphonie de chambre de Schoenberg. Elle est entrée dans mon cœur au point que je me lamente sur son ton.
Toynbee : Les juifs doivent enrichir la culture occidentale, c’est là qu’ils doivent trouver leur place. – Découverte tardive (en ce qui me concerne).
Si le monde s’arrêtait pour un instant, il existerait. (Nietzsche ?) C’est le support de tous les efforts artistiques, le secret de la représentation de la réalité ou plutôt de l’imitation de la nature. Idée vaine : le monde ne s’arrête pas, il continue à tourner et n’est pas pénétré par la raison.
La connaissance du mal est une connaissance inadéquate : Spinoza.
Il faut être fou pour penser à l’art. Mais penser à autre chose n’en vaut pas la peine.
Qu’est-ce qui me distingue d’eux ? Eux, ils affrontent le(s) système(s), moi, pour ainsi dire, j’affronte Dieu.
Qui affronte un système doit croire en un autre système. Qui affronte Dieu n’a pas besoin de croire, seulement de vivre sous Son regard : c’est amplement suffisant comme foi.
En tant qu’artiste, il y a longtemps que je vis au-delà du plaire et du déplaire. En la matière, je suis comme Simone Weil : je prends toute amabilité, y compris la simple politesse, pour une erreur. Elle l’a appris en tant qu’ouvrière d’usine, moi, j’ai eu besoin d’une leçon plus sévère parce que – visiblement – j’ai les sens moins fins.
Pourquoi déteste-t-on encore plus les juifs depuis Auschwitz ? A cause d’Auschwitz.
Le mot “forme” signifie qu’en tant que phénomène spirituel, la vie renaît dans une œuvre, que la “forme” est la forme d’existence spirituelle de la vie – et non que c’est une “forme romanesque” ou une “forme poétique”, etc. Mais la “forme” n’est pas seulement la vie de l’être, de l’essence, elle est aussi une métaphore – une comparaison possible du mystère.
Du 2 au 30 octobre, Vienne. Repos. Bain de soleil au Volksgarten1. Angoisse du retour. J’ai apprécié les bienfaits de cette civilisation dont je n’ai jamais joui durablement, en fait. Je crois que je suis né pour une vie de meilleure qualité que celle qu’il m’a été donné de vivre. Mais c’est une affirmation orgueilleuse, or l’orgueil est fondamentalement stupide. Vivre la vie, celle qui nous est échue, et la vivre de manière qu’elle nous échoie pleinement : tel est notre devoir, où qu’on vive.
Europe de l’Est : révolutions bourgeoises sans bourgeoisie. Que peut-il en résulter ?
Je vis le rêve de qui ? Je parle la langue de qui ?
Tant que l’orthographe sera importante, nous vivrons dans une espèce de contradiction. Mais aussi dans une sorte de discipline.
Quelle que soit ta croyance, tu mourras ; mais si tu ne crois en rien, tu es déjà mort de ton vivant.
Boue, gadoue, folie. La ville est comme une gravure de Dürer, ou plutôt un tableau de Bosch représentant le tréfonds de l’apocalypse. Têtes de cochon, de bête fauve aux crocs menaçants, têtes indolentes de cheval et de rat, têtes de chien et quantité d’insectes, du mille-pattes au cafard. Dès qu’elles me cernent de toutes parts – par exemple dans le tramway ou dans un magasin –, je comprends ces mots : “Lasciate ogni speranza2…” Quelle erreur c’était de naître et de rester ici, répète en moi la bande magnétique dont le grésillement couvre les différents bruits de ma vie ; mon être véritable sait bien que ce n’est que du charabia et qu’il n’y a pas de hasards. Le hasard est la lumière la plus vilaine (disons vert-jaune) qui tombe sur l’individu. S’en remettre au hasard est la plus grande des balourdises, la faillite la plus totale. Voilà pourquoi il m’arrive de ressentir une euphorie, une confiance presque transcendante pour ma vie, vie à laquelle je suis asservi comme le nourrisson au sein de sa mère. Cette vie est apparemment la mienne, c’est moi qui la vis, elle paraît être la réalisation de mon activité extérieure et intérieure (s’y ajoutent les circonstances indépendantes de moi, si tant est qu’elles existent), mais en même temps je sais à quel point je suis impuissant face à ma vie, et que cette confiance est le seul moyen dont je dispose. Elle suffit pourtant à me maintenir et à m’entretenir ; et étrangement, cela semble réciproque. “En des temps plus forts” (l’expression n’est-elle pas de Nietzsche ?), le sentiment d’une alliance conclue avec Dieu se nourrissait peut-être de cette confiance. Aujourd’hui, je dirais plutôt : C’est sans doute à cause de l’âge, de la proximité de la mort. L’individu n’est que le sommet de l’iceberg, incontestablement ; du haut de ce sommet, on ne discerne pas la masse immergée qui peut être la réalité collective. Son existence n’est signalée que par ce sentiment, la confiance, ou son contraire, la déréliction. La réalité transcendante nous entoure comme le giron maternel. C’est la seule assurance que nous ayons, tout ce que nous considérons comme une assurance matérielle est mille fois moins sûr. De cette manière, la tragédie individuelle est une erreur ; mais non le bonheur. Le divin se reflète dans la joie sous forme de pensée créatrice ou pensée de la Création ; l’absurde n’est qu’une humeur – certes, une humeur bien fondée qui sied à l’homme.
Ils vivent leur délivrance de la tyrannie comme un effondrement. Et que dire s’ils étaient envoyés en liberté ?
Les gens et leur besoin insistant de mensonge.
L’Est et l’Ouest, le névrotique et le normal. Névrose : répétition régressive d’un vécu traumatique, répétition des mêmes symptômes, éternellement, c’est-à-dire jusqu’à la mort. Normalité : traumatisme, trouble, puis travail conscient sur le traumatisme, défense rationnelle pour éviter la régression, la rechute. L’une est une expérience infernale qui consiste à revivre sans cesse un état morbide, sans perspective de guérison ; l’autre est la catharsis, l’accomplissement, la voie du bonheur tragique.
Il apparaît que la pensée la plus originale, c’est la pensée normale.
Me replonger dans ce bain de matière indéterminée, mais bouillonnant et protecteur, qu’Emerson appelle le centre du héros.
L’apprenti technicien devenu fou en apprenant que son père était juif – et donc lui aussi. On lui a tout caché quand il était petit. Son père est mort en camp de concentration. C’est devenu un doux dingue, il me regarde avec ses yeux myosotis : “J’ai peur, dit-il. – De quoi ? lui demandé-je. – Un jour deux types vont venir, répond-il, et me dire : « On y va ! » – Mais où ? insisté-je. – Je n’en sais rien, moi : là-bas”, dit-il évasivement. Tant qu’il ne connaissait pas ses origines, c’était un homme parfaitement normal, disert, amical, à l’aise parmi les gens. A présent, rattrapé par le siècle, il a réagi de la seule manière dont il était capable : par une maladie mentale, ce splendide mimétisme, ce camouflage de notre temps.
La grande découverte que tout être humain est une créature de Dieu à l’époque de la grandeur écrasante de l’Empire romain. A l’époque des grandes épidémies du Moyen Age. A l’époque des Etats totalitaires. Qu’est-ce que le pouvoir ? En vérité, en réalité ? L’expression de ce que l’homme n’est rien ni personne. La fureur du pouvoir, la passion de la fureur, le comportement obsessionnel, destructeur et autodestructeur de cette passion face à la raison, à la non-conformité individuelle et, plus généralement, à l’individuel en tant que désobéissance. Cette fureur comme forme d’Etat, comme forme d’existence. Et dans ces circonstances la solidarité – l’amour – comme subculture. Et en vérité, la solidarité et l’amour authentiques sont toujours une subculture. En d’autres termes : une révolte, la seule forme de révolte qui plaise à Dieu. La révolte de Dieu contre la Création manquée.
“L’art signifie : art nouveau.” (Schoenberg : Le Style et l’Idée.)
Si tu fais la même chose pendant toute ta vie, parce que tu es toi-même cette malédiction agissante, au moins ne le fais pas toujours de la même manière.
Une époque est révolue, une certaine attitude humaine semble désormais appartenir irrémédiablement au passé, comme un âge de la vie, comme la jeunesse. Quelle était cette attitude ? L’émerveillement par la création ; la pieuse admiration pour le fait que la matière corruptible – le corps humain – soit vivante, possède une âme ; mais l’admiration pour l’existence du monde est passée et, avec elle, le respect de la vie, la piété, la joie, l’amour. Le meurtre a succédé à cette époque – non en tant que mauvaise habitude courante, infraction, “cas”, mais en tant que forme d’existence, attitude “naturelle” qu’on adopte et qu’on applique à la vie et aux êtres vivants ; le meurtre comme philosophie de l’existence et l’attitude meurtrière constituent sans aucun doute un changement radical – signe des temps ou signe de la fin des temps, peu importe. On peut objecter à cela que l’extermination n’est pas une invention récente ; oui, mais l’extermination continue, poursuivie systématiquement pendant des années, des décennies et devenant ainsi un système, au moment même où par ailleurs se déroule la vie dite normale, quotidienne, avec l’éducation des enfants, les promenades des amoureux, les horaires des consultations médicales, des ambitions professionnelles et autres aspirations, le sentiment de bonheur ou de malheur, des rêves civils, la mélancolie du crépuscule, la prospérité, le succès ou l’insuccès, etc. : tout cela – lié à la peur qui devient une habitude dont on s’accommode, à la résignation, à l’indifférence, voire à l’ennui – est une invention récente, si ce n’est la plus récente qui soit. Car, et c’est là que réside sa nouveauté, elle est acceptée. La forme d’existence meurtrière se révèle possible et vivable : elle est donc institutionnalisable. – Ce qui m’est apparu dans mon enfance presque comme une illumination (je m’en souviens encore nettement) est peut-être vrai : la mission terrestre de l’homme est de détruire la Terre, la vie. Mais alors il a peut-être agi comme Sisyphe : pour un instant, il a échappé à sa mission, à son devoir, il a échappé aux griffes de la mort et s’est mis à contempler ce qu’il était censé détruire : la vie. Ainsi, d’un point de vue supérieur – si tant est qu’il y en ait un – on peut dire qu’il n’est pas né en vain, dans la mesure où sa réticence lui a fait mener une vie exemplaire, ne serait-ce qu’un certain temps. Vues sous cet angle, toute forme ou toute pensée supérieure qu’il a créées doivent leur existence à cette réticence ; l’art, la philosophie, les religions sont les produits d’un arrêt soudain de l’homme, de son hésitation à accomplir son véritable devoir, à savoir la destruction ; cette hésitation explique la tristesse incurable et nostalgique des vrais grands hommes.
“Qui peut se vanter de pouvoir rester un homme dans une telle situation ?” Pessõa.
Tu dis : Mais ce sont les lois, le monde a fondamentalement toujours été ainsi. Pour commencer : ce n’est pas vrai, et puis : même si c’était vrai, ce n’est pas une manière de penser féconde.
La diversité de la nature et des émotions étant limitée, l’impossible ne naît ni dans l’une ni même dans les autres, mais dans le cerveau humain. L’impossible conçu dans le cerveau se transforme en force agissante réelle ; la pensée impossible devient une action possible.
Les fantasmes érotiques : tout ce que tu imagines dans tes rêves secrets, d’autres l’ont déjà imaginé. Cela prouve que ce n’est pas l’homme lui-même qui imagine ; c’est le domaine le moins authentique de l’originalité.
Je possède plusieurs moi qui sont tous au service d’un moi unique, de mon moi de représentation. Mais ce dernier est celui que tous mes moi – y compris moi-même – connaissent le moins. Je suis comme la terre et le fumier des plates-bandes : la fleur que je produis m’est étrangère ; ce n’est guère que par politesse envers moi-même que je l’admire parfois un bref instant.
Hôpital. Artériosclérose cérébrale. Malgré la déchéance totale, phrases parfaitement construites, langage châtié, mais hors sujet, sans référence, et de ce fait totalement creux. Les mimiques, les émotions, la passion qui accompagnent les propos – sauf que rien, ni les propos ni la passion, n’a la moindre raison. Phénomène bouleversant : le discours machinal. Qu’est-ce que le discours ? Voile-t-il ou dévoile-t-il les choses ? Plutôt la première hypothèse, peut-être : il voile l’existence qu’il interprète autrement, comme autre chose. L’être doit se détourner de l’existence s’il veut rester normal ; car s’il la regarde, il devient muet ou bien “dément”. – – – Une compagne de chambrée est morte : “Mme Vilmie”. Durant une année entière, elle a rusé, joué au chat et à la souris avec la mort ; la mystérieuse assurance de sa voix sénile mais claironnante au milieu des hurlements, des jérémiades quasi théâtrales, le tiroir de son chevet qu’elle cachait avec son corps pour en sortir des morceaux de poulet rôti qu’elle avalait goulûment, penchée en avant – rusée, geignarde et débrouillarde. Et puis, un jour, en allant aux W.-C. – ce qui était toujours une grande cérémonie au cours de laquelle elle poussait son espèce d’escabeau métallique, se cramponnait aux chaises, aux poignées, aux portes, etc. –, elle est tombée. Cette chute a dû ébranler sa confiance dans la vie : elle s’est couchée et, au bout d’un mois d’efforts systématiques, elle est morte. Avait-elle conscience de cela ? Elle – c’est-à-dire celle pour qui nous la prenions, celle que nous connaissions. A première vue, tout s’était déroulé “inconsciemment”. Mais on ne peut pas appeler inconscient ce qui dirige la conscience, qui serait en quelque sorte la conscience de la conscience. Le fait est qu’elle a passé la majeure partie de ce temps, très actif du point de vue de la mort, sans connaissance : cette période de sa vie fut aussi importante que la prime enfance dont on ne sait rien non plus. Cependant, et c’est le grand enseignement de cet hôpital, aussi désespéré que soit l’état des gens, on sent toujours la présence inchangée, inaltérée, de leur âme ; elle se tapit en eux comme un animal souffrant et néanmoins victorieux qui, à l’instar des animaux sacrés des peuples antiques, nous impose le silence, nous remplit de mystère, de peur et de respect, et nous oblige à les servir. De quoi l’homme est-il le symbole ?
Goethe a nommé cela : Gleichnis, parabole.
Ni lui, ni un autre n’a pu en dire plus.
Schoenberg : Si Mahler avait composé sa Dixième symphonie en entier, nous serions peut-être entrés en possession du grand mystère : voilà pourquoi il ne lui a pas été donné d’achever son œuvre. (Le Style et l’Idée.)
Il faudrait tout repenser sur de nouvelles bases : l’apocalypse, notre relation éthique à la vie et surtout nos mots. Ces mots ne nous font plus sentir la langue, alors que dire de la vie ?
Soleil. Le matin, j’ai longé le mur de la caserne jusqu’à la rue Kútvölgyi, tout en haut. Après cette marche intensive, je redescends avec l’autobus 156 où j’épie des voix, la conversation d’une dame âgée assise derrière moi avec l’homme plus jeune qui se tient entre nous. Alors, dit la voix du jeune homme, l’approvisionnement s’est amélioré en Transylvanie ? Il a comme un accent étranger, l’intonation montante en fin de mot et de phrase caractéristique d’une personne habituée à une langue occidentale, et rien que ces montées de la voix donnent une coloration assez arrogante à son discours. La vieille dame : Rien n’a changé, les autorités revendent l’aide humanitaire ; les “Tziganes” volent l’aide et la revendent à la “population” ; le pasteur luthérien qui s’est chargé de la distribution a emporté la marchandise chez lui sous prétexte d’organiser la distribution, mais il ne donne qu’à ses amis et garde le reste pour lui ; elle a fait la queue pendant trois jours devant l’hôtel de ville, mais le maire était parti à “un mariage” ; ensuite, les “Tziganes” ont crié que c’était mieux sous la dictature et, du coup, le maire s’est dépêché de rentrer, etc. Incompréhension, misère, méchanceté, haine. Le jeune homme : Tu sais que deux avions allemands sont repartis avec leur cargaison humanitaire parce que ceux qui devaient la réceptionner se sont disputés à propos de la marchandise ? Tout cela sur un ton d’acquiescement, arrogant, avec une intonation occidentale, des barbarismes, etc. Le retour des avions m’a rappelé des scènes du camp de concentration : les hommes bien nourris posent de la nourriture devant les squelettes faméliques puis, voyant la “foule indisciplinée” se précipiter, en guise de punition, ils reprennent avec une moue de mépris ce qu’ils n’avaient vraisemblablement pas eu l’intention de lui donner. J’ai fini par me retourner calmement sur mon siège et j’ai toisé ouvertement ces deux personnes : elles se sont tues d’un coup et n’ont plus pipé mot – et depuis je me demande pourquoi. Ai-je le regard si sévère ?
La maladie de ma pauvre mère montre clairement que les musulmans d’Auschwitz (dont j’ai été) avaient une artériosclérose cérébrale (manque d’oxygène). Les souvenirs et les images éloignés de la réalité qui ont une présence plus forte que la réalité ; l’infantilisme, la régression de la raison, l’adaptation parfaite à sa litière, à son coin, à l’endroit, à l’environnement, sans qu’on en ait une conscience générale d’ordre humain, etc. Pourtant, la lumière de l’âme et du monde moral brille par moments dans cette vie végétative.
Les niveaux de la conscience. Le végétal, l’animal, l’humain. Quelle peut être la pleine conscience, la Connaissance ?
Le journal de Hebbel : “L’homme est un aveugle qui voit dans ses rêves.” – “Un grand talent est un don de Dieu, un petit, un don du diable.” Sa remarque sur l’homme qui s’élève vers la religion ; et sur celui qui reste en bas, pour l’éternité. Une remarque qui m’est très proche : “Le désir d’immortalité est la douleur cuisante de la blessure apparue au moment où nous avons été arrachés au Tout pour mener une existence autonome tels les tentacules d’une pieuvre.” – “Le fruit de l’arbre n’est pas pour l’arbre.” Puis : “Le monde est la grande blessure de Dieu.” Très stimulant : “Die Freude verallgemeinert, der Schmerz individualisiert den Menschen” – “La joie universalise l’homme, la douleur l’individualise”. Et le magnifique quintil où il dit que l’homme est une pensée divine gelée, le feu que Dieu nous insuffle lutte avec le corps qui nous enveloppe comme de la glace ; et que le feu fasse fondre la glace ou que la glace éteigne le feu, l’homme en mourra de toute façon.
La politique : considérer que les changements politiques m’ont délivré de la politique et m’ont restitué mon exil familier.
Tout espoir est paradoxal, pour la simple raison qu’il est orienté par nature vers l’avenir (la mort). – Toutefois, il n’y a jamais eu autant d’espoirs déçus en si peu de temps.
La Hongrie s’est libérée du bolchevisme, mais pas d’elle-même.
L’intérêt remarquable de Goethe pour la remarque de Sterne dans laquelle il se demande s’il a “employé ses souffrances à bon escient”.
Effort considérable pour chaque broutille. Effort considérable pour le moindre sens. Un gouffre sépare notre vie de la vie.
J’en sais assez sur l’homme pour – au moins de ce point de vue – mourir tranquillement.
En faisant preuve d’une telle intelligence, il cache habilement pendant un certain temps sa grande sottise.
Dépression profonde. Ça me fait du bien. Le plaisir de détruire, cette satisfaction particulière est un bonheur, à sa manière. Le malheur est en définitive un bonheur, naturellement. Pour autant qu’il soit délectable, or il l’est. Le malheur contient aussi de la libido.
Les yeux effrayés des malades ; des yeux qui ne regardent pas, qui sont faits pour être vus ; des yeux qui sont devenus les moyens d’expression muets, mystérieux et particuliers des entrailles.
Hier, tapé à la machine Todesfuge. Pendant que je tapais, ce texte magnifique m’apparaissait de plus en plus magnifique : pas un seul mot n’y est trahison, ce poème échappe complètement à toutes les conventions, il se produit comme un événement pur parce que non influençable, il contient d’une manière profonde et menaçante la fatalité qui s’accomplira avec la précision d’un mécanisme d’horloge, frappera d’une main sûre, apportant l’apaisement de la mort.
L’expérience la plus pénible de l’homme d’esprit et de morale est de recevoir constamment des leçons d’esprit et de morale de la part d’hommes dépourvus d’esprit et de morale. Par ailleurs, il y voit sans doute la preuve de son existence – tant qu’il le supporte.
Mon Kaddish est paru. Accueil frais. Silence. Affaires extérieures. Traduction de Schnitzler. Pressentiments accablants, anarchie, folie, mort. Les seins de Salvador Dalí pressés jusqu’au sang, les os brisés, les crânes déformés, les corps tordus. L’horreur bouillonne autour de moi. Remords, fautes, etc. Nuits courtes. Je doute, je jette des regards éperdus. La peur coule dans mes veines.
Les deux grandes métaphores du XXe siècle : le camp de concentration et la pornographie – toutes les deux sous l’angle de l’asservissement, de l’esclavage. Comme si la nature tournait à présent son côté obscur vers l’homme, vers la naissance, à travers le dévoilement radical de la nature humaine.
On peut comprendre la Bible sans l’histoire, mais l’histoire sans la Bible, jamais.
Le devoir du talent est de se sacrifier à ceux qui en sont dépourvus. La honte discrète du talent. Le sacrifice propitiatoire que le talent oblige à faire sans cesse. La défense, la fuite, l’euphémisme.
Disons clairement que le totalitarisme, le règne sur les masses, les moyens matériels et les âmes sont une invention de l’Eglise. Mais si vous pensez que c’est exagéré, soit, et restons-en au terme de modèle.
Comme je suis éloigné de mon discours, de mes actes, du discours des autres, de ma vie et de celle des autres, de la vie !…
On parle de “résurrection” : or je n’ai jamais vécu ! On se demande s’il y a une vie dans l’autre monde : or je n’ai jamais vécu dans ce monde ! On se demande si notre âme est immortelle : or je n’ai jamais été en possession ni de mon esprit ni de mon âme ! Moi : état intermédiaire, obéissance – rien d’autre. Ou alors : asservissement. – C’est tout, point final.
Le passage du deuxième mouvement de la sonate en ut mineur (op. 111) où le thème (“Wiesengrund”) disparaît, se volatilise, manque, de sorte que le piano essaie d’exister sans lui et végète, erre, indécis, dans de sombres rêveries au clair de lune, etc. Puis, quand l’absence devient presque insupportable, le thème resurgit avec une force inouïe pour mourir bientôt. Ecrit-on encore de cette façon ? Et sinon, pourquoi ? Ne manque-t-il que le talent, ou bien les sentiments, le destin, la vérité sont-ils définitivement perdus ?
La dictature révèle enfin son secret : incertitude, incompréhension, attente, agitation, mais l’ordre, le commandement n’arrive pas. Et quand il est certain qu’il ne viendra plus, les gens perdent la tête : ils s’attaquent les uns les autres, ils se haïssent, se dépouillent et s’entretuent, ils sont plus déchaînés que sous la dictature – et encore moins libres.
Le thème – d’un roman, d’un récit, etc. – s’empare de vous comme un virus : on l’attrape puis, pendant quelques jours, on n’est pas sûr de couver une maladie, on essaie de l’écarter et, un beau matin au réveil, on se rend compte que le mal s’est installé.
Márai : “S’éloigner d’une civilisation : le chemin est beaucoup plus court qu’on ne pense.”
Les lois morales que l’homme s’est fixées lui-même et auxquelles il se heurte constamment, comme l’athlète qui a placé la barre trop haut ; les foulures, les fractures qui s’ensuivent, le dépit, le sentiment d’échec, “Unbehagen”.
Le journal de Márai, 1944 : “L’attaque aérienne commence le 3 juillet, à neuf heures et demie du matin, plus massive que jamais.” Je me rappelle précisément ce bombardement. Il était neuf heures et demie mais, dans la briqueterie de Budakalász transformée en ghetto, j’avais l’impression qu’il était au moins midi, peut-être parce que j’avais constamment faim. Nous sommes montés à quelques-uns sur une petite butte le long de la clôture et, de ce poste d’observation relativement élevé, nous avons regardé ce qui se passait au loin. C’était comme l’a décrit Márai : “Le ciel est une patinoire que les patins ont rayée de lignes capricieuses, ou un miroir sur lequel des mains ivres ont tracé des courbes à l’aide d’un diamant. Haut dans le ciel, quelques douzaines d’avions aux ailes argentées, de la taille d’un papillon, scintillent au soleil. Les appareils vrombissent pendant deux heures… Aller à Budapest en ce moment serait comme entrer dans une maison en feu”, etc. Márai arrive en ville par le train de banlieue venant de Leányfalu : “Le train passe à côté de la briqueterie de Budakalász. Sept mille juifs des environs de Budapest y attendent d’être déportés, entre les séchoirs à briques. Des soldats armés de mitraillettes se tiennent sur le talus.” Je ne sais pas pourquoi je ressens rétrospectivement une sorte de joie intense et émue à l’idée d’avoir été vu par Sándor Márai. Il avait quarante-quatre ans, moi, quatorze. Il a vu l’enfant à étoile jaune que j’étais parmi les séchoirs à briques ; et il savait ce que cet enfant ignorait, il savait que cet enfant serait bientôt déporté à Auschwitz. Il a écrit tout cela dans son Journal – que peut faire d’autre un écrivain ? (Et ce Journal est accessoirement l’empreinte intellectuelle la plus pure, la plus exhaustive et la plus importante de l’époque.) Que signifie tout cela ? C’est difficile à déchiffrer, comme une constellation singulière. Pourtant, j’y devine une valeur profonde, indépendante de nous deux, qui se propage lentement, pareille à des ondes radio à peine perceptibles, mais néanmoins existantes et impérissables, qui se propagent dans l’éther malgré le vacarme général.
J’ai vu le démantèlement du camp de Buchenwald en 1945, l’installation de l’ignominie rouge en 1948, sa chute en 1956, son rétablissement en 1957, etc. Quelle monotonie ! Il ne faut pas croire que ce soit la faillite du seul “empire communiste” et non celle de l’humanité tout entière. Celle de l’univers moral et rationnel. Parce qu’il a tenu soixante-dix ans ; son existence (comme les douze années de l’autre ignoble empire) a proclamé pendant des décennies que l’irrationnel, le chaos, la terreur, la réduction de la vie humaine à une survie végétative étaient possibles. De même que les camps, les meurtres, la folie généralisée, l’humiliation, la répression, et tout cela au quotidien, alors que les gens vivaient, faisaient des enfants. Deux générations ont été gaspillées, jetées dans les poubelles de l’histoire comme des détritus. Et surtout : ce n’est pas parce que le bolchevisme a disparu qu’il faut oublier que l’échec du “socialisme” est le plus grand fiasco de l’humanité de ce siècle.
Un écrivain en vogue dans les années soixante, soixante-dix, et même quatre-vingt, chenu, perdu, larmoyant. Il me raconte qu’il a attendu les lecteurs à son stand, pour les dédicaces, mais que personne n’est venu. Se plaint (à moi !) qu’il va mourir de faim. Regrette les institutions de bienfaisance de la dictature paternaliste, les sources de prix littéraires dont les vannes étaient toujours ouvertes pour lui, les autorités centrales de la critique, la nomenclature des autorités de la critique, les nominations et les rétrogradations des écrivains, tout ce monde hideux d’hier comparé auquel le monde de demain sera peut-être encore plus hideux, mais du moins sera-t-il différent. Il vient seulement de comprendre qu’il avait une position bien assise dans le monde d’hier – au point qu’il pouvait même adopter une attitude critique à son égard (ou faire semblant) : ses propos critiques s’écrasaient comme un fruit pourri sur le blindage des chars asiatiques et il pouvait se sentir satisfait d’avoir jeté sa nèfle sans avoir pour autant à craindre pour son existence. Mais à présent il tremble sincèrement de peur.
Certes, on peut considérer que le “communisme” n’est qu’une foulure de l’esprit (avec quand même un Himalaya de cadavres), il n’en a pas moins été une réalité durant les quarante dernières années, le temps et le lieu de ma vie. J’ai du mal à comprendre aujourd’hui comment j’ai pu rester ici et en vie, comment j’ai pu créer un chez-moi spirituel comme si rien ne se passait alentour, indifférent à la misère matérielle et spirituelle, aveugle au danger. Qu’est-ce qui m’a guidé ? Sans doute l’instinct, comme celui des fourmis qui défilent dans un but que nous ne pouvons concevoir, avec un sens de l’orientation inconcevablement déterminé.
Il serait intéressant de savoir pourquoi l’esprit de l’époque ne concorde jamais avec le grand courant spirituel, et pourquoi il s’y raccroche, du moins à ce qu’il en reste, dès que l’époque tire à sa fin.
Pourquoi tout présent est-il si retors et mensonger ?
Les gens nourrissent leur dépression avec toutes sortes de mensonges. La mienne se contente de la vérité.
Je ne vis pas de manière assez radicale. Je vis comme si j’avais devant moi la vie éternelle et non l’anéantissement total. C’est-à-dire que je vis en esclave de mon avenir et non dans la liberté infinie de ma finitude.
La peur de la mort est un sentiment qui vous rappelle avec bienveillance que vous ne pensez pas assez à la mort.
Ces jours qui passent uniquement pour assurer la continuité. Pourtant, il ne faudrait vivre que les jours inspirés, pleins de vie, et dans l’intervalle, durant les périodes d’ombre, on serait mort, en attendant d’être réveillé par la fièvre de la vie. Ce serait une vie belle, mais probablement très fatigante. Et à vrai dire monotone.
L’ennui est le piment de la vie.
La situation, la ville, le pays. Les environs commencent à être aussi mal intentionnés qu’un chien dans lequel la rage couve déjà.
Afflux d’amitié presque douloureux à la vue d’une vieille photo de Camus. J’ai failli ouvrir les bras pour l’embrasser. Il a été l’un des archanges de la période où mon esprit s’est éveillé, à l’époque de ma transformation. Toute ma “révolution” muette, entièrement tournée vers moi…
Si Darwin a raison, des animaux qui se nourrissent de plastique et de déchets irradiés ne devraient pas tarder à apparaître. Ce seront peut-être d’abord des virus, puis des bactéries qui évolueront rapidement pour devenir des monstres bien massifs. Quel monde ce sera !
L’article d’Ágnes Heller selon lequel Auschwitz “ne peut pas être intégré à l’histoire”. Absurdité logico-syntaxique. L’histoire n’est pas un organisme naturel, mais une construction et, qui plus est, une construction de l’esprit humain. Si donc Auschwitz ne peut pas être intégré à l’histoire, l’erreur ne réside pas dans Auschwitz, mais dans l’histoire.
Le militaire du tramway. Sa petite main droite potelée, sa gourmette en or, ses bagues, une chevalière jaune particulièrement grande à l’auriculaire. Petits yeux, visage bouffi, moustache (un peu comique), front bas. Il respire le sadisme. Galons de sous-officier. Sous le coup d’une indignation étatique, il va frapper avec sa chevalière en or un visage d’où jaillira un flot ininterrompu de sang. Je me demande dans quelle institution il effectue son “service”. – A-t-on déjà représenté toute l’horreur de la vie de manière à pouvoir y être confronté dans la réalité ; de manière à être saisi – ne serait-ce que pour un seul instant – par la connaissance, la connaissance de l’homme ?
Les hommes naissent par hasard, mènent une vie de hasard, et meurent par nécessité.
L’importance de la tradition. Il ne suffit pas d’appartenir, il faut savoir le plus précisément possible à quoi on n’appartient pas.
Il est finalement assez singulier que j’aie pu conserver pendant quarante ans une pensée qui peut être dite singulière en ce qu’elle n’est pas mensongère par essence et jusqu’à la moelle.
Le rapport et l’attachement de l’homme à sa propre vie, aux personnes qui y jouent un rôle majeur. Il semble que l’aventure soit toujours autre chose ou quelqu’un d’autre, comme si la liberté n’était pas constituée par le plus important des devoirs individuels, le devoir envers les personnes les plus importantes, la morale, mais par “autre chose” – l’imaginaire, l’inexistant et, dans le pire des cas, le fourvoiement fatal. C’est un jeu très particulier de la nature, de notre irritation née de la monotonie, de notre inconstance. Mais d’autre part cette nature humaine impénétrable recèle quelque chose d’aventureux que nous devons suivre avec une obéissance aveugle en dépit de toute douleur et de toute infidélité.
S’exercer, s’aguerrir à la mort. – Comment ? Principalement en écrivant du côté de la mort (de l’autre côté du gouffre). – De ce point de vue, j’ai un avantage parce qu’en Europe de l’Est, la vie éduque à la mort.
Il arrive que l’esprit des lieux s’empare de moi au point que je reste assis à mon bureau pendant des mois, les bras ballants, la tête basse.
La langue de terre de Badacsony. Tout au bout, les silhouettes hirsutes mais néanmoins régulières des peupliers. Les dômes des collines lointaines se fondent dans le bleu. La contradiction inexplicable de la beauté et du monde des hommes. La nature, cet éléphant décati et muet qui nous porte patiemment sur son dos. La plénitude étouffante de la vie, au milieu des vignes et des champs fumants dans le soleil de l’après-midi.
L’acte, l’Acte, dont l’omission jette une ombre quasi métaphysique sur la vie. L’immense sentiment de culpabilité de Kafka à cause de l’Acte omis : cet acte, l’Acte, n’est-il pas “l’émigration” ? (Cf. beaucoup d’autres choses, surtout le thème de l’émigration dans Le Château.) – Le courage de Márai, de Th. Mann, leur fierté, leur orgueil éthique : l’émigration n’est-elle pas leur fondement ? – En Europe de l’Est, le problème éthique de l’individu n’est pas de savoir si je dois me joindre à un courant spirituel et lequel choisir, car, quel que soit le choix, j’ai seulement le choix entre tuer et être tué, de surcroît de manière insensée ; ici, le problème éthique de l’individu, son problème réel, est de savoir s’il doit émigrer ou rester. Avec le temps, cela prend des proportions métaphysiques et constitue le seul motif véritable à l’arrière-plan de tout sentiment de culpabilité.
“Conception policière du monde” : Manès Sperber.
Les ennuis durables nécessitent des efforts longs et soutenus : Tocqueville.
Etude ennuyeuse qui part du principe fallacieux selon lequel la vie est plus importante que l’art.
L’homme pensant est la figure la plus romanesque qui soit. En effet, penser n’est pas seulement dangereux pour soi et les autres, ce n’est pas seulement une passion qui remplace toutes les passions, une aventure plus aventureuse que toutes les aventures, une profondeur supérieure à toute croyance – c’est surtout particulièrement inhabituel.
Le marquis de Sade est à la mode. Ses livres, une avalanche de préfaces et de postfaces. Son seul intérêt à mes yeux est de montrer que l’infantilisme est absolument dominant dans ce qu’on appelle le mal. A croire qu’une image du monde positivement et significativement éthique exige une constitution et une cervelle plus mûres, plus adultes. Le même infantilisme fonctionne dans la projection politique du crime, fait qui saute aux yeux dans le cas des usurpateurs. L’univers du Démiurge, c’est-à-dire celui de Sade, est condensé dans Auschwitz. A ceci près que les créateurs d’Auschwitz ne jouissaient pas et que très peu de SS se promenaient avec “le membre dressé vers le ciel”. A la fois traqueurs et traqués, ils étaient victimes d’une traque concrète et métaphysique plutôt que des hédonistes ; quant à la matière qui aurait pu leur donner un orgasme, elle était lamentable. De toute manière, pour imaginer les orgies de Sade, il faudrait se représenter un mélange déprimant de crasse, de puanteur, de blessures purulentes, de sang et d’excréments, où seuls les malades mentaux trouveraient matière à plaisir et non à compassion remplie d’horreur et de dégoût. L’univers de Sade est dans son intégralité un univers esthétique, tandis que la réalité d’Auschwitz est un univers impensable, un monde qu’on ne peut penser qu’à l’aide de l’imagination esthétique – et cela mène aussi à un orgasme esthétique. C’est étrange comme l’homme se débat entre la réalité et l’imagination ; finalement, l’homme paie le péché de son imagination par le dégoût du monde réel et l’imagination le console du caractère dégoûtant du monde. Je ne doute pas que l’activité créatrice de l’imagination éthique apporte la même satisfaction que le meurtre d’un enfant de quatorze ans à l’aide de tortures raffinées, au milieu de “membres dressés vers le ciel”. En tout cas, la caractéristique d’un esprit sain est de ne considérer comme réalité ni l’éthique ni les représentations démiurgiques débridées, mais de les prendre tout au plus pour des jeux de l’imagination, ce qui par ailleurs reste irréel parce que cela produit une vision statique du monde. Auschwitz est la réponse à la création divine ; et la réponse à Auschwitz, c’est Maximilien Kolbe ou M. l’Instituteur3. Enfin, la réponse à Dieu et au Démiurge, c’est notre vie, notre existence comme témoignage, l’existence pour quelqu’un, pour quelque chose, l’existence vécue pour une expérience en quelque sorte extérieure à l’existence – appelons comme on voudra le représentant de cette expérience : Dieu, conscience collective (ou inconscient collectif), etc. A cet égard, et seulement à cet égard, on peut dire : “Tout cela est bon.”
Nous venons de la folie, la folie nous entoure et nous allons vers la folie ; dans un certain sens, la mort n’est-elle pas la folie du corps ? Et l’unique instant de rationalité, n’est-ce pas la vie même ?
Avant-hier dans le tramway, un clochard tout droit sorti de Beckett. Chapeau sans bourdalou, plutôt un bonnet de feutre, plusieurs couches de guenilles, cache-nez sale (à carreaux bleus et blancs), poches, deux sacs dont l’un contenait des raisins qu’il mangeait grain par grain, les arrachant à une grappe invisible ; il avait l’air sain et bien nourri, d’une dignité apparemment imperturbable avec toutefois des chaussures inimaginables ; il me demande d’une voix d’homme cultivé : “Excusez-moi, c’est bien le tramway 59 ?” Ses mains noueuses, constamment en mouvement, tâtent et réorganisent le contenu de ses poches ; il sort quelques billets de sa poche intérieure, un ou deux billets de cent, un de cinquante, les remet, puis il prend un immense canif ouvert dans l’un de ses sacs et le met – toujours ouvert – dans sa poche intérieure, etc. Il n’a pas l’air mécontent. C’est un homme qui ne peut pas suivre le rythme du monde actuel. Extérieur à “l’esprit dominant”, loin de la technique, des idéologies, du présent, du passé : il abrite une forme de vie éternelle, nécessairement en marge de la société. Il ne s’agit pas de dire s’il a raison ou non, ce n’est pas le moment de parler d’un instant de faiblesse d’un cœur ému, mais des mensonges et des inégalités du monde – profonds, abyssaux, porteurs de divisions et de catastrophes, non au niveau moral ni même matériel, mais à celui de l’esprit et de la conscience. Il serait facile d’en tirer des conclusions tolstoïennes, si le temps où la mise en garde pouvait encore germer n’était révolu et si le doigt levé au ciel n’était devenu anachronique ; il ne reste que l’étonnement perplexe et muet, les rapides hochements de tête entre deux bombes atomiques, massacres et autres.
La ville que je traverse tous les jours, la tête basse, sans regarder autour de moi, cherchant seulement un trou où je pourrais me cacher et souffler, me dire que j’ai échappé, aujourd’hui encore, au spectre de ce qu’on appelle la vie par ici…
“Savoir et penser qu’on ne sait pas / est excellence. / Ne pas savoir et penser qu’on sait / est maladie. Ce n’est qu’en reconnaissant la maladie / comme maladie qu’on s’exempte de la maladie. / Le sage s’exempte de la maladie / parce qu’il reconnaît la maladie comme maladie. / De là vient qu’il s’exempte de la maladie4.” – Lao-tseu – cadeau de Gábor Karátson. Il a découvert non les sources de la sagesse chinoise, indienne, etc., mais les secrets de leur jaillissement, de ce qui les a rendues possibles : elles sont nées dans des sociétés qui n’ont ni dynamique, ni révolution, ni problème d’aucune sorte – simplement parce qu’elles n’ont pas l’habitude de se poser ces problèmes. Dans ces sociétés, on médite sur l’être, sur la mort. De ce point de vue, mon approche de cette sagesse est celle d’un homme qui vit dans une société dont la dynamique est manifestement la folie et la destruction qui s’ensuit ; une société où l’on ne peut et ne doit vivre qu’en lui tournant le dos. Vivre ici, c’est penser à la mort, à la mort comme délivrance. Par ailleurs, cela doit se produire par l’enrichissement intérieur, à l’aide de poisons qui ne détruisent pas mais inspirent, n’endorment pas mais éveillent, n’aveuglent pas mais rendent voyant, clairvoyant.
La question n’est pas de savoir si Dieu existe ou non. L’homme doit vivre comme s’Il existait.
Recherche nocturne de contact avec mon “inconscient” : silence. J’ai seulement fait un rêve confus, désagréable, un petit rêve chaotique, apocalyptique, dépressif. – Hier, mésaventure dans l’autobus, le comportement agressif et impuni d’un jeune homme à l’allure sportive d’environ vingt ou vingt-deux ans. Moralité : non seulement Dieu est mort, mais il n’y a pas non plus de contrôleur. – La foule déchaînée qui s’acharne sur la raison, sur les maigres restes de discipline sociale. Des visages comme je n’en ai jamais vu. Ils arborent une telle amertume qu’on les croirait recrutés par l’administration de Belzébuth pour entretenir le feu sous les chaudrons dans des conditions à peine meilleures que celles des damnés qui mijotent dans les marmites : à présent, ils se vengent sur ces derniers pour le feu qui leur brûle les pieds. Que diable allait-il faire dans cette galère5 ? Mon idéal, c’est un homme grand et sec – disons Duchamp –, que rien n’intéresse hormis son unique passion (dans son cas, les échecs) et la précision extrême de l’expression, qui ne sort pas, qui réduit sa vie au minimum, n’a ni ami ni vie spirituelle ou sexuelle, dont chaque geste est dicté par une finalité anarchique. Pourtant, même lui a veillé à bénéficier du luxe qui, minima ratio, semble indispensable à l’artiste, à l’individu créatif : il ne vit pas en Europe – sans parler de l’Europe de l’Est ! –, mais à New York.
La blessure fatidique et inguérissable de l’homme moderne exprimée par la musique : la première fois, c’est chez Beethoven. Les quatuors, la sonate op. 106, etc.
Le tout s’est mué en mort. D’une manière ou d’une autre, selon l’endroit. La blessure mortelle de Beethoven chez Ady, chez Krúdy.
Le caractère suicidaire du monde définit le devoir fatidique de la créature intelligente qu’est l’homme.
La culture, c’est quelque chose d’universel, de spirituel, une réalité, une vie. L’existence au-delà de la culture, la non-culture : existence individuelle, tragique, morcelée et absurde, existence dépourvue de style, mort apparente bientôt suivie par la mort véritable.
Hier soir, après des jours de dépression profonde et de pensées destructrices, léger accident, mais qui m’a fait un choc. En courant vers le tramway, j’ai glissé, ma jambe est partie en avant, je suis tombé à la renverse. J’ai eu le souffle coupé pendant quelques instants, j’ai senti mes côtes craquer. Curieusement, j’avais gardé la tête en hauteur pendant ma chute : même si cet accident était dû à des tendances autodestructrices, une tendance constructive, la volonté de vivre, avait pris le dessus. A vrai dire, je dois considérer cet accident comme un rêve après des jours et des semaines passés à interroger mon destin, mon “subconscient” : voilà, il m’a répondu. Et effectivement, outre la douleur, j’ai éprouvé un soulagement, un grand soulagement. – Aujourd’hui, grève des taxis, je remonte à pied toute la rue Mártírok, il y a des queues interminables devant les magasins – chaos, méfiance, gestes insensés, angoisse, attente –, l’atmosphère rappelle ces quelques jours “vides” de 56 : mais, chose étonnante, au milieu de l’anarchie et de la folie, la vie semble enfin plus réelle qu’elle ne l’a jamais été en quarante ans d’artificialité totale. Les quatre cavaliers de l’Apocalypse sont enfin visibles à l’horizon : ils viennent vraiment par ici.
Prendra-t-on un jour la mesure du fait qu’on n’a pas entendu un seul slogan politique, ni de droite ni de gauche, pendant ces trois jours de grève ? Sûrement pas, parce que la contre-attaque, pour ainsi dire, la contre-offensive sera idéologique, et de droite. Ils vont de nouveau brandir la “nation”, eux qui ne comprennent rien à ses processus d’autoguérison et d’autopurification. Les gens ont besoin de simplicité, de pain, de solidarité et de rire.
Chaque jour où le monde ne s’effondre pas encore peut être considéré comme un bénéfice net, du moins du point de vue de mon travail (Le Drapeau anglais). – Le visage des oiseaux qui picorent sur le rebord de la fenêtre, ces visages comiques, fondamentalement aimables et sympathiques. Il me suffit d’observer leur avidité pour sentir qu’ils sont mes frères, pour reconnaître ce qui les anime et qui est identique chez tous les êtres. C’est la vie, la vie qui agit en nous tous, qui nous meut, nous aiguillonne. Il ne faut pas douter de cette force : elle est indestructible. Moi seul suis destructible ; je suis un produit des plus douteux dans lequel cette force a pris forme d’une manière fortuite ou plutôt aléatoire ; la fragilité de l’individu est inversement proportionnelle à la force de la vie, une trop grande force vitale balaie pratiquement son porteur, tout comme l’énergie consomme son noyau.
Arrivé à un certain âge, admettre que les instincts d’autodestruction sont des pulsions infantiles ; dès lors se pose la question de la dignité – on ne devrait écrire ce mot qu’en secret, en écriture codée ; moi, je la comprends exclusivement comme le choix positif de rester en vie, rien de plus – ou plutôt le surplus que recèle la décision positive de rester en vie.
J’ai acheté un livre qui traite du problème “populiste-urbain” en Hongrie ; cela m’est aussi exotique, aussi étranger qu’une étude sur la vie sexuelle des éléphants, disons. – La satisfaction discrète d’être totalement étranger dans mon pays, étranger parmi les hommes, étranger au monde. J’ai accompli mon devoir comme l’envoyé d’un autre monde – en ne sachant rien de précis de cet au tre monde, si ce n’est qu’il n’existe pas.
Le cas d’Emmanuel Kant qui a postulé deux fois au poste de professeur lorsqu’il était chargé de cours à l’université de Königsberg, et dont la candidature a été rejetée à chaque fois. Il ne faut pas y voir une banale anecdote, mais un cas édifiant. Si Emmanuel Kant occupe la chaire de philosophie, que devient la chaire voisine ? Il est donc juste qu’il n’ait pas obtenu ce poste et qu’on l’ait laissé écrire chez lui la Critique de la raison pure. En revanche, la pratique de notre siècle est franchement exagérée : non seulement on ne lui donnerait pas le poste, mais en plus on l’enfermerait dans un camp ou, tout simplement, on le tuerait.
Ma vie absurde et asservie est incompréhensible et imprévisible. Elle est mue par l’élan vital6, et ce qu’on appelle ma personnalité essaie de la diriger ; quant à savoir quel joug pèse sur elle et à quoi elle sert, c’est une énigme. Et le gouffre entre moi et moi ne cesse de s’élargir.
Les journaux de Th. Mann : une chronique en guise d’introspection, plus précisément : une chronique comme introspection.
Une nouvelle manière de voir qu’on observe dernièrement et qui apparaît, d’ailleurs, à chaque série de changements catastrophiques : l’optimisme défaitiste.
Une phrase de Cioran dont je me porte garant avec mon existence : “Un livre est un suicide différé.”
Ma hâte constante, comme si je voulais accomplir ma vie au plus vite, la savoir derrière moi. Le pénible monde extérieur. Je trimballe pendant des jours une lettre dans ma serviette, de crainte d’aller à la poste, de me mêler aux gens, de faire la queue. Ma vie consiste à éviter la vie, elle n’est que fuite, cachette, illégalité, protestation. Qu’exprime-t-elle ? La violence inouïe d’être ici, cet état inconcevable et par-dessus tout artificiel, conséquence d’un attentat absurde. – La vie est artificielle. Il faut la céder aux forces qui la veulent, aux forces volontaires du pouvoir, c’est-à-dire aux destructeurs de la vie, aux Belzébuths bibliques qui apparaissent sur la palette de la vie dans les différentes nuances du fascisme (depuis le rouge jusqu’au vert et inversement), et que, médicalement parlant, on qualifie de fous ou de paranoïaques. Ils accompliront la besogne qui leur a été assignée dans l’Apocalypse. Nous, nous regarderons la mort de tout, la mort de tous ceux que nous aurons aimés pour ensuite poser plus facilement la tête sur le billot, sous le couperet de la catastrophe mondiale.
Kafka écrivait de gauche à droite, mais il dessinait de droite à gauche. – Cela a-t-il une signification ? Est-ce que quoi que ce soit a encore une signification ? L’amour. Il survit. Comme la honte, comme la peine.
Je ne doute pas de l’imperfection du monde. Et cela m’incite à imaginer une divinité malheureuse, quasi humaine.
Voies radicales et labyrinthes radicaux. Enseignement de l’année écoulée : je ne peux pas vivre sans radicalisme, sans détruire mon destin. (Ma déclaration de démission de la Société des écrivains.) Comme si ma seule façon d’affirmer ma liberté et mon esprit était l’affrontement, un affrontement poussé à l’extrême au sens strict du terme, un affrontement qui me repousse aux limites de la “société” (entre guillemets, parce que ce qui m’entoure n’est même pas une vraie société), un affrontement où je joue le tout pour le tout, auquel je me sacrifie ou, si on préfère, suis sacrifié. L’exemple de Thomas Bernhard dans Place des Héros : devenu pour ainsi dire juif, il affronte les parangons de vertu officiels transformés en bandits ; l’exemple de Beckett et son contre-exemple, Sartre, errant dans le labyrinthe radical et finalement ramené dans l’enclos du conformisme (et néanmoins anticonformiste). Décidé à tout, je vivrai tant que ma vie sera un problème ; et quand je pense à la mort, c’est le tintement rédempteur de la mort chez Schubert qui me vient à l’esprit – la joie du non-être, il en savait quelque chose.
L’histoire n’est à l’évidence rien d’autre que des siècles de tentatives incessantes et désespérées de l’homme pour sortir de la folie.
L’homme a manifestement besoin de s’imaginer qu’un trône resplendit au-dessus de lui quelque part dans l’univers et qu’une administration fonctionne sans relâche tant qu’il est en vie – de préférence pour le salut de son âme.
Quand je dis Dieu, ce n’est naturellement qu’une métaphore, comme d’ailleurs tout ce que je dis, plus précisément ce que je peux dire, ce que le langage me permet de dire.
Ambiance de fin du monde. “La guerre du Golfe”. Ma peur des chiens et des hommes. Activités réduites. A propos de Foucault : “Le moi est la nouvelle possibilité stratégique.” (Paul Veyne.) – Ce n’est pas nouveau, mais rassurant ; on peut dire que c’est la seule chose rassurante.
“Dieu est partout, même à l’église” : formule caractéristique de Márai. Il continue : le nouveau genre de fanatique, c’est le fanatique corrompu. Puis : “Il faut réécrire La Proclamation7. Nous avons appris qu’« il n’est point de place pour toi ailleurs dans le vaste monde »… Mais la réalité est qu’il n’est point de place pour nous ailleurs que dans le vaste monde. Il faut ajouter un mot.”
Seule la victoire est plus humiliante que la défaite.
Je ne sais pas qui écrit en moi, qui est écrivain. Et c’est bien ainsi. Sans efforts inutiles, sans la terrible névrose si courante chez les grands écrivains. – Par ailleurs : quel écrivain est-il, celui qui écrit en moi, celui qui est l’écrivain ? Je ne le connais pas et, si ce n’était qu’il me fait travailler, il me serait complètement indifférent : la question ne se poserait même pas. Mais puisqu’elle se pose, je le regarde en face et, très calmement, en haussant les épaules, je réponds : “Je n’en ai pas la moindre idée, et d’ailleurs ça m’est égal.”
Dieu est Auschwitz, mais également celui qui m’a fait sortir d’Auschwitz. Et qui m’a engagé, voire obligé à rendre compte de tout cela, parce qu’il voulait entendre et apprendre ce qu’il avait fait.
Quand tu seras mort, tu apprécieras le silence.
Les gens sont poussés à la corruption, mais ils se vengent de l’inévitable mépris de soi qui en découle – sur les autres.
Les “rationalistes”, c’est-à-dire les fuyards optimistes (ils fuient la plénitude de la vie, l’absurde et la foi), ne comprendront jamais que la simple idée de “nécessité historique” suffit pour nous mener à Auschwitz. Mais en voyant l’autre bout du bâton de la “nécessité historique”, il apparaît qu’Auschwitz est “impossible à rationaliser”, et par conséquent, pas nécessaire non plus. – Ce ne sont que des mots dépourvus de la signification profonde qui constitue notre vie, et donc aussi Auschwitz.
La journée d’hier. Le matin, rapporté les épreuves du Drapeau anglais aux éditions. Soleil revigorant, ciel resplendissant, vent frais. Aux éditions, rien que des visages avenants, des gens serviables, etc. A l’arrêt d’autobus en face de l’hôtel Gellért, le vent emporte le châle noir d’une fille ; elle ne s’en rend pas compte ; son sourire quand je le lui tends. Midi, l’hôpital. Ma mère, comme un musulman d’Auschwitz. La conversation criarde des vieilles dames dans le couloir. “On peut tuer les juifs impunément”, s’écrie l’une d’elles d’une voix grave, forte et malade. Sa fille avait douze ans quand elle a été assassinée à Auschwitz. “Qui en répond ?! Qui donc ?!” s’exclame-t-elle, bouleversée mais terrible, pareille à une matrone biblique. Je parle de ma mère avec l’infirmière en chef, une femme grosse, au visage charnu, de type oriental. Elle ne mange pas, et même si je réussis à lui faire avaler une banane, à quoi bon ? “Qu’est-ce que ça lui apporte ? dit-elle. Rien.” Elle ne supportera pas l’arrivée des beaux jours : avec la chaleur de mai, sa circulation va s’effondrer, comme elle dit. Je déplore de ne pas avoir de contact avec elle, au sens d’“être au chevet du mourant” – et donc de ne pouvoir lui apporter du réconfort, lui prendre la main, écouter ses dernières paroles. Je ne peux rien faire parce que l’artériosclérose cérébrale empêche tout contact au véritable sens du terme. Je rentre en métro. Je suis en nage, trempé de sueur. Entre-temps, photocopies de textes à envoyer. Chez moi, une lettre d’un éditeur américain qui veut publier Etre… Mes lacunes en anglais font que je ne comprends guère que la moitié de ce qu’il écrit, je ne sais que faire. Je suis tellement fatigué que je m’assoupis. Je dors profondément une quinzaine de minutes. Le soir tombe. Je prends congé d’A. et retourne rue Török pour travailler encore un peu. Place Moszkva, un homme se met littéralement en travers de ma route. Il doit avoir dans les quarante ans, mais il est déjà grisonnant, avec une barbe de trois jours, des cernes profonds sous les yeux, la peau terreuse, l’apparence négligée, un regard scrutateur et rusé, mais au fond désespéré et suppliant. Il ne semble pas tout à fait réel, mais peint comme le masque d’un acteur jouant une personnalité budapestoise déchue. On voit que sa dentition n’est lacunaire que depuis peu. Il m’interpelle : “Tiens, tiens, rien à dire, les artistes ne vieillissent pas” ; puis il continue en disant que je me porte bien, ou quelque chose dans le genre. Voyant ma mine interloquée, il s’étonne que je ne le reconnaisse pas. J’ai beau me creuser la tête, je suis sûr de n’avoir jamais vu ce visage. “Et où est-ce que vous travailliez à la fin des années soixante-dix ?” me demande-t-il. Son ton inquisiteur m’effraie comme si j’avais quelque chose à cacher – on dirait un rêve. “Où voulez-vous que j’aie travaillé ? lui réponds-je. Chez moi. – Ben voyons”, triomphe-t-il de manière inexplicable. D’un ton presque inquiétant, il fait allusion au fait que je suis devenu un “grand artiste” et qu’il s’en réjouit. Ensuite, il dit un nom dont je ne suis pas sûr qu’il soit le sien et ajoute qu’il travaillait à la direction générale du Livre. Je le regarde attentivement ; vraiment, je jurerais ne l’avoir jamais vu de ma vie ; de plus, je ne suis jamais allé dans l’administration qu’il a mentionnée. Suit une histoire assez embrouillée où il prétend être sorti de prison ces jours-ci : pour le coup, c’était sûrement vrai. Quant aux raisons qui l’avaient mené en prison, son baratin n’a aucune importance. D’une part je n’y comprends rien, d’autre part chacune de ses paroles est un mensonge. “Moi, j’ai tout fait pour le nouveau régime”, dit-il. Je ne veux pas écouter ces terribles propos ; il dit qu’il a été enfermé pour agitation contre la “démocratie populaire” et ainsi de suite. Je ne veux pas savoir pourquoi il a fait de la prison ; j’espère que c’est pour un motif de droit commun ; si c’est pour une raison politique, celle-ci ne m’est sûrement pas sympathique. Il finit par me demander de l’argent – je m’y attendais depuis le début. Je suis soulagé. Il passe au tutoiement. “Tu vois, toi, tu n’es pas un petit-bourgeois, dit-il, c’est pour ça que je m’adresse à toi.” Il veut que je lui paie deux dîners et un déjeuner. Une terrible serviabilité s’empare de moi, presque un sentiment de fraternité mêlé de dégoût. Je lui donne cinq cents forints. “Donne-m’en encore cent, que je puisse m’acheter un paquet de cigarettes”, dit-il. Je les lui donne. Il me serre dans ses bras, m’embrasse, je lui rends son baiser. Je suis profondément ému. Je bredouille des vœux de bonne continuation et monte dans le tramway comme si je venais d’échapper à un grave danger. – – La journée tout entière s’est passée comme en rêve, pour finir par cette culmination où je devine encore ce matin une signification profonde que je n’arrive pas à exprimer avec des mots. J’ai le sentiment d’avoir participé à un mystère, d’avoir dû – pour d’obscures raisons – accomplir un rite initiatique secret et de m’en être bien sorti, dans la mesure de mes modestes moyens. – – Ce matin, beaucoup plus fatigué, la tête froide, avec le recul, je ne comprends toujours rien à tout cela, mais j’ai la même impression de gratitude, de satisfaction modeste et timide. – – – La rencontre de Loth avec l’ange qui cherche refuge.
Je n’ai jamais cru que l’époque soit différente de ce que j’ai vu et vécu. C’est maintenant qu’on s’aperçoit que les gens ont toujours cru quelque chose, cru en quelque chose pendant qu’ils vivaient ce qu’ils vivaient, ou du moins ne croyaient pas vivre ce qu’ils vivaient. Cela a permis à nombre d’entre eux de survivre et même de prospérer, si ce n’est d’avoir l’impression de triompher de la vie ; mais il faut bien voir qu’en même temps cela les épuisait. Cet état d’épuisement handicape lourdement la créativité, comme le cancer ou la sclérose, il calcifie les forces créatrices ou les étouffe sous son foisonnement ; l’esprit ne supporte que la pure expérience ; seul l’individu que l’époque a entièrement écrasé sans toutefois réussir à le briser peut émerger de l’époque comme créateur. Paradoxe étrange, la rareté des créateurs montre le caractère totalement aléatoire de ces hasards marginaux.
L’esclavage, la liberté : tout est vécu avec une conscience erronée de l’histoire et de l’existence. Le cas le plus réconfortant est encore l’inversion, c’est-à-dire quand l’esclave et la liberté sont vécus l’un pour l’autre ; c’est réconfortant parce que simple et drôle à la fois. Les cas plus complexes sont plus tristes et généralement dangereux.
Elle est morte avant-hier. – – –
Auparavant, l’annulation du voyage à Vienne à cause d’une maladie soudaine. Grippe. Abcès dentaire. Mardi, au petit matin, rêve prémonitoire, étrange, dérangeant (et menaçant). Parallèle au rêve étrange où j’ai vu le Sauveur, il y a trois ou quatre ans. Signe non équivoque : le Sauveur m’a fait savoir qu’il était en crise, qu’il était négligé et qu’il se préparait à me punir – moi, c’est-à-dire lui-même. Faire attention, donc, chercher le contact avec le bonheur archaïque qui se trouve au fond de toute chose, avec la création ; écrire tout en veillant à ceux qui m’entourent – chercher la solitude, et même la créer, mais dans la mesure du possible sans commettre la faute de tout liquider, comme tu le fais d’habitude.
A la question (en l’occurrence “épistémologique”) de savoir dans quelle mesure nous pouvons être sûrs de vivre, on ne peut donner qu’une réponse : un peu moins que de mourir.
Max Brod à propos de Kafka : “le cœur triste – l’esprit gai8”. Il cachait soigneusement sa profonde dépression, il était toujours prêt à rigoler un bon coup.
Je commence à voir que ce qui m’a sauvé du suicide (empêché de suivre l’exemple de Borowski, Celan, Améry, Primo Levi, etc.), c’est la “société” qui, après mon expérience concentrationnaire, a prouvé sous la forme de ce qu’on appelle le “stalinisme” qu’il ne pouvait être question de liberté, de délivrance, de grande catharsis, etc., c’est-à-dire de tout ce dont les intellectuels, les penseurs et les philosophes de régions plus chanceuses du monde ne se contentaient pas de parler mais à quoi ils croyaient manifestement ; cette société qui a assuré la continuation de ma vie de prisonnier, excluant ainsi toute possibilité d’erreur. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas été atteint par la vague de déception qui, dans les pays libres, avait touché les pieds des hommes au vécu similaire, et qui – ils ont eu beau presser le pas pour échapper à la marée – leur est graduellement montée jusqu’au cou. Au fur et à mesure que passaient les décennies, je rejetais l’un après l’autre les mots d’ordre trompeurs de la liberté trompeuse, comme “inexplicable”, “erreur historique”, “impossible à rationaliser” et autres tautologies du même tonneau ; les gestes de dépassement ; je n’ai pas été tenté par l’apitoiement sur moi-même, pas plus que par la véritable élévation ou la clairvoyance divine ; mais je savais qu’au fond de mon humiliation, il n’y avait pas que l’humiliation, mais aussi la rédemption, pour peu que mon cœur soit assez courageux pour accueillir le salut, cette forme particulièrement brutale de la grâce, pour reconnaître sous cette forme brutale – la grâce. – – – Quelle est la différence ? Ne pas refuser, mais accepter, ne pas dire non, mais dire oui – arriver à la porte mystérieuse de la vie réelle, non falsifiée par les idéologies, nettoyée des souillures du moi. S’ouvrira-t-elle ?
Quand j’écrase un insecte importun, les questions suivantes se posent raisonnablement : pourquoi l’insecte existe-t-il, puisque son existence peut être détruite si facilement, au sens où certains êtres vivants l’écrasent allègrement et où d’autres s’en nourrissent ? Si les insectes naissent pour connaître un sort si affreux, pourquoi sont-ils si prolifiques, si nombreux ? On pourrait répondre raisonnablement que c’est pour se défendre, pour assurer la survie de leur espèce, puisque beaucoup sont écrasés et beaucoup mangés. Mais si c’est ainsi, pourquoi sont-ils individués, pourquoi ont-ils par conséquent une sorte d’individualité ? Raisonnablement, la réponse est la suivante : pour éprouver une peur individuelle de la mort et œuvrer de ce fait à leur survie. – Ces questions veulent seulement montrer que toute question raisonnable mène à l’irrationnel ; la raison ne mène donc jamais à la vérité, à la vérité qui a créé l’être et le fait vivre – si toutefois c’est la vérité et non quelque chose de tout, mais vraiment tout différent, que non seulement nous ne savons pas nommer, mais dont nous n’avons pas la moindre idée, la moindre intuition, dont nous n’avons aucune, mais vraiment aucune perception, du moins tant que nous faisons partie de ce monde, c’est-à-dire tant que nous sommes en vie.
Lao-tseu, le Tao-tö-king : “L’œuvre accomplie, se retirer : / telle est la Voie du Ciel9.”
Jamais de la vie, pas un seul instant je n’ai senti que cette vie m’appartenait totalement. Mais qui est en moi celui qui veut la posséder ? Et qui est celui qui vit ? – Le caractère étranger de ma vie prouve la nécessité de la mort. (Et ma mort ne sera-t-elle pas tout aussi étrangère ?) Vivre est contre nature. (On peut y voir une grâce ou un châtiment, comme on préfère, ou plutôt comme on vit.)
Pour en finir avec mon “identité” : je suis celui qu’on persécute parce qu’il est juif, mais je ne suis pas juif.
Question posée bien souvent ces derniers temps, symptomatique du monde : qu’est-ce qui a provoqué la chute du communisme (du bolchevisme, du socialisme, peu importe le nom) ? Mais personne ne demande comment il a pu exister si longtemps.
Aucune de mes qualités – apparentes – n’est identique à elle-même, et toutes mes qualités ne sont bonnes qu’à rendre ma vie encore plus difficile.
Une grande découverte mérite qu’on abandonne pour un jour ses habitudes quotidiennes.
La prière de l’homme vraiment religieux, c’est l’introspection, même si elle l’entraîne loin de la foi et de Dieu.
Hier soir, soirée Thomas Bernhard à la télé autrichienne. Deux acteurs du Burgtheater et Klaus Peymann. Ils ont cité la phrase qu’il répétait si souvent : “Ma maladie est mon capital.” Il ne prenait plus ses médicaments. Complètement désarmé face à la mort, il lui tendait la main dans un geste d’invitation, pour ainsi dire, comme le soldat d’une armée vaincue, un prisonnier de guerre. – Se peut-il qu’en réalité, je parie toujours sur la vie ? Ce ne serait peut-être pas une erreur si… Si je parie sur la vie, pourquoi la vie ne m’inspire-t-elle pas, pourquoi est-ce que je cherche l’inspiration dans l’humiliation, le désespoir et la mort ? N’est-ce pas une déviation morale fondamentale, est-ce justifiable ? A moins que la vie elle-même ne le justifie ?… Avec le temps, la vérité ne m’intéresse plus, seulement l’inspiration, parce que c’est là que se trouve la vérité ; l’inspiration est l’épreuve, le catalyseur ; mais dans mes périodes plus équilibrées, l’inspiration disparaît, se dissout dans le bain aux huiles de la satisfaction. – Bernhard s’est toujours identifié aux victimes – à la fin de sa vie, avec les juifs, manifestement pour trouver son inspiration.
En fin de compte, cela peut se formuler comme suit : produire une conscience pure. Sur quoi se fonderait-elle ? Sur le processus démonstratif consistant à montrer (et à démontrer) le déroulement de la lutte pour la production d’une conscience pure : c’est suffisant – et c’est uniquement cela qui est suffisant. Le résultat n’est pas une vérité indéniable, loin de là, il indique seulement qu’un esprit normal a la possibilité de fonctionner, plus précisément : il en témoigne.
Les matériaux étranges dont nous sommes composés, que notre corps produit, qui sont notre corps même : les ongles, les cheveux, les orteils, le canal biliaire, le bulbe rachidien, etc. Le suc gastrique est plus toxique que l’acide chlorhydrique, paraît-il… Ma composition physique est aussi étrangère à ma conscience que les circonstances de ma naissance (l’heure, le lieu, et aussi ma judéité, par exemple) sont étrangères à mon âme, à mon existence purement humaine. Platitudes que tout cela ? Sinon, comment se fait-il que cela occupe si peu de place tant dans la philosophie que dans les pensées quotidiennes des gens ? Cela risquerait-il de rendre par trop incertaine l’existence déjà suffisamment incertaine de l’homme ? A moins qu’au contraire, tout le monde n’en parle, depuis l’histoire du renvoi du paradis, la formulation des idées platoniciennes et des modèles beaucoup plus anciens, à commencer par les milliers de mythes du déchirement.
Tout est provisoire dans notre vie. Depuis la verrue qu’on néglige jusqu’aux questions morales qu’on néglige ; on se contente de son corps, de son âme, de ses conditions… La résignation : en attendant, ça ira comme ça…
Il serait dommage de ne pas voir que, dans ce monde irréparable et dépourvu de catharsis, tout se transforme en tragédie, et toute tragédie, en catastrophe.
Rêve au petit matin. Mon père, ma mère, jeunes, comme sur les très vieilles photos. Les cheveux noirs et luisants de mon père, son visage. Le visage de jeune fille de ma mère, comme sur cette photo sépia, des fleurs dans les cheveux. On dirait qu’ils prennent la pose chez le photographe. Mon père murmure quelque chose à ma mère, ils rient en amoureux, elle tient la main devant sa bouche. J’entendais ce que mon père lui disait et j’allais faire une remarque ironique – mais je me suis réveillé soudain pour m’interdire cette ironie avec sévérité, avec une sorte de colère horrifiée. Je savais précisément les mots que mon père susurrait à ma mère, ces amabilités qui finiraient par la séduire. Ce jeu amoureux entre deux jeunes personnes qui m’étaient si familières conduirait à ma naissance, aurait pour résultat ma venue au monde. Et j’ai tout accepté : eux, moi-même.
Pour être le sauveur, non de “l’humanité” ! mais rien que de sa propre vie, pour se donner l’absolution, il faut une vie entière de travail intérieur constant incroyablement intensif. L’homme a une vie épouvantable – l’histoire –, et il a une puissante narration du monde beaucoup plus sage que lui, dans laquelle il se transforme en divinité, en mage ; cette narration est aussi merveilleuse que la vie historique, “réelle”, est incroyable.
Tout a pris fin et tout a recommencé ; mais cela a recommencé ailleurs et nous mènera peut-être en un autre lieu. Avant-hier, la nuit, sur le balcon, la brise fraîchissante, le grand feuillage sombre en forme de nuage des arbres de l’avenue Pasaréti, l’éclairage doré dessous – pendant un instant, on aurait dit que ce n’était pas l’habituelle ville cauchemardesque. Profonde mélancolie, souvenirs, comme si le temps qui passe m’avait effleuré, plein de banalités, plein de réalité, plein de vérité ennuyeuse, telle la mort.
L., l’écrivain qui conçoit la littérature comme relative. Contrairement à Schoenberg qui considère que la vérité suffit à l’art. Pour L., l’art doit être au service de la survie : parce que, dit-il, si on voit la vérité toute nue, il ne nous restera plus qu’à nous pendre – ou au moins pendre celui qui nous l’aura dévoilée. Ce comportement n’a rien d’inhabituel ; je ne serais pas étonné d’apprendre que L. est un bon père de famille et qu’il fait ce qu’il fait uniquement en pensant à l’avenir de ses enfants. Sauf qu’une littérature relative est toujours mauvaise et qu’un art non radical est toujours médiocre : un bon artiste n’a pas d’autre choix que de dire la vérité, et de la dire radicalement. Cela ne l’empêche pas de rester en vie, puisque le mensonge n’est pas la seule et unique condition de la vie, même si beaucoup ne voient pas d’autres possibilités.
Ces derniers temps, j’imagine souvent un vague personnage, un homme sans âge mais plutôt âgé ou au moins vieillissant. Il va, il vient, fait ce qu’il a à faire, vit sa vie, souffre, aime, part en voyage, revient, parfois il est malade, d’autres fois il va à la piscine, il voit des amis, joue aux cartes ; mais dès qu’il a une minute de libre, il s’enferme dans un réduit secret, s’assied devant un instrument de musique fatigué, plaque presque distraitement quelques accords et se met à improviser en sourdine. Depuis des dizaines d’années, il joue d’innombrables variations sur le même thème. Puis il se relève d’un bond, il doit partir – mais à la première occasion on le retrouve devant son instrument, comme si la vie n’était qu’une parenthèse obligatoire entre deux improvisations. Si les notes qu’il tire de son instrument s’immobilisaient et gelaient dans l’air, accolées les unes aux autres, on verrait peut-être une concrétion de cristaux de glace rappelant un spasme catatonique, dans laquelle, à bien y regarder, on reconnaîtrait à coup sûr la persistance d’une volonté d’expression, même si ce n’est que celle de la monotonie ; et si par hasard on les notait sur du papier à musique, on y distinguerait les contours d’une fugue de plus en plus dense qui tend nettement vers un but en même temps qu’elle l’éloigne et le repousse, de sorte qu’il devient de plus en plus vague. – – Pour qui joue-t-il ? Pourquoi joue-t-il ? Lui-même ne le sait pas. De surcroît – et c’est là le plus étrange –, il n’entend même pas ce qu’il joue. Comme si la force occulte qui le ramène sans cesse à son instrument l’avait privé de son ouïe, afin qu’il ne joue que pour elle. – L’entend-elle au moins ? (La question est, avouons-le, dénuée de sens : il faut, naturellement, imaginer le joueur heureux.)
1 Parc public de Vienne.
2 En italien : “Abandonnez tout espoir”, extrait de L’Enfer de Dante.
3 Allusion à un épisode d’Etre sans destin.
4 Trad. Marcel Conche.
5 En français dans le texte.
6 En français dans le texte.
7 Poème patriotique de Mihály Vörösmarty, vénéré au même titre que l’hymne national.
8 En français dans le texte.
9 Trad. Marcel Conche.