L’amiral Houston se trouvait sur le pont arrière du destroyer USS Hickman. Le jour n’était pas levé mais, au sud, de violents incendies illuminaient l’horizon.
Le vieil homme n’avait jamais vu l’océan brûler.
Nettes et décisives, les frappes nucléaires avaient détruit les infrastructures aériennes ainsi que les lanceurs de missiles installés à la frontière de la zone de blocus. Batan, Senkaku-Shoto, Lu wan : souvent ignorés du reste du monde, les minuscules îlots seraient bientôt synonymes de Nagasaki et Hiroshima.
Les forces américaines avaient déjà entrepris d’abattre le reste du barrage.
Le Hickman, lui, rapatriait tant bien que mal les blessés vers Okinawa. Le bras droit dans le plâtre, Houston faisait partie des rescapés. Il avait fui le Gibraltar juste avant qu’un déluge de missiles n’envoie le navire au fond de l’océan. Beaucoup d’autres n’avaient pas survécu. Les morts et les disparus se comptaient en milliers, parmi lesquels le commandant Brenning et une grande partie de l’équipage.
Debout sur le pont, il articula leurs noms en silence, du moins pour les rares qu’il avait côtoyés. Des centaines d’autres victimes lui étaient totalement inconnues.
— Vous ne devriez pas être dehors, souffla le jeune soldat hispano-américain qui lui servait de nouvel aide de camp. Nous sommes tous censés rester à l’intérieur.
— Ne vous inquiétez pas. On est assez loin maintenant.
— Le commandant…
— Lieutenant ! gronda-t-il d’une voix sévère.
— À vos ordres, amiral.
Tandis que le gamin reculait d’un pas, Houston sentit la fraîcheur matinale se faufiler à l’intérieur de son blouson. À cause du bras en écharpe, il ne pouvait pas remonter la fermeture Éclair jusqu’en haut. Il frissonna. D’ici à une heure, ils accosteraient à Naha, sur l’île d’Okinawa. Après quoi, il était prévu qu’il rentre aux États-Unis.
Peu à peu, les violents brasiers s’estompèrent à l’horizon, mais des détonations assourdies résonnaient encore sur l’eau.
Houston finit par se retourner et souffla sur un ton las :
— Je suis prêt à descendre.
Au moment où le lieutenant de vaisseau lui offrait son bras, une sirène retentit. Les deux hommes se figèrent. Alerte radar. Missile en vue.
Quelques secondes plus tard, Houston entendit un vrombissement familier.
L’aide de camp l’empoigna par son bras valide pour l’emmener vers la porte la plus proche, mais le vieux briscard se rebiffa :
— Ça s’éloigne.
La preuve ? Le sillage enflammé fendit la nuit, survola le navire et continua sa route vers le nord.
— Un M-11, constata Houston.
Tandis qu’ils suivaient le projectile du regard, un autre missile rejoignit le premier… et encore un autre. Les roquettes venaient de Chine. Bien qu’elles soient lancées de différents pas de tir, la cible était claire : Okinawa, droit devant.
— Oh, Seigneur…
— Qu’y a-t-il ?
Un nouveau feu d’artifice vint compléter le spectacle au nord-est. Une dizaine de flammèches jaillirent, suivant des trajectoires d’interception. Quand l’essaim de missiles Patriot II gémit en plein ciel, on se serait cru aux festivités nationales du 4 juillet.
Touché de biais, un missile chinois finit sa course dans l’océan, pendant que les deux autres poursuivaient leur chemin et disparaissaient au loin.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta le jeune lieutenant.
Les yeux écarquillés, Houston ne répondit pas.
Au début, il n’y eut pas de bruit. Juste un éclair, comme si le soleil avait explosé au large.
L’aide de camp eut un mouvement de recul.
Un roulement de tonnerre glissa sur l’eau. À l’horizon, la lumière étincelante se transforma en deux nuages distincts et opalescents. Lentement, trop lentement, ces derniers remontèrent vers le ciel en forme de gros champignon dans un camaïeu d’orange vif, de magenta et de rose foncé.
L’amiral ferma les paupières.
Elle avait beau venir de loin, l’onde de choc frappa le Hickman de plein fouet et balaya Houston du pont avant même qu’il n’ait pu prononcer une ultime prière.
Vêtu d’une combinaison de plongée, Jack grimpa dans le submersible qui dansait sur les flots à l’arrière de l’Abyss Explorer. Après quelques contorsions pour s’installer aux manettes, il procéda aux vérifications d’usage.
Malgré l’urgence de la situation, il avait besoin de son petit rituel. Il n’échouerait pas. Il ne devait pas échouer.
Toute la nuit, pendant que le bateau fonçait vers le site du crash d’Air Force One, son équipe avait préparé le mini-submersible : rechargement des batteries principales, remplissage maximal des réservoirs d’oxygène, changement des filtres des épurateurs de CO2, graissage des propulseurs. Avec un bon astiquage de la coque, le vaisseau serait passé pour flambant neuf.
Ils n’avaient pas le choix : ce jour-là, le Nautilus allait entreprendre le plus long voyage de son existence.
Une heure plus tôt, l’Abyss Explorer avait jeté l’ancre à l’abri d’un îlet situé à vingt milles nautiques du lieu du crash. Le plan de Jack ? S’approcher le plus possible de la station Neptune, puis s’arranger avec le Dr Cortez et Karen pour faire évader la jeune femme. Leur timing devait être optimal.
Le capitaine leva le pouce vers Robert, qui rabattit le dôme en acrylique et resserra les écrous à la visseuse électrique. D’habitude, c’était Charlie qui s’en occupait, mais le géologue avait passé la nuit à étudier le cristal dans son laboratoire.
Robert tapota deux fois sur la coque, signe que le Nautilus était paré à plonger. Jack hocha la tête. Après avoir posé la paume de sa main sur la coupole afin de souhaiter bonne chance au pilote, le biologiste marin redescendit de son perchoir.
Toute l’équipe s’était réunie sur le pont. Même le vieil Elvis remuait doucement la queue à côté de Lisa.
Jack les salua, puis remplit ses ballasts. Quand l’eau recouvrit le dôme transparent, il ressentit une légère appréhension. Il la chassa de son esprit mais, au fond de lui, il savait que c’était plus que le trac habituel ressenti avant toute plongée.
D’ici à six heures, une tempête solaire sans précédent frapperait la Terre et, s’ils rataient leur mission, le sauvetage ou non de Karen n’aurait plus aucune importance.
Jack laissa le sous-marin descendre naturellement sous l’effet de son propre poids. Il aurait pu enclencher les propulseurs, mais il devait préserver les batteries. À cinquante mètres de profondeur, l’eau devint bleu nuit et il donna un infime coup d’accélérateur pour que le Nautilus gagne le large.
Peu à peu, le sous-marin sombra dans le clair-obscur… cent mètres… puis la nuit noire… cent cinquante.
Par mesure d’économie, Jack n’alluma pas ses phares et se laissa guider à l’aveugle par l’ordinateur de bord. L’Abyss Explorer avait cartographié la zone par sonar et les informations recueillies avaient été téléchargées dans le système GPS du mini-vaisseau. Lorsqu’il atteindrait le fond de l’océan, Jack basculerait sur le sonar actif. Il avait aussi interdit toute communication radio entre le bateau et lui afin de rester le plus discret possible.
Deux cents mètres. Des points lumineux apparurent, signe de la présence de plancton bioluminescent et d’autres micro-organismes pluricellulaires.
Jack apprécia le spectacle. Même là-bas, la vie trouvait le moyen de se développer, ce qui lui redonna espoir.
Quatre cents mètres. Avant d’entamer l’approche finale, il enclencha le sonar, car, vu l’environnement hostile, il devenait trop risqué d’y naviguer à tâtons. Il consulta son profondimètre analogique, les résultats du sonar et appuya délicatement sur les pédales pour procéder à de subtiles corrections de trajectoire.
Les chiffres au compteur continuaient de grimper. Cinq cents mètres. À cette profondeur-là, il alluma ses phares et deux fins projecteurs au xénon transpercèrent la nuit.
Il vira de bord et survola la zone. Parfait ! Le dédale de canyons était à la hauteur de ses espérances. Devant lui, un paysage déchiqueté menait tout droit au lieu de l’accident. Jack prévoyait de se faufiler d’abri en abri pour masquer son arrivée, un peu comme il s’était servi des ruines du village englouti pour rejoindre le bateau de David à Nahkapw. La dernière fois, il était rentré bredouille mais, ce jour-là, il comptait bien obtenir de meilleurs résultats.
Tandis que l’aiguille approchait des six cents mètres, il s’engouffra dans un canyon encaissé, ralentit et joua sur les ballasts pour stabiliser sa profondeur.
Fin prêt, il alluma les propulseurs et entama sa longue route tortueuse.
Les parois du couloir étaient tapissées de moules, de palourdes, d’anémones de mer et de coraux d’eau froide. Crabes et homards se faufilaient entre les rochers en faisant claquer leurs pinces devant l’intrus qui venait les déranger. D’autres formes de vie fuirent la lumière des phares : des bancs entiers de poissons au ventre argenté détalèrent, des pieuvres rouge sang affolées lâchèrent des nuages d’encre et des raies rugueuses s’enfouirent dans la vase.
Impressionné par la faune marine, Jack longea le canyon et, une heure durant, il utilisa la boussole et le sonar pour naviguer au mieux dans les circonvolutions du labyrinthe.
Après avoir contourné une grosse butte, il emprunta un long tunnel étroit. C’était l’endroit idéal ! Des galeries secondaires et des ramifications partaient de tous côtés alors que, droit devant, il avait une vue imprenable sur sa cible.
Plus que quatre heures avant midi. Cela allait être juste. Il fonça à l’intérieur du canyon et son accélération lui sauva la vie quand le mur de droite explosa en mille morceaux.
Effet de surprise oblige, l’arrière du Nautilus fut catapulté vers le haut et, après un petit tonneau, le vaisseau frappa la falaise de plein fouet.
Le souffle coupé, Jack se cogna la tête contre le dôme transparent. Le submersible racla la paroi rocheuse et, dans un crissement métallique écœurant, quelque chose se déchira au niveau de la coque. L’explosion d’un phare projeta aussi des éclats de verre un peu partout.
Cramponné à son siège, Jack espéra que l’habitacle en titane et acrylique pare-balles reste intact. À une profondeur pareille, il suffisait d’une fissure pour que son sous-marin se disloque en une nanoseconde et l’envoie ad patres.
À cause du nuage de sable et de limon, la visibilité était nulle. Un terrible fracas retentit dans les hydrophones et, à peine Jack avait-il redressé son embarcation que, derrière lui, il aperçut un mur effondré.
Au-delà des monts sous-marins, le brouillard de vase se dissipa peu à peu sous l’action des courants rapides.
Jack repéra son agresseur quelques mètres plus haut.
Un vaisseau rôdait autour de lui, tel un requin. Sa silhouette fuselée en forme de cigare équipé d’ailes courtes ne lui était pas inconnue. Il savait à qui il avait affaire.
Le Persée était le tout dernier submersible de la Navy, aussi redoutable qu’épuré. La nuit du sabotage, l’amiral lui en avait présenté les caractéristiques techniques. Deux fois plus gros que le Nautilus, l’engin était plus rapide, capable de plonger plus loin, plus maniable et, pire encore, il avait des dents.
Jack entrevit la nageoire dorsale du Grand Blanc en titane.
Une série de mini-torpilles.
D’une chiquenaude, il éteignit son dernier phare. La nuit noire s’abattit autour de lui. À travers les tourbillons de vase, un mince faisceau lumineux le cherchait en décrivant des cercles au-dessus de sa tête.
Le prédateur affamé traquait sa proie prise au piège.
Charlie arpentait son laboratoire en marmonnant tout bas :
— Ça pourrait fonctionner…
Il avait refait les calculs à maintes reprises et testé le cristal encore plusieurs fois.
Pourtant, il restait sceptique. De la théorie à la pratique, il y avait un monde. Il aurait voulu consulter le Dr Cortez, mais il n’avait aucun moyen de le joindre. Il fallait attendre que Neptune les contacte.
Penché sur son ordinateur, il fit apparaître un globe terrestre en 3D. Une centaine de croix gravitaient autour de la planète dans une espèce de ballet complexe. À gauche, un front étincelant de lignes minuscules s’approchait doucement du centre de l’écran, c’est-à-dire de la Terre, symbolisant l’inéluctable progression de la tempête solaire. En haut à droite de l’écran, une horloge décomptait le temps restant avant qu’elle n’entre en collision avec les couches supérieures de l’atmosphère.
Quatre heures.
L’étrange danse des croix autour du globe s’appuyait sur les informations du centre spatial Marshall, qui surveillait en permanence la ligne d’onde et extrapolait sur la manière dont elle affecterait les satellites en orbite.
Quelqu’un interrompit la réflexion de Charlie en frappant à la porte.
— Karen est en ligne ! annonça Lisa.
— Dieu merci ! Il était sacrément temps, man !
Il éjecta son DVD et se précipita dehors.
Lisa et Miyuki se pressaient devant le superordinateur portable de la Japonaise. D’emblée, il sentit une tension dans la pièce. Les deux femmes affichaient une mine grave.
— Quel est le problème, Lisa ?
À l’écran, Karen, qui l’avait entendu, répondit :
— Je voulais savoir si le Dr Cortez vous avait contactés.
Charlie se planta devant la caméra :
— Vous ne pouvez pas lui poser la question vous-même ?
— Ce matin, on m’a raconté qu’il était remonté à la surface pendant la nuit et, depuis, pas de nouvelles. J’espérais qu’il vous aurait téléphoné.
— Non, rien, mais je n’aime pas ça. Maintenant que Cortez est aux abonnés absents, on devrait peut-être réviser notre stratégie personnelle. Au cas où. Jack est déjà à bord du Nautilus. Je vais vous mettre en liaison avec lui afin que vous coordonniez un plan d’évasion.
L’image de Karen vacilla :
— Bonne idée ! Les derniers chercheurs sont censés partir dans une heure, ce qui me laissera seule avec le bras droit de David. Si on tente une opération de sauvetage, il ne faudra pas tarder. On décide quoi à propos du pilier en cristal ? Qu’est-ce qu’on fait si le Dr Cortez ne donne pas signe de vie ?
— Espérons qu’il nous appelle. Avec un peu de chance, il est trop occupé à essayer de sauver la planète pour nous tenir au courant.
Hélas, même Charlie savait que ses espoirs risquaient d’être déçus.
— Écoutez, Karen, je suis en train de bosser sur un truc qu’on pourrait tenter. Dorénavant, on reste tous en contact.
— Ce sera difficile. Le lieutenant Rolfe prépare le lancement du prochain sous-marin. Pour m’éclipser, j’ai dû prétexter un besoin urgent d’aller aux toilettes. (Elle vérifia sa montre.) Le temps presse. Il faut que je redescende.
— Laissez-moi vous passer Jack, insista Charlie.
Miyuki appuya sur une touche et demanda à haute voix :
— Gabriel, peux-tu nous mettre en liaison avec le Nautilus ?
Silence.
— Je crains d’en être incapable. Il y a des interférences.
Le front de Karen se barra d’inquiétude, puis son image se brouilla et l’écran devint tout neigeux.
— Gabriel ! s’exclama Charlie. Récupère-la vite !
— Je crains d’en être incapable. Il y a des interférences.
Avant que le géologue ne puisse demander des explications, des pas résonnèrent et Robert lança à l’interphone :
— On a…
— De la visite, compléta Kendall McMillan en débarquant au laboratoire. Deux navires militaires nous cernent par le nord et le sud de l’île.
Tout le monde fonça vers l’escalier, sauf Miyuki, qui continua de taper frénétiquement sur son clavier :
— Je n’abandonne pas Karen ! Je vais essayer de l’informer de ce qui nous arrive.
— Faites au mieux, approuva Charlie, mais, en cas d’abordage, planquez l’ordinateur. C’est peut-être notre ultime rempart contre la fin du monde.
Il rejoignit le pont arrière. Un long vaisseau contournait la pointe sud de leur îlot.
Une sirène retentit, suivi d’un message :
— Nous allons monter à bord ! N’opposez aucune résistance, sinon vous êtes morts !
McMillan n’en croyait pas ses yeux :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On n’a pas le choix, reconnut Charlie. Pas cette fois. On se rend.
Karen pianota à nouveau l’adresse de Gabriel. Toujours pas de réponse. Après avoir consulté sa montre, elle se leva : elle ne pouvait plus s’attarder sans risquer d’éveiller les soupçons. Une dernière fois, elle contempla l’ordinateur d’un air perplexe. L’interruption brutale de sa conversation avec l’Abyss Explorer était plutôt inquiétante.
Préoccupée par la panne de liaison, elle descendit l’échelle du Niveau 2. Alors qu’elle allait poser le pied sur un barreau, quelqu’un lui saisit la cheville et tira.
Elle glapit en tombant à la renverse. Rolfe la rattrapa par le bras :
— Qu’est-ce qui vous a pris tout ce temps ?
Tête baissée, Karen se força – enfin, pas tant que cela – à chevroter :
— C’est… c’est…
— C’est quoi ?
Elle le fusilla du regard :
— Je suis dans ma mauvaise période du mois, si vous voulez savoir !
Le lieutenant rougit. Même les assassins de la pire espèce ne tenaient pas à connaître des détails aussi intimes de la vie féminine.
— D’accord, mais ne me quittez plus d’une semelle. On est sur le point de remonter la dernière navette à la surface.
Karen tressaillit. La dernière navette… Et elle, alors ?
Rolfe l’entraîna au poste de contrôle de l’appontement. Il jeta un œil au carreau, puis se pencha vers le micro :
— Tout est paré, Argos ?
Le pilote et les deux derniers chercheurs entassés sur le siège arrière étaient enfermés dans le sous-marin.
— Systèmes OK, lui confirma-t-on. Prêt à partir.
Rolfe appuya sur un gros bouton bleu :
— Je lance la pressurisation.
Dès que les deux atmosphères s’équilibrèrent, les vannes s’ouvrirent et des tonnes d’eau engloutirent le submersible. Karen observa la scène avec attention. En l’absence du Dr Cortez, elle serait peut-être obligée de le faire toute seule.
Elle avait passé la matinée à suivre Rolfe comme son ombre et à observer en silence le fonctionnement de Neptune. Grâce à un poste de commande très compact, la tâche s’annonçait relativement simple. Quatre écrans en ligne diffusaient les images des abords de la station. Deux autres moniteurs assignés aux robots téléguidés étaient installés au-dessus de leur joystick. Le reste du panneau de contrôle gérait l’embarcadère lui-même.
Tandis que la salle se remplissait d’eau, un éclat métallique attira l’attention de Karen. Un petit objet flottait au large du quai. Elle pensa qu’il s’agissait d’un outil égaré et se concentra de nouveau sur l’Argos. Le pilote testait les propulseurs.
Le mystérieux objet chatoya encore. Comme il tourbillonnait désormais près du hublot, Karen reconnut ce que c’était.
Des lunettes de vue. Verres cassés, monture tordue.
La main sur la bouche, elle réprima un halètement d’effroi.
Dissimulé derrière son nuage de vase, Jack longea la falaise en restant à l’abri d’une saillie rocheuse, de sorte que le sonar du Persée ne puisse pas le détecter. Il effleura les pédales le plus doucement possible et suivit le rythme du courant. De peur de soulever un sillage de sable et de révéler ainsi sa position, il n’osait pas aller plus vite. Au-dessus de sa tête, le projecteur adverse balayait l’océan en attendant que la vase se redépose au fond.
D’ici là, Jack devrait avoir déguerpi.
Il conserva pourtant son allure d’escargot et avança à tâtons, sans phares, uniquement guidé par les informations du sonar. Son objectif ? Un canyon droit devant. Il ignorait si la brèche menait quelque part ou si c’était un cul-de-sac, mais une chose était sûre : il lui fallait quitter la voie principale avant que le nuage ne se dissipe.
Une voix mugit dans son casque radio :
— Je sais que tu es là, Kirkland ! Tu ne pourras pas te planquer éternellement !
Spangler… génial… il n’y a pas de quoi s’étonner.
Bien sûr, Jack fit le mort.
— Ta copine est prisonnière de la base sous-marine et on a arraisonné ton bateau. Montre-toi et je laisserai la vie sauve aux autres.
Jack se retint de rire. Ben, voyons !
Après quelques secondes de silence, David s’impatienta :
— Tu as envie que je donne deux ou trois leçons au professeur Grace en ton absence ? Tu veux entendre ses cris lorsqu’elle se fait violer par le lieutenant Rolfe ?
L’ex-militaire serra les poings sans broncher. Révéler sa présence causerait plus de tort que de bien à Karen. Il valait mieux la jouer discrète.
Une petite gorge apparut enfin à tribord. Quand Jack remit un coup de propulseur, le sonar afficha une nouvelle série de données à l’écran. Ouf ! Le couloir n’était pas une impasse : il serpentait au loin et se divisait en plusieurs embranchements.
Jack se faufila à toute vitesse le long des parois. Il devait distancer au maximum le salopard.
— Tu vas où, mon vieux ?
Des phares resplendirent derrière lui.
Jack sursauta et tourna la tête. Merde…
Animé d’intentions meurtrières, le Persée s’était lancé à ses trousses.
En fait, le Nautilus avait soulevé un nuage de vase. La piste était nette. Une belle bourde de débutant !
Ce n’était plus la peine de se cacher. Jack ralluma ses phares, mit le pied au plancher et, aussitôt, son vaisseau ressortit en tire-bouchon du canyon.
À cet instant précis, une torpille fusa juste au-dessus, ratant de peu sa cible. Une brève explosion retentit quand le missile percuta une butte à bâbord.
Jack surfa sur l’onde de choc, puis plongea dans une galerie voisine. La coque du sous-marin racla la vase, ce qui créa d’autres tourbillons de particules.
Ce qui l’avait trahi quelques secondes plus tôt allait peut-être lui sauver la vie. Il éteignit sa lampe et, sans utiliser les propulseurs, il disparut sous le nuage de sable et de vase.
David poussa un juron. Dans la précipitation, il avait oublié de couper sa radio. Trop heureux de l’espionner, Jack ne corrigea pas son erreur.
— Enfoiré de Kirkland ! Je veux te voir crever avant la fin de la journée !
Jack sourit. Tu peux toujours essayer, connard ! Il fonça dans la galerie abrupte et contourna un escarpement rocheux. Une alerte sonar retentit. À vingt mètres de là, une imposante falaise lui barrait la route.
— Oh, putain…
Il enclencha la marche arrière et remonta le nez du Nautilus au maximum. Trop tard ! Le fond du vaisseau heurta violemment la roche.
Projeté vers l’avant, Jack sentit les bretelles de son harnais lui meurtrir les épaules. Il se cala de nouveau dans son siège et tenta d’escalader la paroi à toute allure.
Un nouveau signal d’alarme retentit sur le tableau de bord. Ses batteries étaient bientôt à plat.
— Super. Il ne manquait plus que ça…
Après avoir franchi le mur, il se remit d’aplomb et pria pour qu’il lui reste assez de puissance. Quelque chose bougea à gauche et, lorsqu’il tourna la tête, il fut aveuglé par un rayon de lumière.
Le Persée, surgi d’un canyon voisin, lui fonça droit dessus.
Grâce à un roulé-boulé, Jack ne se fit pas percuter sur le flanc mais encaissa le choc par-dessous. Son embarcation tressauta et partit en toupie. Il tâcha de se rétablir… en vain. Le nez du mini-submersible se planta dans la vase épaisse.
En nage, des bourdonnements plein les oreilles, le pilote poussa les propulseurs à fond pour se dégager et, avec un affreux grincement métallique, le Nautilus recouvra la liberté.
Le temps de revenir à l’équilibre, Jack vit le Persée effectuer un demi-tour en épingle et braquer ses missiles vers lui.
Sauve qui peut !
Il écrasa la pédale d’accélérateur. Les moteurs vrombirent. Le sous-marin gronda, vibra mais refusa de bouger : son réacteur avant était toujours ensablé.
— Allez, allez…
Il passa la marche arrière afin de libérer le mécanisme.
Bien décidé à ne pas rater une si belle occasion, le Persée arriva en trombe :
— Prêt à mourir, Kirkland ?
Une fois débarrassé des débris, Jack mit la gomme. Puisqu’il n’avait plus le temps de s’enfuir, il fonça droit vers David et tabla sur sa lâcheté pour qu’il se dégonfle le premier. Une explosion trop proche menacerait l’intégrité de son ennemi.
Hélas, au lieu de battre en retraite, le Persée maintint sa trajectoire mortelle.
Jack ralluma son unique phare, histoire d’éblouir le pilote d’en face, et, à la dernière seconde, il vit Spangler s’écarter.
Il fila sous le vaisseau adverse. Un instant, il aperçut David à plat ventre dans son esquif en forme de cigare, puis le Persée s’éloigna.
Soudain, le lance-torpilles pivota vers le Nautilus. Un éclair de feu jaillit.
— Oh, bordel de merde !
La prochaine gorge était encore loin. Or, le sonar avait capté le signal d’un missile envoyé sur lui. D’instinct, Jack se pencha en avant, comme si cela lui permettait d’accélérer :
— Magne-toi…
Un rire tonitruant résonna dans son casque :
— Adios, connard !
Jack n’atteindrait jamais le tunnel à temps. En quête d’une autre solution, il vit un gros rocher posé au sommet d’une montagne et plongea droit dessus.
— Tu préfères le suicide ? Tâche au moins de mourir la tête haute !
Le regard oscillant entre la torpille et la collision imminente, Jack calcula son coup. À l’ultime seconde, il vida ses ballasts et mit les gaz à fond. Le museau du submersible tapa dans l’épaisseur de vase située devant le rocher… et rebondit.
Grâce au regain de flottabilité, le Nautilus passa par-dessus l’obstacle, tel un gymnaste au cheval-d’arçons.
La torpille, en revanche, continua de filer tout droit et fit exploser l’énorme rocher. Jack eut sa coque truffée d’éclats de pierre, mais l’onde de choc le projeta à l’autre bout du canyon.
Un cri de joie aux lèvres, il remplit à nouveau ses ballasts et retomba comme une masse dans le canyon suivant.
Une fois remis d’aplomb, il longea la vase en rase-mottes. Malheureusement, son sentiment de soulagement et d’excitation fut de courte durée. Au-dessus de lui, les eaux s’éclairèrent : David et son sous-marin ultrarapide n’avaient pas renoncé à lui faire la chasse.
Il consulta les données du sonar. Une ombre étrange se profilait à l’horizon. À l’idée de ce qui risquait de lui tomber dessus, il garda ses lampes allumées.
Il avait besoin de trouver une cachette – et vite !
Au détour d’un virage, il comprit à quoi il avait affaire : le couloir était surmonté d’une arche en pierre.
Jack se glissa sous le pont. Impossible de s’y abriter, mais cela lui donna une idée. Il ralentit et se posa sur le sol limoneux.
C’était le moment ou jamais de rétablir la balance.
Lawrence Nafe étudia la carte stratégique projetée sur le mur. Il avait convoqué les chefs d’état-major ainsi que les membres du cabinet et des services secrets.
L’île d’Okinawa brillait en rouge sur la carte. Détruite. En un éclair, des centaines de milliers de gens avaient péri.
— Il faut choisir une cible, annonça le ministre de la Défense. Les représailles doivent être rapides et cinglantes.
Le président américain fit volte-face :
— Pékin.
Les hommes autour de la table se dévisagèrent en silence.
— Réduisez la ville en bouillie.
David fonça en rase-mottes. La sueur lui coulait sur le visage, dans le nez et la bouche, mais il n’osait pas lâcher les manettes. Grâce au collimateur de pilotage qui luisait sur son pare-brise, les lignes du sonar se superposaient au relief véritable du terrain.
Après un énième lacet, il repéra sa proie et sourit. Le fumier n’était donc pas sorti indemne de l’explosion.
Sous une arche, le Nautilus, toutes lumières éteintes, semblait en fâcheuse posture. David le regarda tenter désespérément d’émerger de la vase. Peine perdue ! Jack continuait de s’enliser.
On aurait dit un oisillon avec une aile brisée.
— Un problème ? ironisa-t-il par radio.
— Va te faire foutre !
Ravi, il descendit de quelques mètres et dirigea ses phares vers l’autre sous-marin.
À l’intérieur, Jack luttait comme un beau diable.
Tout excité, David remonta, ses feux braqués sur l’ennemi pris au piège. Quel pied de voir Kirkland se débattre ainsi pour sauver sa peau ! Au moment où il survola le vaisseau endommagé, les deux adversaires se retrouvèrent face à face.
David le nargua d’un sourire goguenard, mais il ne lut aucune peur dans les yeux de son rival. Juste de la satisfaction. D’un revers de main, Jack l’envoya balader et, hop ! le Nautilus rejaillit de la vase.
Pris de court, David ne put se dégager à temps. Les deux embarcations se percutèrent. Il se cogna durement le menton contre la vitre et se mordit le bout de la langue. Des étoiles scintillaient devant ses yeux.
Un bref instant, le dôme transparent de Jack racla la coiffe du Persée. Les deux hommes étaient à quelques centimètres l’un de l’autre ; pourtant, ils ne pouvaient pas se toucher.
Jack afficha un large sourire :
— C’est le moment de régler nos comptes, enfoiré.
En consultant l’écran de son sonar, David comprit qu’il s’était fait avoir… une fraction de seconde trop tard.
Le haut de son engin heurta l’arche en pierre et, alors que le pilote lâchait une bordée d’injures, son lance-torpilles percuta la roche inébranlable. Une mini-fusée détala dans le canyon et explosa contre une falaise. Le reste du dispositif se brisa en mille morceaux.
Satisfait de son embuscade, Jack s’éloigna :
— Comme tu le disais tout à l’heure… adios !
Le Nautilus fonça vers le nuage de vase soulevé par l’explosion de la torpille.
David cracha du sang et appuya sur un bouton :
— Oh, non, connard.
Le sourire de Jack se figea quand son vaisseau vacilla et se retrouva stoppé en pleine plongée.
Le harnais enfoncé dans les épaules, le pilote fit volte-face et constata qu’un bras articulé du Persée l’avait pris en tenaille. David ne voulait pas le laisser partir. La pince en titane donna un petit coup. Le métal grinça.
Des voyants rouges clignotèrent sur le tableau de bord. Jack était coincé. Saisi par l’arrière, il ne pouvait pas se servir de ses bras hydrauliques pour riposter.
L’étau était de plus en plus puissant. L’écran tremblota, les épurateurs de CO2 se turent. Mauvaise nouvelle ! Spangler avait agrippé le câble principal d’alimentation.
Ni une ni deux, Jack remplit ses ballasts pour plonger en spirale vers le fond de l’océan, ce qui entraîna le Persée dans son sillage. Après avoir rallumé son unique phare, il se dirigea vers le lance-torpilles qui gisait en piteux état. Comme le câble d’alimentation était comprimé, les lampes donnaient des signes de faiblesse, mais il resta concentré sur son objectif.
Une fois prêt du but, il se servit de sa pince droite pour ramasser une torpille abandonnée sur le sable.
Conscient du danger, David secoua sa proie dans tous les sens. Jack lâcha la torpille, mais il la rattrapa adroitement avec l’autre bras et s’empressa de la projeter contre le pied de l’arche, qui fut brisée par l’explosion.
Comme Jack l’avait espéré, David n’avait aucune envie de mourir. Il libéra le Nautilus et s’éloigna en vitesse. Son adversaire fit aussi demi-tour et, attrapant le requin par la queue, il renversa les rôles.
— Tu te sauves déjà ? railla-t-il.
Au-dessus de leurs têtes, la voûte supérieure de l’arche s’écroula.
— Laisse-moi partir ! Tu vas nous tuer tous les deux !
— Tous les deux ? Je ne pense pas.
La pluie de cailloux qui s’abattit autour d’eux creusa des trous dans la vase. Jack surveillait à la fois son sonar et l’éboulis de roches. Grâce à son autre bras télescopique, il arracha le propulseur principal du Persée, abîma les hélices, puis desserra son étreinte et recula à vive allure.
David tenta d’esquiver les chutes de pierres. En vain. Les cailloux continuaient de s’enfoncer dans le sol.
Des bulles éclatèrent au niveau du Persée. Au début, Jack crut que le submersible avait implosé mais, quand le bouillonnement se calma, un petit écrin d’acrylique jaillit de la coque en titane. Spangler avait déclenché son système d’évacuation d’urgence. Le « canot de sauvetage » ainsi éjecté s’échappa de sa lourde carapace juste avant qu’elle ne soit écrabouillée par des tonnes de caillasse.
Le salaud mettait les voiles !
Furieux, Jack ressortit du nuage de poussière.
Grâce à la flottabilité positive, la capsule remontait vite. Sur la queue, un gyrophare rouge clignotait d’un air moqueur.
Dans son vaisseau plus lourd, Jack n’avait aucun espoir de la rattraper. Il regarda Spangler quitter le canyon et remonter vers des eaux plus dégagées. Les mâchoires crispées, il empoigna ses manettes sans trop savoir quoi faire.
Tout à coup, un mouvement furtif attira son attention. Une immense créature émergeait de sa tanière et se dirigeait droit vers le tube transparent. Les explosions, la menace à l’encontre de son territoire l’avaient sans doute agacée.
Jack effleura son laryngophone :
— David, je crois que tu vas bientôt servir de dîner.
En entendant le message de Jack, le capitaine Spangler fronça les sourcils. De quoi parlait-il ? Quel tort pouvait-il encore lui causer ? Le Nautilus ne le rattraperait jamais. Certes, sa capsule d’acrylique n’était ni armée ni très maniable mais, légère et dotée d’une excellente flottabilité, elle était rapide comme l’éclair.
David pianota le code de connexion avec la station Neptune. Il allait donner l’ordre de tuer l’anthropologue… lentement. Le lieutenant Rolfe était très doué pour les interrogatoires. Il avait délié plus d’une langue récalcitrante. Bien sûr, son chef veillerait à ce que les cris et les suppliques de la jeune femme parviennent aux oreilles de Jack avant qu’elle ne rende l’âme.
Alors qu’il entrait les derniers chiffres, il sentit sa capsule tanguer violemment. Il fouilla l’océan du regard mais ne vit que la faible lueur de sa balise d’urgence. Pourtant, la frêle embarcation tressauta de nouveau et fut entraînée vers le fond. David se cogna la tête contre l’épaisse vitre transparente.
— Putain, qu’est-ce que…
Sa voix se brisa lorsqu’il lorgna sous ses orteils. Une énorme ventouse était plaquée à la coque. Un long tentacule s’enroula autour de la capsule et la tira vers lui, tel un poisson accroché à un hameçon.
Un calmar géant !
Il avait lu dans un rapport que Jack avait affronté le même genre de monstre. Affolé, il pressa les mains contre la vitre. Il n’avait aucune arme. Il scruta les ténèbres. À la lumière stroboscopique du gyrophare, d’autres tentacules fondirent vers leur proie impuissante.
La capsule se retourna d’un coup et, haletant d’effroi, il vit un immense œil noir le fixer.
L’œil disparut quand la bête secoua sa proie. David se cramponna. Autour de lui, il ne distinguait plus qu’un odieux ballet de tentacules.
Soudain, il pressentit un danger au-dessus de lui. Il releva la tête… et hurla.
Une gueule gigantesque s’était ouverte pour croquer le petit tube. Épouvanté, David fut entraîné la tête la première entre les mâchoires du calmar affamé. Un bec affilé comme un rasoir mordilla rageusement l’écrin en Lexan.
David se ratatina à l’arrière du vaisseau. Quand son coude heurta le système de communication, il se rendit compte qu’il pouvait toujours appeler au secours par radio. Le verre blindé résisterait peut-être aux assauts de la terrible créature. À moins qu’elle ne se lasse d’un gibier trop coriace et préfère le relâcher.
Revigoré par ce faible espoir, David s’obligea à se calmer et à rester focalisé sur son objectif.
Il atteignit l’émetteur mais, au moment où il cherchait à joindre la surface, un bruit affreux résonna.
Crac !
La paroi se zébrait d’infimes fissures. Oh, Seigneur… non… Il se rappela comment le Dr Cortez était mort écrabouillé en projetant de la cervelle sur les murs.
À mesure que le mollusque mordillait son jouet, les fêlures formèrent de grandes toiles d’araignées. À une pression aussi phénoménale, l’implosion était imminente.
Son dernier espoir envolé, David serra les poings. Il n’avait plus qu’une obsession : se venger.
Toujours aussi paranoïaque, son patron, Nicolas Ruzickov, avait mis en place un système de sécurité intégrée au cas où le site autour du pilier serait menacé. Il ne voulait pas qu’une telle puissance tombe aux mains d’étrangers. « Plutôt que de me la faire piquer, je préfère que personne ne l’ait », avait-il expliqué.
David afficha un écran spécial et pianota un code secret. Son index resta suspendu au-dessus de la touche entrée.
Il leva les yeux. La bête féroce continuait de mâchouiller son vaisseau. D’autres lézardes apparurent.
Le monstre ou la pression… Quelle mort serait la pire ?
Il appuya sur le bouton.
Les mots sécurité intégrée activée clignotèrent à l’écran, puis la capsule se désintégra, tuant son pilote sur le coup.
Assise auprès de son ravisseur, Karen savait que le temps était compté. D’ici à un peu plus de deux heures, le monde serait frappé par une incroyable tempête solaire. Elle devait annoncer à l’équipage de l’Abyss Explorer que le Dr Cortez avait été assassiné, mais son garde du corps la tenait à l’œil.
Alors qu’elle attendait sagement, les mains posées sur les genoux, Rolfe communiqua par radio avec la surface. Même s’il parlait à voix basse, elle distingua trois mots : « évacuation » et « sécurité intégrée ».
Le cou tendu, elle s’efforça d’en apprendre davantage, mais le lieutenant raccrocha et se tourna vers elle :
— Ils nous renvoient l’Argos. On s’en va tout de suite.
Karen remarqua qu’il évitait de croiser son regard. En fait, il mentait : il partirait peut-être, mais elle resterait là.
Feignant d’acquiescer, elle se leva de sa chaise et s’étira :
— Ce n’est pas trop tôt.
Rolfe se leva aussi. Sa main gauche se posa sur le poignard fixé à sa hanche. À une pression pareille, le moindre coup de feu était proscrit.
D’un pas hâtif, Karen rejoignit l’échelle qui conduisait à l’appontement et, sans quitter son adversaire des yeux, elle posa le pied sur le premier barreau.
Il lâcha l’étui du couteau et lui fit signe de descendre.
Elle effectua un calcul rapide. À son arrivée, on lui avait montré le principe des systèmes de sécurité. Tout était automatisé. Pour que son plan fonctionne, le timing devait être parfait. Elle descendit donc sans se presser, un échelon à la fois. Fidèle à son habitude, Rolfe la talonna de près.
Impeccable.
À mi-parcours, elle bondit et atterrit lourdement au sol.
— Faites gaffe, merde ! ronchonna son garde-chiourme.
Karen fonça vers le mur. D’un coup de coude, elle brisa la vitre de sécurité et, au risque de se couper le bout des doigts, elle empoigna le levier de surpassement manuel. C’était un dispositif de sécurité permettant de verrouiller les différents niveaux de la station en cas d’inondation.
Horrifié, le lieutenant, qui se trouvait encore à mi-étage, dévala les derniers barreaux pour l’empêcher de commettre l’irréparable.
Karen actionna le levier rouge.
Des sirènes retentirent et, aussitôt, la trappe se referma.
La jeune femme roula sur le côté au moment où Rolfe voulut lui flanquer un coup de pied à la tête. Par chance, son attaque fut stoppée net.
En se retournant, Karen le vit pendiller derrière elle, le cou pris dans une porte coulissante censée résistéer à la pression sous six cents mètres d’eau.
Les os craquèrent. Le sang gicla sur le pont.
Quand le corps de Rolfe, décapité et parcouru de spasmes, s’effondra à terre, elle baissa le regard, puis, l’estomac en vrac, elle courut vomir quelques mètres plus loin. Elle n’avait pas eu le choix. « C’était lui ou nous », Jack lui avait-il dit un jour.
N’empêche que…
Un interphone bourdonna sur le panneau de commande :
— Neptune, ici le poste de contrôle en surface. On nous signale une trappe verrouillée d’urgence. Tout va bien ?
Karen se redressa, le cœur battant. L’Argos devait rebrousser chemin vers la base de recherche. Pour ne pas risquer de se faire prendre, elle se rua vers le panneau et tenta fébrilement de se rappeler comment la radio fonctionnait. Après avoir appuyé sur plusieurs boutons, elle trouva le bon et annonça au micro :
— Ici, Neptune. Ne tentez aucune évacuation. Je répète, ne tentez aucune évacuation. La station est endommagée. Implosion imminente. Vous m’entendez ?
— Message reçu, répondit la voix sur un ton grave. Implosion imminente. (Long silence.) Nos prières vous accompagnent, Neptune.
— Merci. Terminé.
Karen se mordit la lèvre. Enfin libre de ses mouvements, elle se concentra sur un problème plus grave.
Où diable Jack est-il passé ?
Jack traversa le dernier canyon cahin-caha. Des lumières miroitèrent devant lui. C’était le lieu du crash ! Il était tout proche. Il actionna les pédales pour tenter d’extraire un dernier chouïa d’énergie de ses batteries. Les propulseurs gémirent faiblement.
Au moins, son gymkhana effréné dans le relief sous-marin l’avait amené à quatre cents mètres de Neptune. Après avoir regardé la capsule de David imploser, Jack n’avait mis que huit minutes à atteindre sa destination finale. Hélas, une ribambelle de voyants clignotait en rouge et jaune sur le tableau de bord. Pire, le niveau des batteries était à zéro.
La charge était si faible qu’il avait dû désactiver tous les systèmes superflus : lumières, épurateurs de CO2 et même chauffage. Après un trajet pourtant express, il frissonnait des pieds à la tête, les lèvres bleuies par le froid glacial des abysses.
À présent que les lumières de la station éclairaient le bout du canyon, Jack éteignit son sonar, ce qui lui fit gagner trente secondes d’alimentation. Les patins du Nautilus, voilés et tordus, glissaient à deux centimètres du sol sablonneux.
Enfin, il s’extirpa du labyrinthe.
Après de longues heures dans le noir, Jack, ébloui, cligna des paupières. Le pilier se dressait à vingt mètres sur la droite. Quant à la station sous-marine, ses trois niveaux en forme de donut étincelaient. En voyant la distance qui lui restait à parcourir, il pesta à voix basse. Pourquoi avaient-ils construit leur base de recherche aussi loin ? Il n’y arriverait jamais.
La preuve ? Les propulseurs couinèrent une dernière fois, puis s’arrêtèrent dans un silence inquiétant. Jack écrasa les pédales :
— Allez, bon sang ! Pas si près du but !
Il leur arracha un maigre gémissement, rien de plus. Songeur, il se renfonça dans son siège en frictionnant ses doigts engourdis par le froid :
— Et maintenant ?
Karen essuya ses mains ensanglantées sur son pantalon. Après avoir désactivé le verrouillage d’urgence, elle était remontée au Niveau 2, où, depuis cinq bonnes minutes, elle tentait en vain de joindre Gabriel.
Coupée du monde, elle avait l’impression d’être sourde et aveugle. Que faire à présent ?
Elle arpenta la pièce pour se calmer les nerfs. Si elle contactait la surface et qu’elle déballait tout ? Le sort de la planète dépendait de ce que quelqu’un passe à l’action… n’importe qui. Hélas, elle n’avait aucune chance de convaincre la moindre personne haut placée. Le DVD contenant les informations de l’Abyss Explorer avait disparu en même temps que le Dr Cortez. De plus, qui croirait une fille qui venait de décapiter un soldat américain bardé de décorations ?
Le cœur battant, elle se creusa les méninges. Il y avait forcément une solution.
Tandis qu’elle faisait les cent pas, un léger tremblement ébranla le sol. Elle se raidit. Un séisme sous-marin ? Il ne manquait plus que ça ! Au moment où elle s’approchait d’un hublot, les vibrations cessèrent. Une petite lueur attira son attention. Elle venait du pilier.
Karen plissa les paupières. Bizarre…
Soudain, l’obélisque étincela. Le sol trembla à nouveau. Elle se raccrocha au mur et, pendant une fraction de seconde, elle aperçut un éclat métallique.
Il y avait quelque chose là-bas.
La secousse s’apaisa, puis la lumière s’estompa.
Karen scruta l’océan sans rien y voir de particulier.
— Qu’est-ce que c’était ?
Les bras serrés contre la poitrine, elle songea à un moyen de le découvrir.
Transi de froid, affaibli par l’atmosphère viciée, Jack tenta de ramasser une autre pierre. Sur les quatre premiers jets de cailloux, il avait réussi à atteindre le pilier deux fois. Pas si mal !
Quelques minutes plus tôt, alors que son Nautilus gisait sans vie au fond de la mer, il s’était rappelé la leçon de Charlie sur la sensibilité du cristal à toute forme d’énergie, même cinétique. Il lui restait juste assez de batterie pour piloter un bras articulé et jeter des pierres contre le pilier. Quelqu’un remarquerait-il son SOS ? La station était-elle déjà déserte ? Impossible à savoir.
Il essaya d’extraire un autre caillou. Sa vision s’obscurcit. Le froid et le dioxyde de carbone faisaient leur effet. Alors qu’il tentait de rester conscient, la pince en titane se figea. Il s’acharna sur les manettes. Plus assez de puissance.
Il ralluma la radio. Il lui restait juste assez de courant pour envoyer un dernier appel :
— Quelqu’un m’entend ? Charlie… N’importe qui…
Pas de réponse. Dépité, frigorifié, il s’avachit sur son siège glacé. Les abysses avaient absorbé toute la chaleur du Nautilus. Il sentit à nouveau sa vision se brouiller. Oscillant entre conscience et inconscience, il lutta comme un lion, mais l’océan était plus fort.
Dans un ultime éclair de lucidité, Jack vit le grand monstre s’approcher de lui… et sombra vers les ténèbres.
Assise au poste de commande du Niveau 1, Karen pilotait le robot téléguidé baptisé Huey et, tout en suivant sa progression à l’écran, elle se servait du joystick pour qu’il attrape le vaisseau de Jack. Le bras télescopique s’allongea et agrippa un tube de la coque en titane.
Ravie d’avoir trouvé une bonne prise, elle rapatria Huey vers la station. Le Nautilus résista un instant, puis s’ébranla lentement. Karen essuya la sueur qui lui piquait les yeux :
— Tu peux y arriver, mon grand.
De la taille d’une Volkswagen Coccinelle, le robot traîna le sous-marin derrière lui. Pendant ce temps-là, elle orienta l’objectif de la caméra de manière à éviter les obstacles.
Sous le dôme transparent, le corps de Jack tressautait au rythme des cahots du chemin. Sa tête pendait, ses bras paraissaient inertes. Était-il évanoui ? Mort ? Impossible de le savoir, mais il était hors de question de renoncer.
Au moment où son regard se posa sur la pendule, la jeune femme sentit ses doigts glisser sur le joystick. Moins de deux heures. Comment pouvaient-ils espérer y arriver ? À l’écran, Huey remorquait toujours le sous-marin. Quoi qu’il advienne, elle n’abandonnerait pas Jack au fond de l’océan.
Par chance, les techniciens avaient bien déblayé le passage entre l’obélisque et la station. Ils avaient même aspiré les moindres débris de l’avion. Karen travailla aussi vite que les mesures de sécurité le lui permettaient et elle implora le ciel de lui accorder un peu plus de temps.
Soudain, un timbre familier résonna dans les haut-parleurs :
— Docteur Grace, si vous nous entendez, répondez.
Elle poussa un cri de soulagement et, tout en rapatriant le Nautilus, elle alluma son micro :
— Gabriel !
— Bonjour, docteur Grace. Je vous mets en relation avec l’Abyss Explorer.
Huey arriva enfin. Karen le fit ralentir et positionna prudemment le Nautilus sous les portes du débarcadère.
— Karen !
— Miyuki ! Merci, mon Dieu !
Avant que son amie ne puisse répondre, le géologue de l’équipe intervint :
— Chaque minute compte. Avez-vous eu des nouvelles du Dr Cortez ? Que se passe-t-il ?
Tandis qu’elle lançait la pressurisation de l’appontement, Karen résuma la situation à Charlie, puis ils comparèrent leurs observations. En surface, les annexes avaient quitté le secteur et abandonné l’Abyss Explorer, ce qui avait permis de rétablir les communications.
— Pourquoi sont-ils partis ? s’étonna-t-elle.
— Gabriel a intercepté un message codé selon lequel quelqu’un aurait déclenché un système de sécurité intégrée. Le but ? Faire le ménage en grand. Apparemment, ils ne veulent pas risquer de laisser la mystérieuse source d’énergie aux mains d’une puissance étrangère. La zone va être détruite par une attaque de missile.
— Quand ça ?
— Gabriel essaie encore de le découvrir.
Karen sentit ses jambes flageoler. De combien de directions différentes la mort fonçait-elle vers eux ?
— Et Jack ? se renseigna Charlie.
— J’essaie de le ramener à bord, mais un truc m’échappe. Mon robot ne peut pas le hisser jusqu’au débarcadère. Il faudrait que votre capitaine le fasse lui-même. Hélas, je crains qu’il n’ait perdu connaissance.
— Je demande à Gabriel de vous mettre en contact avec lui. Voyez si vous arrivez à le ranimer.
— Je vais essayer.
Karen observa la scène par la fenêtre : la salle était inondée et les portes s’ouvraient doucement.
— Docteur Grace, vous êtes en liaison avec la radio sous-marine du Nautilus.
La jeune anthropologue se pencha vers le micro :
— Jack, si vous m’entendez, réveillez-vous !
Elle zooma sur la coupole transparente et ordonna à Huey de secouer le petit vaisseau.
— Putain, ouvrez les yeux !
Perdu dans un océan de ténèbres, Jack pourchassait un murmure. Un écho familier. Il le suivit jusqu’à une lumière éclatante. La voix d’un ange…
— Bordel de merde, Jack ! Remuez-vous le cul !
Groggy, ébloui, il sursauta, puis renversa la tête en arrière. L’océan brillait autour de lui. On n’y voyait rien.
— Jack, c’est Karen !
— Karen… ?
Il ne savait pas s’il parlait à haute voix ou si tout se passait dans sa tête. Le monde était baigné de lumière.
— Vous devez hisser le Nautilus de quatre ou cinq mètres. Le quai se trouve juste au-dessus de vous.
Jack redressa la tête. À mesure que ses pupilles s’habituaient aux puissants éclairages, il distingua une trappe béante.
— Impossible, murmura-t-il. Plus de jus.
— Il doit y avoir un moyen. Vous êtes si près.
L’Américain se remémora la mort de Spangler. Il existait peut-être une solution.
Au bord du désespoir, Karen insista :
— Je vais voir si les bras du robot téléguidé sont assez puissants pour vous pousser à l’intérieur.
— Non…
Il avait la langue pâteuse. Il chercha entre ses cuisses : ses doigts gourds trouvèrent le levier d’éjection automatique. Il tira dessus. Soit la manette était coincée, soit il était trop faible.
— Jack…
Après avoir inspiré à fond, il retenta sa chance. Les jambes arc-boutées, il s’acharna à deux mains sur le levier. Un claquement étouffé retentit et les boulons de la coque extérieure sautèrent, libérant l’habitacle.
La capsule prit son envol, tel un insecte qui se débarrasserait de sa carapace, puis la pression de l’océan la propulsa par la trappe grande ouverte.
Jack ne s’en rendit pas compte. Il s’était à nouveau évanoui.
À l’écran, Karen vit avec effroi le Nautilus se briser en deux. Cependant, quand l’habitacle transparent jaillit dans la salle inondée, elle déclencha, rassurée, le processus de repressurisation.
La petite capsule de Jack rebondit au plafond, les portes du sas coulissèrent et les pompes à eau grondèrent.
Karen retint son souffle. Le pilote pendait, inerte, dans son harnais.
Les cinq minutes de vidange et d’équilibrage de la pression parurent interminables. Elle contacta l’Abyss Explorer, histoire de les tenir au courant, et apprit que Charlie élaborait une nouvelle stratégie de son cru avec Gabriel.
Inquiète pour Jack, elle écouta d’une oreille distraite.
Lorsqu’un voyant vert clignota enfin au-dessus de la porte, elle ouvrit la trappe. La capsule, mi-acrylique, mi-titane, gisait sur le flanc. Par radio, Robert avait déjà expliqué à Karen comment déverrouiller le dôme.
Une bouteille d’oxygène sous le bras, elle s’élança, empoigna la manivelle et tourna comme avec un cric de voiture. Jack était tout cyanosé. Elle accéléra la cadence. Quand les joints cédèrent en chuintant, une odeur pestilentielle de renfermé s’échappa de l’habitacle.
D’un coup de pied, elle rabattit la coupole, puis délivra Jack du harnais et hissa son corps amorphe hors de la capsule. Il avait la peau moite et glacée.
Persuadée qu’il était mort, elle vérifia néanmoins son pouls carotidien. Faible et filant. Il respirait à peine. Elle ouvrit la vanne de sa bouteille d’oxygène, lui plaqua le masque sur le bas du visage et susurra au creux de son oreille :
— Respirez, Jack.
Quelque part au fond de lui, il dut l’entendre. Son torse se souleva plus nettement. Elle baissa la fermeture Éclair de sa combinaison en néoprène de manière à libérer sa cage thoracique.
À cet instant précis, une main molle lui attrapa le poignet.
Elle baissa les yeux. Jack la regardait.
— Karen ? balbutia-t-il d’une voix rauque.
Elle fondit en larmes et le serra tendrement contre elle. Pendant quelques secondes, ni l’un ni l’autre ne bougèrent.
Au bout d’un moment, Jack essaya toutefois de se redresser. Karen l’y aida. Il repoussa le masque et la bouteille d’oxygène. Il reprenait déjà des couleurs mais claquait encore des dents :
— Dites-moi ce qui se passe.
Elle lui raconta.
À genoux, il fut pris d’une violente quinte de toux :
— C’est quoi le fameux plan de Charlie ?
— Il ne m’a rien dit de précis.
Jack se releva en se frictionnant les bras :
— Je le reconnais bien là. Il nous reste combien de temps ?
— Une heure.