Le sens d’un roman
« Les visions romanesques de Kafka nous parlent du monde sans mémoire, du monde après le temps historique », écrit Kundera dans « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale » (Le Débat, n° 27, nov. 1983). Les grands romans de Kafka, en effet, qu’on le veuille ou non, parlent aussi de la grande mort de l’Europe, de l’éradication définitive et par l’intérieur de la pensée de liberté. Tout se passe comme si Kafka puis Musil ou Broch, Stefan Zweig ou Gombrowicz avaient d’avance senti déferler la barbarie sur l’Europe, sous sa forme hitlérienne d’abord, sous celle de l’occupation bureaucratique ensuite.
La dimension « politique » de l’œuvre de Kafka est en effet indéniable : mais le mot « politique » est à prendre dans un sens général comme description des structures de la société contemporaine, glissant peut-être vers une barbarie impalpable, incernable. Kundera dans cet article pose une question dont la formulation restitue déjà le déroulement même de ce dont parle Kafka : « La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. Je répète donc ma question : comment est-il possible qu’il soit resté inaperçu et innommé ? » (Le Débat, n° 27, p. 16). L’inaperçu et l’innommé sont au centre de tout ce qu’écrit Kafka ; il y a dans sa voix, comme un pressentiment, une anticipation ; non pas une vision, mais cette sensation indéterminée et étrange qui précède les grands anéantissements.
Ceci est une lecture immédiate, indispensable, mais qui pourtant ne va pas jusqu’au fond de ce qu’écrit Kafka. Il n’est pas suffisant de dire que son œuvre n’est que la description d’un certain fonctionnement social, d’un univers bureaucratique ; le génie de Kafka, c’est justement de se dérober à toute interprétation, d’aller toujours au-delà de ce qu’on en dit.
Le Château, son intrigue
Tout comme Le Procès, Le Château raconte une histoire extrêmement simple et cette fois particulièrement dérisoire : celle d’un arpenteur (mais l’est-il, même ?) convoqué dans un village pour un travail qu’il ne fera jamais. Il ne parviendra jamais au château qui domine le village, dont l’administration, à la fois lointaine et inaccessible, lui demeure insaisissable. L’Arpenteur K. – un homonyme de Josef K. du Procès – quitte les siens, fait un long voyage à travers la campagne enneigée et debout sur le pont de bois regarde le village devant lui, enfoui sous la neige.
Or, dès l’instant où ce pont est franchi, K. est pris dans un réseau inextricable de fausses manœuvres, d’incidents sans importance dans lesquels il s’enchevêtre et qui ne se déroulent qu’en sa présence ou de son fait. K. est là, pendant toute la durée du roman, d’un bout à l’autre, et cette présence de K. est précisément ce qui l’empêche d’accéder à ce qui sera bientôt son seul but : parvenir au château, être reconnu ou du moins être admis par lui ; mais K. est toujours sur son propre chemin : s’il n’existait pas, lui K., il y a longtemps qu’il aurait accédé au château1. C’est un peu la situation de l’enfant se demandant comment est l’arbre quand il ne le voit pas ; pour le savoir il n’a qu’une solution, se retourner et le regarder.
Avec une opiniâtreté aussi têtue que déplacée K. ne cesse de se tromper ; à chaque instant le moindre de ses propos est infirmé par la réalité ; tout ce qu’il fait débouche sur le vide mais il n’en persiste pas moins, incorrigible et pédant tout à la fois, comme s’il ne pouvait pas faire autrement. La femme de l’aubergiste ne le lui envoie pas dire : il est à la fois entêté et infantile (p. 92) ; au cours de cette conversation K., d’ailleurs, prend tout avec la superbe de l’ignorant et c’est l’aubergiste encore qui lui montrera, un peu plus loin, à quel point il ignore tout de la vie du village. Il trouve tout facile, mais dès le Ve chapitre le maire est obligé de démentir toutes ses conceptions, tous ses points de vue. Jamais K. ne progresse dans ses tentatives pour être admis au château, il est toujours au mauvais endroit au mauvais moment, mais si lui-même constate quelque erreur flagrante dans le fonctionnement de l’administration du château, celle-ci aussitôt s’avère à la fois insignifiante et impénétrable : à son arrivée, par exemple, (p. 28) le château d’abord confirme les soupçons du fils de l’intendant : K. n’est qu’un vagabond, pour rappeler aussitôt et dire que K. est bien arpenteur et qu’il a été engagé par le château ; par le maire du village (p. 105) il apprendra ensuite que son engagement n’est qu’une erreur administrative.
Une marche sans issue
Pourtant par une lettre remise par un haut fonctionnaire nommé Klamm, K. apprend que c’est de ce fonctionnaire qu’il dépend, mais cette lettre lui a été remise par un messager qui n’en est pas un et dont la belle apparence (p. 53) le trompe. Il n’a pas même été engagé. Il n’y a aucun travail d’arpentage à faire, il est là par erreur, comme le maire le lui démontre clairement (ch. V) ; sa présence est aussi inutile que dérisoire, il ne dérange même pas ; sa présence est tolérée, simplement ce qu’il voit n’est pas ce qui existe.
Un peu après son arrivée, K. attend ses aides qui le suivent, dit-il, avec les instruments de mesure (p. 29). Alors qu’il tente péniblement de se frayer un chemin dans la neige haute, deux personnages le dépassent et vont où il veut aller : ce sont non ses aides mais ceux que lui alloue le château qui le reconnaît donc comme arpenteur mais ne le charge d’aucun travail.
Ces deux aides, Arthur et Jeremias, sont des figures clés : ils sont comme la preuve manifeste du désarroi de K., ils figurent les obstacles qu’à chaque pas fait naître sa marche en avant. Ils rentrent littéralement par la fenêtre quand on les chasse par la porte, toujours présents et toujours inutiles, ils ne cessent d’encombrer K. au point qu’on peut se demander s’ils ne sont pas là pour cela.
Peut-être Arthur et Jeremias, les deux aides, rappellent-ils Franz et Willem, les deux gardiens du Procès ; ils paraissent, en tout cas, issus d’une note du Journal de Kafka en date du 6 octobre 1911, où deux personnages du théâtre juif de Prague, dont Kafka était un spectateur assidu, leur ressemblent déjà sur bien des points. Peu importe ce qu’ils signifient ou représentent, seule compte leur cocasse et irritante présence : ils sont ce dont on ne peut se défaire ; un écheveau – Kafka le dit explicitement (p. 83) ; ce passage rappelle de près un court récit de Kafka intitulé : Le Souci du père de famille, tel le Golem, l’écheveau Odradek survit à tout et à tous, cocasse et grotesque, il déboule l’escalier sous les pieds des enfants et survivra au père de famille comme la honte survit à K. à la fin du Procès.
Arthur et Jeremias ne sont pas sans ressembler non plus aux balles de ping-pong qui ne cessent de poursuivre Blumfeld, un célibataire d’un certain âge, dans l’atelier de couture dont celui-ci a la charge on lui alloue deux stagiaires aussi inutiles et envahissants qu’Arthur et Jeremias.
Mais K. est à l’égard de ceux-ci aussi inconscient et cruel qu’ils sont, eux-mêmes, indiscrets et encombrants. En somme, tout s’équilibre, tout s’annule, tout est toujours à portée de la main et pourtant insaisissable.
L’explication du Château
Tout comme Le Procès, Le Château contient des chapitres-paraboles où le livre s’élucide en somme lui-même : ce sont peut-être d’une part le chapitre V, où le maire du village explique à K. que sa nomination est bien réelle mais qu’elle est une erreur, et les chapitres XVIII et XIX. K. convoqué enfin par un fonctionnaire du château, mais qui ne le convoque que pour l’humilier et le congédier, se trompe de porte et, ivre de fatigue, entre dans la chambre d’un fonctionnaire nommé Bürgel, qui ne l’attend pas du tout. Or, surprendre un fonctionnaire du château en pleine nuit est une occasion exceptionnelle dont n’osent rêver ni le fonctionnaire ni l’administré ; tout est alors possible, l’administré peut tout demander et le fonctionnaire ne peut rien refuser, mais cette occasion inespérée et qui permettrait à K. d’accéder peut-être enfin au château ne se présente qu’à l’instant même où sa fatigue est telle qu’il ne peut en profiter et Bürgel le lui dit : « Ce n’est la faute de personne si cette limite est elle aussi significative » et il continue un peu plus bas en ces termes (p. 373) : « Les occasions ne manquent pas, trop grandes, pour ainsi dire, pour être utilisées, il y a des choses qui n’échouent que de leur fait. »
Le Château est ainsi le développement d’un motif qui revient toujours chez Kafka : poursuivre un but c’est le manquer ; l’agitation des personnages, leur mouvement en avant est cela même qui les tient éloignés de ce qu’ils cherchent : K. voit la route qui mène au château ne jamais y aboutir (p. 38) et s’en éloigner au fur et à mesure qu’il l’emprunte. Tout est trompeur : le cognac à l’odeur délicieuse est une boisson râpeuse dès qu’il y goûte (p. 161). Il voit au chapitre XIX la distribution des dossiers aux fonctionnaires se faire sans se rendre compte qu’elle ne se déroule pas normalement, du fait de sa seule présence dans le couloir, et reste bloquée à cause de lui.
Tout tourne autour de Klamm : c’est le fonctionnaire du château qui a signé la lettre d’engagement de K., lettre qui d’ailleurs n’a aucune valeur (p. 119). K. dépend entièrement de lui ou du moins se l’imagine-t-il2. Accéder auprès de lui est essentiel pour K. Frieda, l’une de ces jeunes femmes qui dès son arrivée se jettent littéralement dans ses bras, le laisse regarder Klamm par un œilleton ménagé à cet effet mais c’est uniquement parce qu’il dort (p. 72). Personne ne sait si Klamm est réellement Klamm, on ne sait si c’est lui que Barnabas rencontre au chapitre XV ; pour les gens du village, autant que pour K., Klamm est présent – on le montre – et absent ; personne ne sait si celui qu’on voit est vraiment lui. Les bureaux sont-ils même les bureaux ? Personne ne pose de questions et personne n’empêche d’en poser.
Au chapitre VIII, l’un des plus importants du livre, il tente de surprendre Klamm à l’Auberge des Messieurs où il est descendu. Dans la cour il voit le traîneau de Klamm dans lequel il monte. Au bout d’un certain temps un monsieur lui demande d’en sortir en lui disant : « Vous le manquerez de toute façon, que vous attendiez ou que vous vous en alliez », et devant le refus de K. de s’en aller il fait dételer les chevaux. On ne le chasse pas, simplement, en sa présence, rien ne se passe, il fait le vide devant lui. Dès qu’il survient tout s’infléchit et s’annule. En somme, K. ne saura jamais comment les choses se déroulent hors de sa présence.
Tout ce que K. imagine est démenti par la réalité (par exemple la conversation avec la patronne de l’auberge au chapitre VI). Il édifie une interprétation toujours très logique et très plausible des faits – le lecteur ne peut à son tour que la trouver parfaitement fondée – mais elle est tout de suite démentie par la femme de l’aubergiste (ce n’est pas le maire, par exemple, qui importe, c’est sa femme à laquelle K. n’a pas prêté la moindre attention). Jamais rien n’apparaît à K. comme les autres le voient. Tout le monde ne cesse de prendre K. en défaut et de démentir à tout instant tout ce qu’il dit : Olga, la sœur d’Amalia, ou Pepi, la petite serveuse, réfutent toutes les affirmations de K. dès qu’elles ouvrent la bouche (ce qui leur arrive souvent).
L’humour
K. passe ainsi d’une petite vexation à une autre, il n’arrive rien d’important, rien de dangereux, rien de grave. On ne se moque pas vraiment de lui, on l’éconduit simplement, or, les autres en sont au même point : la femme de l’aubergiste par exemple, qui ne vit que du souvenir de la rencontre avec Klamm et de son exclusion. K. lui dit : « La bénédiction était au-dessus de vous mais on ne sut pas la faire descendre » (p. 135). Tout est à portée de main et tout est inaccessible, non seulement pour K. mais pour tous les personnages du livre. Chacun s’engage dans des actions aussi spectaculaires que vaines. Il suffit de penser aux deux aides qui dans la chambre du maire couchent l’armoire aux dossiers sur le sol et s’asseyent dessus pour en fermer les portes3. C’est là un humour qui prend les devants : je me moque de moi avant vous et mieux que vous. L’humour juif c’est cela : je sais d’avance tout ce que vous direz de moi ; alors autant que ce soit moi qui le dise. Que l’on songe simplement à l’extraordinaire chapitre XV et au récit d’Olga dont le père, tel K. lui-même, espère du château un pardon qu’il ne peut pas obtenir puisqu’on ignore sa faute (p. 299). Sa fille Amalia a simplement repoussé les avances écrites d’un fonctionnaire du château, elle a déchiré la lettre devant le messager, et aussitôt le village entier s’éloigne d’eux, la clientèle s’en va, tout le monde les fuit et le père passera ses journées assis sur un muret à attendre le passage d’un fonctionnaire à qui demander son pardon (p. 303). En réalité il ne s’est rien passé et si la famille Barnabas avait surmonté l’incident (p. 298) tout le village l’aurait surmonté avec elle. Rien, strictement rien ne forçait, et surtout pas le château, à grossir démesurément un incident aussi mineur.
Il ne se passe rien qui ne se passe dans l’âme des protagonistes : K., le père de Barnabas et tous les autres habitants du village en toute liberté construisent eux-mêmes leur emprisonnement ; c’est eux qui rendent impossible l’accès à Klamm « ce dieu buveur de bière » (Gerald Stieg4) en faisant de lui cette figure mythique construite par eux de toutes pièces. C’est la famille Barnabas qui, minutieusement, se fait l’instrument de sa propre exclusion.
En fait, si l’on peut oser une formule aussi plate, « tout le monde est logé à la même enseigne ». K. n’est que de façon plus accentuée ce que consentent à être tous les habitants du village.
K. ne cesse de se fourvoyer ; docte et solennel il donne des leçons à chacun, sachant tout mieux que tout le monde. La dérision est, si l’on veut, l’un des motifs essentiels du livre mais une dérision inhérente au déroulement des faits bien plus qu’elle ne s’exprime par la langue elle-même. Sur le rire de Kafka il faut lire le beau texte d’Elie Wiesel dans Le Siècle de Kafka (Centre G. Pompidou, 1984, p. 24-25). Cet humour, ce « Witz » c’est le « Galgenhumor », l’humour du condamné sous la potence.
Tout ce que K. fait annule ce qu’il fait, tout ce qu’il dit ne cesse d’être démenti, c’est cela l’humour de Kafka : on ne sait jamais ce qu’on doit savoir et ce qu’on sait est à tout instant démenti par la réalité. C’est Jeremias, l’un de ses aides qui a le mot de la fin. « Tu ne comprends pas la plaisanterie », dit-il à K.
Le Château dans l’œuvre de Kafka
Toute l’importance de l’œuvre de Kafka, toute sa force ne vient pas d’un message qu’elle serait censée délivrer mais de sa cohérence, de son extraordinaire unité, de son timbre très particulier. C’est sans cesse une même voix qui parle, on la reconnaît, on n’entend qu’elle, on la comprend aussitôt et on ne saurait pourtant dire ce qu’elle exprime. Les récits de Kafka, que ce soient les romans ou de toutes petites « anecdotes », disent avec une exactitude absolue ce qu’ils veulent dire ; ils coïncident si parfaitement avec eux-mêmes qu’il est impossible de les dire autrement.
Les nombreux petits textes de Kafka, ses petits récits, fables ou réflexions, comme Le Procès ou Le Château parlent de ce but que sa poursuite empêche d’atteindre mais qu’on ne peut que poursuivre. Dans l’un des Fragments (éd. Fischer, Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande, Préparatifs de noce à la campagne, p. 347) on peut lire : « Non que tu sois toi enseveli dans la mine séparé, faible et isolé du monde et de sa lumière par les masses de pierre, mais tu es dehors au contraire, et tu veux parvenir jusqu’à celui qui est enseveli et tu es impuissant contre les pierres et le monde et sa lumière te rendent plus impuissant encore. Et à chaque instant, celui que tu veux sauver étouffe, de sorte qu’il te faut travailler comme un fou et jamais il n’étouffera complètement de sorte que jamais tu n’auras le droit de cesser ton travail. » Il n’est rien qui viendra abolir la distance, non que tout soit à mi-chemin, mais aussi vite, aussi loin que l’on aille, la distance renaîtra sous les pas de celui qui la parcourt. Cela est décrit par un récit intitulé Le Pont : le pont s’est fixé sur les deux rives, encastré des dents dans l’une ; en dessous, très loin, le torrent déchaîné, nul voyageur pour le traverser : « J’étais étendu là et j’attendais ; il me fallait attendre. À moins de s’effondrer aucun pont une fois construit ne peut cesser d’être pont. » Et voici que le voyageur arrive et pour le voir, le pont se retourne et s’abîme dans les flots et se déchire sur les cailloux du fond. On n’existe que tant que le but n’est pas atteint ; l’atteinte du but coïncide avec l’anéantissement. « Pas encore », tel est le lot de l’existence kafkaïenne. De nombreux récits courts de Kafka l’expriment : Les Armes de la ville, Renonce, Le Vautour, Le Chasseur Gracchus, Poséidon, Le Terrier, etc., vont dans le même sens.
En 1920 Kafka écrit sous le titre II un certain nombre d’aphorismes où ce même thème revient (voir l’introduction du Procès, « La preuve et l’adversité ») « Il se serait accommodé d’une prison. Finir en tant que prisonnier – cela serait un but de vie. Mais c’était une cage à barreaux. Indifférent, souverain, comme si on était chez soi, le bruit du monde entre à flots par les barreaux ; au fond, le prisonnier était libre, il pouvait prendre part à tout, rien ne lui échappait dehors, il aurait pu quitter la cage lui-même, les barreaux étaient à des mètres les uns des autres, il n’était pas même prisonnier. »
De même il n’y a pas pour l’animal du Terrier de bruit autre que celui qu’il entend. Invariable, identique à lui-même, le bruit est là où est l’animal, et l’animal est là où est le bruit. Il ne peut y échapper. Le danger, de même, est toujours présent : lui-même n’est à la fois que présence du bruit et conscience du danger : il est à l’origine de ce qui le poursuit.
Je suis l’obstacle sur ma propre route. Au sein du mouvement le plus rapide, comme le dit un autre aphorisme, je suis pour moi-même immobile. Le but, donc, m’échappe toujours. Le message, s’il y en a un et viendrait-il de l’empereur, n’atteint jamais son destinataire (cf. le récit de Kafka intitulé : Un message impérial) et s’il l’atteint c’est qu’il est dérisoire (cf. les messages apportés par Barnabas, dans Le Château).
Une histoire pour chacun
Il n’y a donc pas de sens ni d’interprétation du monde, de « Weltanschauung » chez Kafka. Kafka ne donne pas de leçons et n’édifie pas de théories, il ne prétend nullement au rôle de thaumaturge ou de grand gourou, il est simplement chacun comme l’a dit Peter Handke dans un discours lors de l’attribution du Prix Kafka : « sa silhouette anonyme ne cesse de redevenir vivante ; il est peintre en bâtiment en train de repeindre la pièce d’à côté, il est grutier dans une cabine jaune, il est écolier assis au bord du chemin. Oui, Kafka a rendu tous ces anonymes perceptibles à l’aide de sa langue affectueuse et, désormais, il fait route à jamais avec eux » (in Le Siècle de Kafka, déjà cité, p. 248).
C’est pourquoi il ne saurait y avoir de « spécialistes » de Kafka. On ne peut prétendre faire autorité, vouloir se réserver Kafka. Comme le dit si bien Peter Handke, il est peu d’auteurs qui soient à ce point devenus le bien commun de tous et de chacun. C’est précisément parce qu’il échappe à toute interprétation que chacun a le droit d’en parler sans jamais pouvoir imposer sa « lecture » aux autres.
Il est peu d’œuvres qui contiennent autant une leçon de liberté, précisément parce qu’elle n’impose rien, ne proclame rien.
Comment lire Kafka
S’il est un auteur, en effet, dont on a beaucoup parlé et dont on parlera encore beaucoup, c’est Kafka. Il est peut-être l’un de ceux sur lesquels on a le plus écrit : ce n’est pas par hasard puisque la simplicité extraordinaire de ce qui est raconté le rend ininterprétable. On a beau se concentrer ou même parvenir à dire sur Kafka les choses les plus profondes qui puissent être, on n’en sent pas moins le texte se dérober. Car on ne peut parler sans intelligence de Kafka. Tous ceux – et ils sont innombrables – qui ont écrit sur lui ont tous dit des choses exactes mais toujours partiellement exactes. Il n’est aucun terme (désespoir, absurde, quête, etc.) qui épuise l’œuvre de Kafka ; ensemble ils ne l’épuisent pas davantage.
Quand tout a été dit de Kafka, et tout en a été dit – les livres et articles se chiffrent à plus de dix mille –, il faut recommencer encore. Rien n’a été dit. Peut-être est-ce cela que nous dit Kafka, avec des mots, il est vrai. Son seul message c’est peut-être qu’il n’en délivre pas, qu’il y a un « dire » (un besoin de parler) mais pas de « dit » (on ne trouvera jamais le commentaire indépassable). C’est pourquoi il faut lire un livre sur Kafka (ceux de Marthe Robert sont parmi les plus profonds et les plus émouvants qu’on puisse lire) car on y apprend nécessairement que l’œuvre de cet écrivain échappe à ce qu’on en dit. Elle n’a aucun sens qu’on puisse lui ajouter ou tirer d’elle, mais elle ne s’en impose que plus fortement et Kafka lui-même, précisément, ne cesse de redevenir cette silhouette anonyme et précise à la fois dont parlait Peter Handke.
Kafka est, dans l’intimité même de son être, juif, c’est-à-dire qu’il se sait à la fois révocable et indéfinissable, révocable puisque, en tant que juif, sa situation est « incertaine en soi, incertaine parmi les hommes », comme il l’écrit à Milena. À tout instant les juifs sont menacés dans leur survie. Indéfinissable parce que toute définition qu’on en donne est toujours à la fois fausse et insuffisante. La condition juive est la condition humaine en soi ; nécessaire et insuffisante, irréductible et fragile, comme l’écrit Gombrowicz : « Les juifs étaient notre trait d’union avec les problèmes les plus profonds et les plus ardus de l’univers » (Souvenirs de Pologne, p. 252).
Le texte et les problèmes de traduction
Kafka a écrit Le Château huit ans après Le Procès. Klaus Wagenbach et Malcolm Pasley ont établi qu’il ne l’a pas commencé avant 1920. Une lettre écrite vers le 20 juillet 1922 à Max Brod indique que les neuf premiers chapitres au moins étaient écrits à cette date. Dans une lettre du 10 septembre 1922, il écrit à Max Brod qu’il a « selon toute vraisemblance abandonné l’histoire du château pour toujours ».
Le texte, tel qu’il a été publié après la mort de Kafka, est celui que Max Brod, son ami et son exécuteur testamentaire, a recopié sur les manuscrits de Kafka. On sait que Kafka, au moment de mourir, avait demandé à Max Brod de brûler l’ensemble de ses manuscrits, ce que celui-ci, heureusement, ne fit pas.
Bien au contraire il fit publier tous les grands inédits, c’est-à-dire Le Procès, Le Château, L’Amérique, Le Journal et de nombreux récits. Brod fut un éditeur à la fois attentif et soigneux.
Dans sa postface à la première édition du Château, en 1926, Max Brod écrit que Kafka lui a dit que le prétendu arpenteur obtient à la fin, au moins en partie, satisfaction. Il n’abandonne pas la lutte, mais meurt d’épuisement. Tous les habitants du village se rassemblent autour de son lit de mort et c’est à ce moment qu’arrive du château la décision que K. n’a aucun droit à résider au village mais qu’on l’autorise néanmoins, vu certaines circonstances particulières, à y vivre et à y travailler.
La nouvelle édition du Château, publiée en 1982 par Malcolm Pasley, n’apporte à cet égard rien de bien nouveau. Des années, sinon des dizaines d’années de travail ont eu pour effet de montrer que là où le texte de Brod parlait d’une ouverture (Lücke) il fallait lire lucarne (Luke) et que parfois les virgules ne se trouvaient pas exactement là où on le croyait. Certains verbes que Max Brod a mis au prétérit (celui-ci est souvent marqué en allemand par un simple e à la fin du mot et l’écriture de Kafka, très rapide, les néglige) doivent être lus au présent. Max Brod avait d’ailleurs signalé dans sa postface de 1946 que le manuscrit du Château n’avait pas été amené par Kafka à un stade aussi proche de la publication que celui du Procès. Kafka, sans modifier le déroulement, avait aussi envisagé une autre numérotation des chapitres. Cette nouvelle édition du Château, qui conserve très exactement le texte de l’ancienne, à quelques détails près, pose de nouveau le problème de toute cette « science » de l’édition des textes. Dans un très bel article consacré à ce problème et intitulé « À quoi sert l’édition critique du Château » (Études germaniques, n° 2, 1984), Bernard Lortholary montre très bien que ces « variantes » sont à ce point minimes que le traducteur ne peut rien en faire. Or, deux gros volumes de plus de cinq cents pages sont destinés à se substituer au texte lui-même ; comme l’écrit Lortholary : « L’objet n’est plus l’œuvre et n’est même plus l’écriture mais l’édition critique elle-même, fonctionnant comme une sorte de machine célibataire dans une autosatisfaction narcissique qui bascule vers l’autisme. »
Il est à craindre que tant de « science » et tant d’éditions critiques ne finissent par masquer les textes. En l’occurrence une telle édition est d’autant moins justifiée que personne ne sait ce que Kafka aurait fait de son texte, comment il l’aurait publié ou s’il l’aurait même publié.
La langue de Kafka, nous l’avons déjà vu à propos du Procès, est absolument cristalline, d’une précision chirurgicale ; elle est exacte et décrit toujours des faits, des déroulements précis dont elle rend exactement compte et qui coïncident avec elle : tout déplacement de la langue déplace aussi les faits, infléchit donc légèrement ou fortement le récit. Il n’y a que peu de jeux de mots, la langue n’est jamais employée pour « faire de l’effet » ni pour accumuler du vocabulaire, elle est toujours destinée à être le « véhicule » de faits, de situations, de sentiments très précis et très marqués. Il peut y avoir des variations de détail mais ce sont des variations à l’intérieur d’un même film.
Comme pour Le Procès, la traduction a tenté d’être aussi fidèle que possible à ce qui est exactement dit, jusqu’à tenter de conserver la respiration particulière des textes de Kafka ; les phrases respectent la plupart du temps l’articulation de celles de Kafka : leur déroulement, la manière dont elles se mettent en place.
Kafka a une façon à lui de « prendre » les choses qu’il décrit, c’est l’accent de cette relation au monde qu’il fallait conserver. Chaque phrase du texte français devrait, retraduite en allemand, redonner dans la mesure du possible un texte qui soit le plus près possible de celui de Kafka.
Le texte utilisé pour la présente traduction est celui de l’édition courante.
Georges-Arthur Goldschmidt
Tous les noms communs prenant en allemand une majuscule, le mot « château » ne se différencie pas des autres. C’est pourquoi il est écrit, selon l’usage français, avec une minuscule dans la présente traduction.
Klamm, qui signifie « gourd » en allemand, a peut-être été inspiré à Kafka par le comte de Clam Galas qui possédait le château de Friedland (cf. Klaus Wagenbach, Kafka [trad. J. Legrand], Belfond, Paris 1983, p. 112).
On pense ici aux aventures des « bourgeois de Schilda » que Kafka ne pouvait pas ne pas connaître.
In Austriaca, Rouen, nov. 1983, n° 17.