Hélène
Il était tard. Les festivités de la journée étaient terminées, et les prétendants avaient regagné leurs tentes. Le palais était redevenu silencieux. Hélène avait été appelée dans la chambre de ses parents, où elle se trouvait désormais assise auprès de son père, de sa mère et de ses frères. Elle ne s’était pas tenue aussi près de sa mère depuis un certain temps, occupant à cet instant le siège près du sien, et humant son doux parfum. Cela lui semblait agréable, que tous soient ainsi réunis, mais elle savait qu’il y avait une raison à cela.
— Le tournoi se déroule depuis plusieurs semaines, désormais, comme vous le savez.
Père les regarda tour à tour. Les traits de son visage étaient accentués par l’éclairage.
— C’est pourquoi je pense que le moment est venu de désigner le vainqueur.
Hélène fut parcourue d’un frisson ; elle attendait ce moment. Son père avait posé son menton sur ses doigts joints, attendant apparemment que l’un d’eux s’exprime. Comme personne ne le faisait, il insista :
— Kastor, dis-moi sur quel concurrent se porterait ton choix.
— Eh bien, Père, répondit Kastor, je me prononcerais en faveur de Diomède.
Diomède, songea Hélène. Oui, elle se rappelait sa participation aux épreuves. Jeune, fort, plutôt beau garçon.
— Diomède est déjà un guerrier confirmé, en dépit de son jeune âge, poursuivit son frère, et il a offert de généreux présents. Pollux et moi avons chassé à plusieurs reprises avec lui, et nous sommes devenus bons amis. Il s’agit d’un homme aussi bon que tout autre ici, et je suis certain qu’il fera rejaillir sa gloire sur vous.
Avant que son père ne puisse répondre, Pollux intervint à son tour.
— Et si ce n’est pas Diomède, Père, Ajax de Salamine constituerait un bon choix.
En entendant ce nom, Hélène grimaça. Non, pas lui, pensa-t-elle très fort, comme si son père pouvait l’entendre.
— Sa force est inégalée, reprit Pollux. Il a surpassé tous les autres au lancer de disque, et tu as pu assister à ses tournois de lutte – et il s’agit en outre d’un guerrier confirmé. Si nous devons protéger Sparte, Ajax pourrait jouer un rôle non négligeable. Il n’a peut-être pas apporté autant de présents que certains, mais il a promis de réunir tous les moutons et tous les bœufs existants sur les côtes de son royaume, d’Asiné à Mégare, et de les offrir en présent de mariage.
— N’est-il pas ridiculement présomptueux ! intervint sa mère. Cet homme est bien trop fier, et impulsif. Je ne lui ferai aucunement confiance pour diriger notre royaume, ni pour être l’époux de ma fille.
Hélène fut submergée par une vague de tendresse et de gratitude envers sa mère. Elle ne souhaitait pas épouser Ajax, mais elle ne savait pas si elle aurait eu le courage d’exprimer son avis. Sa mère se souciait donc encore d’elle, malgré sa distance ; elle en prenait conscience, désormais. Hélène se tourna vers elle, espérant croiser son regard, mais Léda continua à regarder devant elle.
— Quel homme choisiriez-vous donc, ma Reine ? l’interrogea Tyndare.
— Il y a ici de nombreux hommes de talent, mon cher époux, qui constitueraient sans doute un bon choix, mais je me prononcerais pour Antilochos, fils de Nestor, en tout premier lieu. Il s’est révélé un jeune homme de qualité – rapide à la course et habile cavalier – qui a apporté de superbes présents pour rendre hommage à notre famille. De plus, son père est connu pour être d’une grande sagesse, et respecté dans toute la Grèce. Si le fils suit les traces du père, Antilochos fera un excellent parti.
Hélène se retint de hocher la tête. Elle devait admettre que la pensée que le bel Antilochos puisse devenir son époux n’était pas désagréable…
— Tes arguments sont bien pesés, commenta son père, les sourcils froncés, l’air pensif. Mais nous ne devons pas oublier que notre estimé ami Agamemnon est ici. Il est notre parent par alliance, et notre allié militaire. Il ne serait peut-être pas avisé de notre part de lui faire affront en préférant un autre prétendant à son frère. Et il a en outre apporté les plus beaux présents, de l’or, du bronze et des chevaux. Personne ici ne l’emporte sur lui, aucun autre homme…
Son père paraissait troublé, déchiré. Il semblait s’efforcer de se convaincre lui-même autant que les autres. Au bout d’un moment, il se tourna vers Hélène et la fixa. Il la dévisagea avec attention pour la première fois depuis qu’ils s’étaient tous réunis.
— Hélène, mon enfant, qu’en penses-tu ? Quel homme choisirais-tu ?
Hélène fut surprise que son père la sollicite. Elle avait pensé qu’elle devrait se contenter de rester assise et d’attendre qu’une décision soit prise – elle était même heureuse d’avoir été autorisée à être présente. Mais lui demander son propre avis ? Elle n’y était pas préparée, et devait prendre le temps de réfléchir un instant. Elle avait trouvé qu’un grand nombre de prétendants étaient de beaux hommes, et certains s’étaient révélés impressionnants au cours des tournois… mais elle n’avait eu l’occasion de parler à aucun d’entre eux. Elle avait rêvé d’un époux qui l’aimerait, et qu’elle aimerait également, comme dans les histoires que Nestre lui racontait… Mais elle n’aurait pas cet avantage. Quelle différence ferait son choix ? Diomède, ou Antilochos ou le frère d’Agamemnon, qu’elle n’avait jamais rencontré… Mais elle comprit soudain qu’en réalité, cela ferait une différence.
— Père, si j’épousais le frère d’Agamemnon, je deviendrais la sœur de Nestre par alliance. Nous serions donc deux fois sœurs, n’est-ce pas ?
— Oui, je suppose, répondit son père. Mais je ne vois pas…
— Et penses-tu que si nous étions belles-sœurs, nous pourrions nous revoir ? Je veux dire, lorsque nos époux se rendraient visite, comme les frères le font assurément ? poursuivit Hélène, enthousiaste, et heureuse d’avoir entrevu cette possibilité.
— Je n’en suis pas certain, répondit son père avec hésitation. Les épouses ne…
— Mais cela serait plus simple si nous étions belles-sœurs, qu’en penses-tu, Père ?
— Cela est possible, oui, mais…
— Eh bien dans ce cas, je choisirais le frère d’Agamemnon, ajouta Hélène, un sourire satisfait aux lèvres.
La possibilité de revoir Nestre était un espoir auquel elle avait envie de se raccrocher.
Son père ouvrit la bouche pour répondre, mais à cet instant précis, un coup poli fut frappé à la porte de la chambre. L’intendant du palais, Nicodème, se présenta et inclina la tête.
— Mon seigneur, annonça-t-il d’une voix nerveuse, le seigneur Ulysse, fils de Laërte, souhaite vous parler. Je lui ai dit que vous étiez occupé, et qu’il était discourtois de vous déranger dans vos appartements privés.
— Parfait, le coupa son père. Renvoie-le. Je le recevrai demain.
— J’ai tenté de le renvoyer, mon seigneur. Mais il a insisté, disant qu’il devait vous voir de manière urgente. Il se trouve juste à l’extérieur. Il affirme que vous serez désireux d’entendre ce qu’il a à dire.
Son père ne répondit pas, semblant réfléchir, puis finit par soupirer.
— Très bien, dit-il d’un ton impatient. Envoie-le-moi dès que je te le demanderai.
Nicodème s’inclina et sortit de la chambre. Son père se tourna alors vers Hélène.
— Il serait déplacé que tu le voies, Hélène. Les autres prétendants diraient qu’il s’agit d’un privilège injuste.
Il se leva et examina la pièce. Puis, ayant repéré ce qu’il cherchait, il s’empara d’un grand morceau de tissu accroché au dos d’une chaise.
— Utilise ce tissu comme un châle et couvre-toi, dit-il en le tendant à sa fille. Place-le devant ton visage et garde la tête inclinée. Ne lui adresse pas la parole. Agenouille-toi sur le sol à côté de ta mère, il te prendra ainsi pour sa servante.
Hélène s’exécuta, mais devoir s’agenouiller sur le sol lui déplaisait fortement. Une fois qu’elle fut couverte et immobile, son père appela Nicodème et Ulysse pénétra dans la chambre.
— Seigneur Tyndare, le salua celui-ci en s’inclinant. Ma dame, mes glorieux princes, poursuivit-il en s’inclinant devant chacun, avant que son regard ne glisse sans s’attarder sur Hélène, qui fut soulagée que le stratagème de son père ait fonctionné. Je vous rends visite car je sais que vous devez avoir atteint le point au cours duquel vous êtes prêt à choisir l’époux de la princesse Hélène, et je souhaiterais vous prodiguer mes conseils.
— Et pourquoi pensez-vous que j’aie besoin de votre aide pour choisir un prétendant ? demanda laconiquement son père. Je suppose que vous disposez d’un bon argument pour que je vous choisisse, même si vous n’avez pas apporté un seul présent… Je sais que vous êtes un beau parleur, seigneur Ulysse, mais je crains que cela ne vous soit inutile dans la situation présente.
Hélène craignit qu’Ulysse ne se sente offensé, mais celui-ci se contenta de sourire.
— Je ne suis pas venu vous dire qui vous deviez choisir, car je sais que votre décision est déjà prise, répondit-il.
Son père s’apprêta à dire quelque chose, mais Ulysse ne lui en laissa pas le temps.
— Vous allez choisir le frère d’Agamemnon, Ménélas. Il s’agit de l’unique choix dont vous disposez dans cette situation. Vous ne pouvez vous permettre d’offenser Agamemnon, et un nouveau lien entre vos deux familles renforcera votre position. Pourquoi partager votre richesse et votre influence avec un étranger, alors que vous pouvez les consolider en liant une nouvelle fois vos deux maisons ?
Hélène constata que son père s’était tu. Il écoutait Ulysse, et son expression de contrariété avait disparu.
— Certes, je ne vous ai pas apporté de présents, et je vous prie de m’excuser si je vous ai offensé, poursuivit Ulysse. Mais je me doutais que Ménélas compterait parmi les prétendants, et je savais que ma chance était mince d’obtenir la main de votre fille dans ce cas. Je souhaitais simplement avoir l’occasion de voir de mes propres yeux la plus belle femme du monde.
Ulysse s’interrompit un bref instant, et son regard se tourna vers Hélène, croisant le sien à travers l’interstice du voile. Troublée, elle baissa rapidement les yeux vers le sol, mais cela était inutile. Il savait que c’était elle. Il l’avait su dès le début… Elle rougit sous son voile. La plus belle femme du monde, avait-il dit.
— Lorsque j’ai appris qu’Agamemnon se trouvait ici au nom de son frère, j’ai compris que j’avais eu raison de ne pas courtiser sérieusement Hélène. En revanche, j’espère échanger mes conseils contre une autre épouse.
— Poursuivez, alors ! tonna son père, d’une voix impatiente. Je veux entendre le conseil que vous avez à me donner !
— Vous vous trouvez dans une position complexe, seigneur Tyndare. Vous le savez autant que moi. Vous devez choisir Ménélas, sans pour autant offenser les autres prétendants, ni leur laisser penser que le tournoi n’était qu’un simulacre… Vous devez savoir qu’il en sera ainsi si vous attribuez la victoire au frère d’Agamemnon. Ils diront que tout était arrangé à l’avance, que vous avez tous deux conspiré pour les tromper.
— Mais cela est faux, affirma son père d’un air las. Je ne savais pas qu’il…
— Néanmoins, c’est sous ce jour que les choses apparaîtront, ajouta Ulysse d’un air grave. Les autres prétendants seront non seulement en colère contre Sparte et contre vous, mais l’un d’entre eux pourrait prendre les choses en main et s’emparer de force de la récompense qui lui a été refusée. Ce risque est présent lorsque le désir des hommes a été si habilement enflammé, et leur fierté si cruellement blessée.
Hélène ne put s’empêcher de tourner la tête vers son père et sa mère, cherchant un peu de réconfort. Essaieraient-ils vraiment de l’enlever ? À la seule idée d’Ajax tentant de l’emmener, elle frissonna.
— J’ai bien sûr conscience de ce risque, mais que puis-je faire ? demanda son père d’une voix fatiguée. Je ne vois pas…
— Il existe une solution, seigneur Tyndare. Un moyen de la préserver de tout acte de violence ou de tout enlèvement.
Hélène le vit sourire à demi tandis qu’il révélait enfin son stratagème.
— Faites-leur prêter serment. Avant de révéler le nom du vainqueur, faites-leur promettre au puissant Zeus, fléau des parjures, qu’ils accepteront votre décision et n’useront de violence ni à votre encontre, ni à l’encontre d’Hélène ou du vainqueur. Faites-leur également promettre que si un homme enlève votre fille, ils aideront son époux à la retrouver. Ils prêteront tous les serments que vous leur demandez, si cela est une condition préalable au statut de prétendant. Mais vous devez battre le fer tant qu’il est chaud, car ils sont encore si captivés par l’idée qu’ils se font d’Hélène qu’ils se sont imaginé qu’ils avaient une chance. Faites-leur prêter serment demain, à l’aube. Puis organisez une dernière journée d’épreuves, pour leur donner le sentiment que votre décision n’a pas encore été prise, et au crépuscule, vous pourrez annoncer que le vainqueur est Ménélas.
Une fois qu’il eut exposé sa stratégie, Ulysse arbora un sourire satisfait.
— Je vous suggérerais également de restituer leurs présents aux prétendants, une fois que vous aurez annoncé le nom de l’époux, afin d’alléger l’amertume de leur défaite, ajouta-t-il comme si cette idée venait de lui traverser l’esprit. Sauf ceux d’Agamemnon, bien sûr. Vous serez privé d’une petite fortune, certes, et la princesse sera sans doute triste de ne pouvoir disposer de ces beaux vêtements et bijoux, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil en direction d’Hélène, mais une guerre vous coûterait beaucoup plus cher.
Ulysse se tut. Son père demeura également silencieux un moment. Hélène vit ses traits se creuser, son regard plongé dans le vague, tandis qu’il semblait réfléchir.
— Tu es un homme éclairé, Ulysse, fils de Laërte, et ton conseil est judicieux. J’agirai comme tu me l’as conseillé, car je n’entrevois pas de meilleure solution moi-même. Espérons que tout se passera aussi bien que tu le prédis, soupira-t-il profondément, comme pour expulser les soucis des dernières semaines. Je te remercie pour ton conseil, mais je sais que tu n’as pas agi par charité. Tu as mentionné que tu espérais obtenir une épouse en échange, mais tu dois savoir que je n’ai pas d’autre fille.
— Je le sais. Je pensais plutôt à votre nièce. Votre frère Ikarios a une fille qui sera bientôt en âge de se marier. Elle ne m’apportera pas un royaume, mais j’en possède déjà un. Je n’ai besoin que d’une femme, et de fils pour remplir les salles de mon palais…
— Oui, il s’agit de Pénélope. Une douce jeune fille, répondit son père.
Hélène se souvint de sa cousine, avec laquelle elle jouait lorsqu’elle était enfant. Celle-ci avait vécu quelque temps au palais, mais elle ne l’avait pas vue depuis plusieurs années.
— Je vais m’entretenir avec mon frère à ce sujet, car je vous suis reconnaissant pour votre intervention.
— Il s’agit de ma seule demande, déclara Ulysse en s’inclinant humblement. Et maintenant, je pense que je vais regagner ma tente. Je vous souhaite à tous une bonne nuit.
Dès qu’Ulysse fut parti, Hélène se releva. Ses genoux étaient douloureux à cause du sol en pierre. Tandis qu’elle retirait son voile, elle entendit sa mère gronder à voix basse :
— Si tu avais l’intention de choisir Ménélas, pourquoi nous as-tu réunis ici pour nous demander notre avis ? Pourquoi toute cette comédie ? Pour nous donner l’impression que nous avions notre mot à dire ? Était-ce le seul but de cette réunion ?
— Non, Léda, soupira son père, qui semblait fatigué. Je continue de penser que nous avons le choix… Je souhaitais en tout cas m’entretenir avec vous. Vous tous, précisa-t-il. Mais Ulysse a raison. Nous devons choisir Ménélas. Et espérer que son plan fonctionnera et que tout se passera bien.
Il se tourna vers Hélène.
— C’est bien ce que tu désirais, n’est-ce pas, mon enfant ? demanda-t-il avec un doux et pâle sourire. Tu as dit que tu aimerais être la belle-sœur de Nestre, et tu le seras. Je connais Ménélas. Il s’agit d’un homme bon et d’un excellent guerrier. Je suis certain qu’il te rendra heureuse !
Hélène sourit également à son père, même si elle éprouvait une certaine frayeur. Cela n’était pas le cas lorsqu’ils avaient parlé à tour de rôle un instant auparavant, elle s’était même sentie enthousiaste à l’idée d’imaginer quel prétendant deviendrait son époux. Mais désormais, la décision ayant été prise, tout devenait beaucoup plus réel. Bientôt, elle épouserait Ménélas, un homme qu’elle n’avait jamais vu, ni rencontré, et à propos duquel elle savait peu de choses. Elle se sentait telle une feuille d’automne, arrachée par un vent turbulent et tombant dans la rivière au-dessous. Il ne lui restait plus qu’à le maintenir à flot car le courant n’aurait de cesse de l’entraîner vers son avenir.
Le matin suivant, dans la brume de l’aube, les prétendants furent réunis et tous prêtèrent serment. Ulysse avait raison ; aucun ne s’y opposa. Et lui-même prêta serment avec les autres. Des libations furent répandues, et un étalon blanc à la robe immaculée fut sacrifié. Un bélier aurait pu faire l’affaire, mais Père souhaitait souligner l’importance du serment. Hélène savait que le cheval provenait des écuries royales. Il s’agissait d’un superbe animal, dominant les hommes qui le conduisirent jusqu’à l’autel. Il était calme, ne soupçonnant pas le sort qui lui était réservé. La jeune femme dut détourner le regard lorsque son père lui trancha la gorge.
D’autres épreuves furent organisées, comme l’avait suggéré Ulysse, et une course de chars se déroula jusqu’au soir. Puis lorsque le soleil descendit sur l’horizon, son père annonça que Ménélas, fils d’Atrée, prince de Mycènes, était l’homme qu’il avait choisi pour épouser sa fille. Et tout fut terminé. Hélène avait finalement été conquise, sans protestation ni manifestation de violence.