Klytemnestre
Klytemnestre était assise dans sa chambre, filant paresseusement la laine. Sa servante Eudora était installée à côté d’elle, mais elles étaient toutes deux silencieuses. Elles profitaient du silence, tandis qu’Iphigénie dormait paisiblement dans son berceau. Un accord tacite régnait entre elles pour ne pas le rompre. Sa fille avait un an, désormais, et semblait grandir de jour en jour. Klytemnestre l’aimait plus que tout au monde. Jamais elle n’aurait cru qu’il était possible d’aimer autant un être. Si elle se sentait seule, triste ou effrayée, il lui suffisait de contempler le doux visage d’Iphigénie, ses joues roses, sa masse de boucles blondes, et un sourire lui venait aux lèvres. À certaines périodes, elle avait éprouvé des difficultés à tenir son rôle d’épouse et de reine, notamment au début, lorsqu’elle découvrait son nouveau statut – lorsqu’elle ne savait pas encore quand elle devait parler ou se taire, avant que la modestie ne devienne une habitude et l’obéissance, une routine. Il lui arrivait parfois encore de lutter pour ne pas prendre la parole, lorsque se tenir dans l’ombre de son époux lui donnait l’impression de renoncer à des aspects d’elle-même, comme si elle devait un jour disparaître complètement. Mais lorsque Iphigénie était née, et qu’elle avait tenu son enfant dans ses bras, elle avait su que c’était cela – la récompense d’être une femme.
Un ravissant gazouillis sortit du berceau, et Klytemnestre éprouva une sensation de chaleur dans la poitrine. La naissance de leur fille avait par ailleurs rapproché les époux. Klytemnestre avait comblé Agamemnon en lui donnant un enfant aussi tôt. Elle avait le sentiment qu’il la respectait davantage, la traitant comme une véritable femme et une épouse, et non comme une enfant. Il avait espéré avoir un garçon, mais aimait tendrement sa fille. Elle aurait des garçons plus tard, avait-il dit.
Cependant, quelque chose la préoccupait, tandis qu’elle filait la laine, assise dans la quiétude de sa chambre. Ce mois-ci, elle n’avait pas eu ses menstrues. Elles auraient dû survenir une demi-lune plus tôt, et chaque matin, elle se réveillait en songeant qu’elles avaient peut-être commencé, mais cela n’était pas le cas. Elle savait ce que cela pouvait signifier, naturellement. C’était une bénédiction, mais elle ne pouvait s’empêcher d’être un peu effrayée. Sa fille lui avait apporté tant de joie, une joie qui s’amplifierait avec l’arrivée d’un prochain enfant, mais elle savait combien elle avait eu de la chance que la naissance se soit aussi bien passée, que sa fille soit en bonne santé. Elle n’aurait peut-être pas autant de chance la fois suivante. Une grossesse pouvait signifier la mort autant que la vie… Telle était la voie des dieux.
Elle n’avait encore rien dit à Agamemnon, de peur de le décevoir. Elle pouvait se tromper, ou bien cela ne durerait pas. Elle attendrait d’en être certaine, ou que son état commence à être visible.
Il y eut un bruit à l’extérieur de la chambre, qui interrompit le cours de ses pensées. Elle tourna la tête et vit la porte s’ouvrir, et son époux pénétrer dans la chambre. Sans lui jeter un regard, il se dirigea aussitôt vers le berceau d’Iphigénie. Avant même que Klytemnestre puisse lui dire de ne pas la réveiller, il tendit la main vers l’enfant et caressa ses cheveux.
— Comment va ma princesse, ce matin ? questionna-t-il d’une voix tonitruante au-dessus du berceau, ébranlant la tranquillité sacrée qui régnait un instant auparavant.
Klytemnestre songea que son époux aurait été incapable de chuchoter même s’il l’avait voulu.
— Tais-toi ! Elle vient juste de s’endormir ! le réprimanda-t-elle.
Une année plus tôt, elle n’aurait jamais osé s’adresser à lui de cette manière, mais la maternité avait changé les choses. Cependant, il était trop tard. Iphigénie s’était réveillée. Une fois que son père eut fini de la chatouiller et de lui pincer les joues, il s’approcha de Klytemnestre.
— Tu peux sortir, si tu le souhaites, dit-il à l’intention d’Eudora.
La servante s’exécuta promptement. Une fois qu’elle eut refermé la porte, Agamemnon laissa tomber sa silhouette imposante sur la chaise qu’elle venait de quitter.
— Un tournoi va être organisé pour les noces de ta sœur, annonça-t-il d’un ton désinvolte.
— Oh, répondit simplement Klytemnestre, légèrement surprise par l’annonce soudaine de cette nouvelle, car cela faisait bien longtemps que personne ne lui avait parlé d’Hélène. Quand ?
— Les prétendants ont déjà commencé à arriver, m’a-t-on dit. Ils ne l’ont jamais vue, et pourtant ils se présentent en nombre pour se battre pour elle, expliqua-t-il en agitant une main dédaigneuse. Tous les jeunes nobles de Grèce, semble-t-il, et même les moins jeunes, ajouta-t-il avec un sourire amusé. Ton père est un homme intelligent, je le lui accorde ! Parvenir à organiser cela, à propos d’une jeune femme d’une telle, euh… d’une réputation discutable…
Il insista sur les deux derniers mots, dévisageant Klytemnestre comme s’il guettait une réaction qui aurait confirmé que les rumeurs qu’il avait entendues étaient fondées.
Klytemnestre fut choquée de l’entendre parler de sa sœur en ces termes, mais tenta de conserver une expression neutre, et même innocente, comme si elle ignorait ce dont il parlait. Elle aurait voulu défendre Hélène, dire que Thésée n’était qu’un pathétique menteur, mais elle savait qu’elle ne pouvait démentir cette rumeur sans démentir l’autre également… Et elle ne pouvait se permettre de cacher la vérité à Agamemnon. Pas s’il lui demandait si elle connaissait l’origine d’Hélène. Elle ne pouvait lui mentir, de peur qu’il sache et se mette en colère. Elle n’avait pas pris de l’assurance au point de ne plus craindre son époux. Mieux valait se taire…
Finalement, il se lassa d’attendre qu’elle réagisse.
— Je suis venu te dire que j’ai décidé de participer au tournoi…
Klytemnestre perdit contenance et son visage afficha une expression de confusion, mais avant qu’elle ne puisse s’exprimer, son époux poursuivit.
— Pas en mon nom, bien sûr, mais au nom de mon frère, Ménélas. Il a besoin d’une épouse, et grâce à ton père, Hélène est le plus beau parti de sa génération. Ah, ah ! rit-il bruyamment, ce qui la fit sursauter. Sa beauté est vantée dans toute la Grèce. Peux-tu croire que certains pensent qu’elle est l’enfant de Zeus lui-même ? Eh bien, quelle que soit la vérité, poursuivit-il en lui jetant un regard en biais, cela serait un affront à notre maison qu’un autre homme obtienne sa main. Ménélas doit épouser Hélène.
Klytemnestre demeura assise en silence un moment, tentant d’analyser ce qu’elle venait d’apprendre. Hélène, le plus beau parti de sa génération ? Et l’objet de toutes les discussions en Grèce ? Elle se sentit fière et heureuse pour sa sœur, mais au fond d’elle-même, elle éprouvait un sentiment plus insidieux. Était-ce du ressentiment ? Ou de la jalousie ? Que cela soit le destin d’Hélène, et non le sien ? Elle balaya cette pensée. Elle était heureuse, n’est-ce pas ? Et son époux était un grand homme, après tout. C’était pour cela qu’elle avait quitté Sparte, en réalité. Hélène aurait un bon époux, et l’avenir de Sparte serait assuré.
— Je partirai demain matin, annonça Agamemnon, l’interrompant dans ses réflexions.
— Pourras-tu transmettre mon affection à mon père et à ma mère, mon cher époux ? répondit-elle aussitôt, comprenant qu’il allait voir sa famille. Ainsi qu’à Hélène, si tu as l’occasion de lui parler ?
— Oui, selon ton désir. Je leur dirai que tu m’as donné une magnifique fille, dit-il en souriant avec tendresse, dans un de ces moments d’effusion qu’il lui accordait parfois.
Puis, en caressant une dernière fois les cheveux d’Iphigénie, il quitta la chambre.
Klytemnestre aurait aimé se rendre à Sparte avec lui. Il lui semblait injuste qu’il puisse voir sa famille, alors qu’elle ne le pouvait pas. Mais elle repoussa cette pensée. Elle devait rester pour prendre soin d’Iphigénie. Ma famille est ici, désormais, songea-t-elle. Et lorsqu’Agamemnon rentrerait, elle lui annoncerait qu’un petit être était en train de grandir en elle.