Hélène
Plus d’une vingtaine de prétendants se trouvaient désormais à Sparte, et chaque jour, au moins un autre se joignait à eux. Hélène n’était pas autorisée à assister à leur arrivée, mais elle pressait ses frères de questions – quelle était la tenue de chacun, étaient-ils beaux, avaient-ils apporté des présents ? Tandis qu’ils lui fournissaient d’amples détails sur chaque prétendant, elle se demandait si celui-ci serait le vainqueur, et s’il deviendrait bientôt son époux. Il y avait un certain romantisme dans le fait de ne pas savoir… Les jumeaux lui indiquaient aussi le nom des hommes, celui de leur père et de leur royaume, mais tout cela demeurait mystérieux pour elle. Une princesse ne connaissait pas les lieux éloignés, et moins encore les hommes qui en étaient issus. Mais l’autre jour, un prétendant dont elle connaissait le nom était arrivé : il s’agissait d’Agamemnon, l’époux de Nestre, qui participait au tournoi au nom de son frère. Elle ne s’attendait pas à sa venue, et son père non plus, semblait-il. Hélène se trouvait avec lui lorsque l’arrivée d’Agamemnon avait été annoncée, et il avait paru surpris, voire inquiet. Un instant, elle s’était sentie enthousiaste à l’idée que le roi de Mycènes soit accompagné de Nestre, mais son père avait rapidement réduit cet espoir à néant. La place de sa sœur était avec son enfant, avait-il dit.
Chaque soir, les prétendants festoyaient et buvaient dans la Salle du foyer, avec Père, Kastor et Pollux. Mais Hélène ne pouvait être présente. Son père la gardait loin d’eux autant que possible. « Une déesse est encore plus belle lorsqu’elle prend forme dans l’esprit des hommes », avait-il souligné. Elle avait pensé qu’il était étrange qu’autant de princes se battent pour elle sans même l’avoir rencontrée. Il y avait donc peut-être une part de vérité dans ce que disait son père. Cependant, elle était frustrée de ne pouvoir connaître ses prétendants. Après tout, c’était elle qui allait épouser l’un d’entre eux.
Elle devait se contenter de les observer lorsque ceux-ci s’affrontaient en dehors des limites du palais. Tous les deux jours, ils organisaient un tournoi entre eux, et Père l’emmenait y assister. Ils avaient besoin d’avoir le sentiment de se battre pour elle, disait-il. Pourtant, elle savait qu’ils voulaient avant tout impressionner son père. Elle n’était que la récompense. C’est lui qui choisirait son beau-fils et successeur.
Mais même lorsqu’ils assistaient aux tournois, elle n’était pas autorisée à se rapprocher trop près. Son père avait fait ériger une sorte de podium à une petite distance du terrain sur lequel s’affrontaient les prétendants. Tous deux s’y installaient pour observer les hommes accomplir leurs exploits. Père insistait pour qu’elle porte un voile, une immense pièce de tissu brillant drapée au-dessus de ses vêtements et de sa tête. Il lui demandait même de le tirer devant son visage, pour afficher sa modestie. Mais souvent, elle le baissait pendant que Tyndare regardait ailleurs, afin de laisser un peu d’air frais caresser sa peau. Elle suffoquait, au-dessous, assise à l’extérieur en plein soleil.
Ce jour était un jour de tournoi, et elle se sentait aussi enthousiaste que d’habitude. Elle rêvait d’arracher ce stupide voile, ainsi que sa robe, et d’aller nager dans la rivière comme elle le faisait lorsqu’elle était plus jeune. Elle dut retenir un fou rire à cette idée. Cela causerait un scandale, pensa-t-elle avec un sourire. Père serait ennuyé, mais elle n’était pas certaine de ce qu’en penseraient ses prétendants. Elle voyait la manière dont ils la regardaient. Elle savait qu’ils se demandaient qui ils découvriraient sous le voile, à quoi elle ressemblerait lorsqu’ils le soulèveraient. Cependant, leurs regards ne l’embarrassaient pas. Elle était fière d’être l’objet du désir de tant d’hommes. Ils voulaient la conquérir, et cette pensée la réconfortait. De temps en temps, elle laissait le voile glisser légèrement de sa tête, afin de laisser voir une partie de ses cheveux. Même à cette distance, elle savait que les prétendants devaient apercevoir leur éclat, car ils brillaient au soleil. Ils étaient son plus bel atout, après tout, et elle ne voyait pas pourquoi elle les aurait tenus cachés.
Un tournoi de tir à l’arc était en cours. Des esclaves lançaient des pommes en l’air, pour que les prétendants les percent avec leurs flèches, même si cette tâche se révélait trop difficile pour beaucoup d’entre eux. Plusieurs avaient seulement échoué à la première tentative, d’autres à deux ou trois reprises. Il ne restait que trois hommes en lice. Bientôt, il n’y en eut plus que deux. Puis, lorsque l’avant-dernier homme manqua sa cible de peu, il ne resta plus qu’un prétendant. Celui-ci, toutefois, ne s’arrêta pas, mais fit signe aux esclaves de continuer à lancer des pommes, et expédia ses flèches vers le ciel. Chacune atteignit sa cible. Il semblait être capable de faire mouche ainsi éternellement, tirant nonchalamment une flèche après l’autre de son carquois. Ce n’est que lorsque ce dernier fut vide qu’il s’arrêta. Abaissant son arc, il se tourna vers le podium sur lequel étaient assis Hélène et son père et leur adressa un salut respectueux. Du coin de l’œil, Hélène vit son père se lever de son siège puis commencer à applaudir, et elle l’imita.
— Qui est cet homme, Père ? demanda-t-elle. Je ne l’ai jamais vu concourir auparavant…
— Il s’agit de Philoktète, fils de Poeas, répondit Tyndare, en faisant signe aux prétendants qui attendaient de lui remettre le prix de la victoire – un grand chaudron de bronze aux poignées d’or. Certains disent que son arc est celui dont s’est servi Héraklès pour tuer les oiseaux du lac Stymphale…
Les yeux d’Hélène s’écarquillèrent de stupeur.
— Cela est certainement faux, reprit son père. Cependant, il est très habile…
Pendant que les esclaves ramassaient les pommes, Hélène demanda :
— Est-ce tout pour aujourd’hui, Père ? Est-il temps de retourner au palais ?
— Non, il y a encore une épreuve, je crois, répondit-il. Une course à pied.
Hélène en fut soulagée. Au moins, les courses à pied ne duraient pas longtemps. Elle pourrait ensuite regagner la fraîcheur de sa chambre et ôter ce stupide voile.
Les prétendants commençèrent à s’aligner pour le départ de la course. Seuls cinq d’entre eux concouraient, et elle en reconnut trois. Il y avait Ulysse, aux larges épaules et trapu. Elle le trouvait assez laid, mais il s’était révélé être un concurrent sérieux jusqu’ici. Ses frères lui avaient dit qu’il n’avait apporté aucun présent pour elle – pas même un objet ! Il s’agissait d’un homme étrange, et elle était heureuse qu’il ne devienne pas son époux – comment aurait-il pu l’espérer, alors qu’il était venu les mains vides ?
À côté d’Ulysse se tenait Ajax. Elle avait entendu des personnes le nommer « Ajax le Grand », et elle en comprenait maintenant la raison. L’homme était un géant. Il mesurait une tête de plus que les autres participants, et était plus large d’épaules qu’Ulysse. Ses bras et ses cuisses étaient extrêmement musclés. Il l’effrayait légèrement.
Le troisième homme dont elle connaissait le nom était Antilochos. Il paraissait aussi frêle qu’un roseau à côté des deux autres concurrents, étant le plus jeune et le plus léger des prétendants. Il était cependant très beau, avec ses traits fins s’harmonisant à sa silhouette juvénile, et ses longs cheveux châtains. Des trois hommes, Hélène savait lequel était son favori.
Elle remarqua qu’Agamemnon se tenait de nouveau parmi les spectateurs. Jusqu’à présent, elle ne l’avait pas vu concourir. Peut-être était-ce normal, car il n’était présent qu’au nom de son frère, mais elle avait par ailleurs le sentiment qu’il pensait que ces épreuves étaient indignes de lui. Il avait apporté les plus beaux présents, et chacun le savait. Il était en effet le roi de Mycènes et n’avait rien à prouver.
Détournant le regard d’Agamemnon, Hélène prit conscience que la course était sur le point de commencer. Au bout de quelques secondes, le cri de l’arbitre résonna, et tous s’élancèrent. Ulysse avait une courte avance. Il était suivi d’un homme qu’Hélène ne connaissait pas, puis d’Antilochos. Cependant, les jambes puissantes d’Ajax lui permirent de remonter rapidement en tête de la course, de dépasser Antilochos et d’arriver à la hauteur du second homme. Mais il y eut un cri et un nuage de poussière s’éleva lorsque Ajax chuta, ainsi que l’autre homme. Antilochos s’élança, dépassa les concurrents tombés à terre et laissa loin derrière lui le cinquième homme. Ulysse ralentissait, et Antilochos le rattrapa. Puis il le dépassa, ses genoux juvéniles s’agitant au point de devenir flous. Et ce fut terminé… Il avait remporté la course d’une courte tête devant Ulysse, et le cinquième homme se trouvait derrière eux. Cependant, Ajax et l’autre concurrent étaient toujours à terre, et Hélène s’aperçut qu’ils étaient en train de lutter. Mais non, ils ne luttaient plus. Ajax avait pris le dessus, et ses énormes mains entouraient la gorge de son adversaire. De nombreux cris fusèrent et il fallut trois hommes pour l’éloigner de sa victime.
— Il m’a fait trébucher ! rugit Ajax, dont Hélène comprit parfaitement les paroles malgré la distance, tant sa rage était grande. J’aurais gagné sans ce fils de prostituée de Crétois !
Ulysse l’avait rejoint. Il lui parla et le géant sembla se calmer peu à peu.
Hélène pensa qu’il était dommage que la victoire d’Antilochos soit ternie par la colère d’Ajax, mais le jeune homme obtint cependant sa récompense – une esclave experte en tissage, qu’elle voyait souvent dans la Salle des femmes – et ainsi prirent fin les épreuves de la journée.