Hélène
Deux ans plus tard
Le silence régnait lorsque Hélène pénétra dans la Salle du foyer derrière son époux. Il ne s’agissait pas d’un silence total, mais d’un silence plein de vie et de bruissements, de conversations interrompues et de toux réprimées. Les regards étaient dirigés vers Ménélas lorsqu’il traversa la pièce d’un pas mesuré, mais Hélène remarqua qu’ils se tournaient ensuite vers elle, qui n’était que l’ombre de son époux. Non, en réalité, ils la regardaient elle. Son ventre arrondi suscitait leur curiosité.
Ménélas avait atteint le foyer et s’arrêta devant. Hélène prit place à côté de lui, et sentit la chaleur des flammes sur son visage. Elle se demanda si le bébé pouvait la sentir également. Instinctivement, sa main se déplaça vers son ventre, pour faire écran entre le feu et la vie qui était en elle.
Un grand calice doré empli de vin fut remis à son époux. Le brandissant afin que tous le voient, Ménélas versa son contenu dans les flammes, les faisant crépiter et vaciller. Cela était un bon présage ; les dieux étaient satisfaits.
Une fois la libation offerte, l’époux d’Hélène tourna le dos au foyer et s’adressa d’une voix forte à l’assemblée.
— Les dieux m’acceptent comme votre nouveau roi, et vous demandent de faire de même.
Il s’agissait d’un grand jour. Ménélas prenait enfin la tête du royaume qui lui avait été promis plus de deux ans auparavant, lorsqu’il avait conquis son épouse. Et Hélène accédait au statut de reine. Depuis qu’elle était devenue l’héritière du trône, cette pensée l’exaltait. Hélène, reine de Sparte, songeait-elle. Elle aimait la résonance de ces paroles. Mais aujourd’hui, elle éprouvait une légère appréhension. Être la femme d’un roi était une grande responsabilité, et elle en sentait le poids, désormais. La raison pour laquelle cela avait lieu maintenant était liée à elle, parce qu’elle portait un enfant. Dès que sa grossesse avait été confirmée, son père avait annoncé qu’il allait se retirer et transmettre son royaume à son successeur. C’était la raison pour laquelle elle occupait une position importante dans cette cérémonie, aux côtés de son époux. Ils avaient besoin qu’elle occupe le devant de la scène afin de prouver sa fertilité, qui allait assurer le maintien de la lignée. Elle savait que cela était la seule raison de sa présence ici, en réalité, alors qu’elle se tenait devant le foyer, silencieuse et immobile. Mais elle ressentait une grande pression sur ses épaules. Elle n’avait que dix-sept ans, et cependant, un royaume entier plaçait ses espoirs en elle, dépendait d’elle pour sa préservation. Elle, Hélène, était le réceptacle de son avenir.
Son père fit un pas en avant, en ôtant la couronne qu’il portait sur la tête. Il la tendit à Ménélas, qui s’en empara respectueusement. Elle se composait d’un cercle en or finement forgé et de longues pointes du même métal précieux, évoquant les rayons du soleil. Lorsque son époux la posa sur sa propre tête, il apparut comme le roi qu’il était désormais, en grand apparat. Il portait un somptueux manteau violet ourlé et paré d’or sur le devant. Son cou et ses oreilles ornées de pendentifs étaient également revêtus d’or. Le métal possédait le même éclat que le feu devant lequel se tenait Ménélas. Même Hélène, accoutumée à un tel raffinement, dut admettre qu’il était magnifique. Elle ressentit une bouffée de fierté, car l’assemblée contemplait son mari, le roi, avec une admiration respectueuse.
Une fois la cérémonie du couronnement terminée, les préparatifs du festin commencèrent. Un grand nombre de moutons et de chèvres furent sacrifiés, ainsi que deux bœufs puissants. La vue et l’odeur du sang rendirent Hélène nauséeuse, et elle répugna à voir la vie ainsi ôtée successivement aux animaux. Mais elle savait que ces sacrifices plairaient aux dieux, ainsi qu’aux nombreuses personnes venues voir leur nouveau roi, et cela était important en ce jour.
Après que la part de la graisse et des os destinée aux dieux eut été brûlée en guise d’offrande, la viande fut mise à rôtir, et les festivités démarrèrent.
***
Hélène n’avait pas vraiment envie de participer au festin. Son ventre était en permanence douloureux et elle ressentait des élancements dans le dos. Elle savait cependant qu’il n’y avait là rien de grave. Cela était simplement dû aux coups de pied de l’enfant. Cependant, cela était inconfortable et lui coupait l’appétit. Elle savait que ce repas était important, et que sa présence était appréciée, même si l’éclat de son époux ne faisait que rejaillir sur elle, mais tout ce qu’elle aurait aimé faire à présent était quitter les lieux pour retrouver la quiétude de sa chambre.
Sa mère était assise à sa droite. Elle touchait également à peine à la nourriture, mais elle avait toujours semblé avoir peu d’appétit. Hélène l’avait vue maigrir au fil des ans, depuis le départ de Nestre – comme si elle disparaissait lentement, s’acheminant vers l’anéantissement. Sa légendaire beauté s’était flétrie, disparaissant dans ses joues grises et creusées, dans les cernes sombres soulignant ses yeux ternis. Hélène aurait aimé avoir le pouvoir de la faire rayonner de nouveau. Mais peut-être serait-ce le cas, d’une certaine manière, en devenant reine. Elle savait que sa mère éprouvait des difficultés à s’exposer aux regards, à se trouver au centre de l’attention, à laisser voir ce qu’elle était devenue, et elle serait désormais libérée de ses obligations publiques. Elle pourrait vivre en paix et à l’abri des regards. Et un petit-enfant serait peut-être une source de joie pour elle. Hélène l’espérait. Elle caressa son ventre en imaginant entendre sa mère rire à nouveau.
— Qu’y a-t-il, Hélène ? Est-ce le bébé ? demanda sa mère, assise à côté d’elle, l’air inquiète en voyant sa fille caresser son ventre.
— Non, non tout va bien, répondit celle-ci avec un sourire. Je pensais simplement à ce qui se passera lorsque l’enfant sera présent.
Sa mère hocha la tête et ses traits se détendirent.
— Je suis fière de toi, avoua-t-elle à voix basse. Tu le sais, n’est-ce pas ? dit-elle en regardant sa fille dans les yeux, puis en baissant de nouveau le regard.
Le cœur d’Hélène se mit à palpiter.
— Oui, mère, répondit-elle, alors qu’elle n’en avait rien su, du moins jusqu’à présent.
Comment aurait-elle pu en être consciente, alors que sa mère lui adressait à peine la parole ? Alors qu’elle la regardait à peine ? Avec hésitation, elle s’empara de la main osseuse de Léda et la pressa doucement. Elle ne savait pas si son geste était opportun, mais elle ne voulait pas laisser passer cette occasion. Elle voulait lui faire comprendre à quel point ses paroles comptaient pour elle, à quel point elle comptait pour elle.
Sa mère lui adressa un faible sourire et tapota la main de sa fille avant de retirer la sienne.
— J’ai adressé des prières à Eileithyia afin que la naissance se déroule bien, ajouta-t-elle, le visage redevenu grave. Cela présente toujours un risque, tu sais…
— Je le sais, répondit Hélène. Cependant, je ne suis pas inquiète.
Elle était sincère. Nestre avait déjà donné naissance à deux enfants sans difficulté. Pourquoi serait-ce différent pour elle ? S’inquiéter à propos d’une chose qui pourrait se passer n’avait pas de sens, pas tant que cela ne se produisait pas. Telle était sa façon de penser, du moins…
Ménélas, en tenue d’apparat, était assis à sa gauche. Elle se tourna vers lui, tentant de capter son regard. Elle se sentait heureuse et fière, de meilleure humeur grâce aux paroles de sa mère, et souhaitait partager son bonheur d’une manière ou d’une autre avec lui. Elle se serait contentée d’un échange de sourires, mais il ne regardait pas dans sa direction. Elle voulut lui prendre la main, mais l’un des nobles locaux engagea à cet instant la conversation avec lui, et l’occasion fut perdue. Ils avaient à peine pu se parler au cours de la journée ; pourtant, elle aurait simplement souhaité profiter d’un instant de complicité pour célébrer leur bonheur partagé. Ils étaient devenus roi et reine de Sparte – cela ne méritait-il pas un commentaire, ou au moins, un signe discret de connivence ?
Cela n’était pas la première fois qu’Hélène se sentait frustrée. Elle n’avait pas choisi son époux, pas réellement, et n’était pas amoureuse de lui lorsqu’ils avaient été unis, mais elle s’était investie de tout son cœur dans ce mariage. Elle voulait connaître l’amour et la passion dont elle avait tant entendu parler dans les histoires que Nestre lui racontait lorsqu’elles étaient petites. Elle désirait établir une belle relation avec Ménélas. Elle aurait voulu partager tous les moments – bons et moins bons – avec lui. Mais elle avait parfois l’impression d’avoir épousé un bloc de pierre. Il parlait peu et se confiait encore moins. En dépit de leurs moments d’intimité physique, Hélène avait l’impression qu’elle le connaissait à peine. Du fait de son mutisme, elle ne pouvait qu’imaginer ce qu’il ressentait, et l’opinion qu’il avait d’elle. Il ne se montrait jamais cruel, n’élevait pas la voix en s’adressant à elle, ne levait pas la main sur elle, et elle savait qu’elle pouvait lui en être reconnaissante, mais elle détestait douter ainsi en permanence de ce qu’il éprouvait. Elle ne savait pas s’il était heureux, si elle lui plaisait, si elle se montrait à la hauteur de ses attentes. Elle n’aurait jamais imaginé que les choses se passeraient ainsi – pour elle, l’épouse la plus convoitée de Grèce ! Des hommes avaient composé des poèmes à son intention, s’étaient battus pour lui rendre hommage, pour lui prouver leur amour afin de la conquérir. Cependant, Ménélas était différent. S’il l’aimait, il ne le lui disait pas. S’il la trouvait belle, il gardait cela pour lui.
Mais elle éprouvait de nouveau de l’espoir, en raison de l’enfant qu’elle portait. Les sentiments de Ménélas à l’égard du bébé étaient plus transparents. Il caressait son ventre avec une tendresse touchante, en souriant d’un air absent. Il s’était assuré qu’Hélène dispose de tout le confort nécessaire pendant sa grossesse et se montrait inquiet dès qu’elle éprouvait la moindre douleur. Elle savait qu’il aimerait ce bébé, quels que soient ses sentiments envers elle, et elle espérait follement que l’enfant leur permettrait de se rapprocher. Après tout, leurs deux sangs, mais également leurs espoirs et leurs craintes, leurs joies et leurs peines, seraient pour toujours unis dans cette nouvelle vie. Oui, cet enfant représenterait le début de leur amour, l’union de leurs âmes. Hélène en était convaincue.
N’ayant pas réussi à attirer l’attention de son époux, Hélène décida de profiter un peu du repas. Elle absorba une petite quantité de bouillon de lentilles, car elle n’était pas certaine de supporter la viande, mais la douleur de son ventre se réveilla, plus forte qu’auparavant. Elle tressaillit et heurta du coude une coupe de vin. Elle vit Ménélas et sa mère se tourner dans sa direction, mais elle était trop absorbée par la douleur pour s’excuser à propos du vin.
— Le moment est-il venu ? demanda sa mère d’une voix inquiète.
Hélène la dévisagea, soudain effrayée.
— Je ne sais pas. Qu’en penses-tu ?
Les mains de son époux se posèrent doucement entre ses omoplates. Enfin, se dit-elle, sentant la connexion qu’elle avait cherchée toute la soirée s’établir entre eux. Cependant, il ne s’adressa pas à elle, mais à sa mère.
— Est-elle sur le point d’accoucher ? demanda-t-il.
La douleur persistait. Elle était sur le point de le leur dire lorsqu’elle sentit un liquide s’écouler sous elle. Craignant d’être en train de saigner, elle se leva, et davantage de liquide encore se mit à couler le long de ses jambes. Terrifiée, elle souleva sa jupe. Il y avait une petite flaque sur le sol entre ses pieds, mais il ne s’agissait pas de sang.
— Il est temps, affirma sa mère.