Klytemnestre
Klytemnestre se trouvait dans la Salle du foyer. Agamemnon recevait les doléances, et lui avait demandé d’y assister. Il souhaitait sans aucun doute exposer aux yeux de tous la solidarité familiale, la santé et la prospérité royale, car elle était parée de ses plus beaux atours et bijoux. Elle était assise, filant de la laine pourpre – que pouvait-elle faire d’autre, ici, exposée aux yeux du public ? Elle ne savait pas si elle devait éprouver du ressentiment parce qu’elle était utilisée de la sorte, ou de la gratitude parce qu’Agamemnon lui accordait assez d’importance pour solliciter sa compagnie. Elle avait le sentiment que le rôle qu’elle jouait dans sa vie s’amenuisait – elle n’aurait pas été surprise s’il avait installé sa concubine sur ce fauteuil à sa place.
Klytemnestre avait appris son nom : Leukippe. Elle aurait voulu la détester – cela était plus simple que de détester son époux, plus simple que de le blâmer lui pour la dégradation lente de leur mariage – mais depuis qu’elle l’avait vue, elle n’éprouvait plus que de la pitié. Elle l’avait aperçue une ou deux fois dans le palais, avant de changer brusquement de direction pour l’éviter. La jeune fille était jolie, certes, mais elle avait essentiellement l’air d’une enfant effrayée. Effrayée, et triste et seule. Elle devait avoir l’âge qu’Hélène avait actuellement. Elle aurait pu éveiller l’instinct de protection de Klytemnestre si les circonstances avaient été différentes.
Les doléances exprimées par un fermier espérant obtenir une diminution de sa taxe sur les céréales furent expédiées. Elle avait appris qu’Agamemnon considérait la clémence comme une faiblesse, et en voyant l’homme déçu quitter la salle, le visage tendu, elle ne put s’empêcher de penser qu’un homme gérerait mieux son royaume s’il était capable de se nourrir seul et de nourrir sa famille.
Le fermier avait à peine disparu que le plaignant suivant se présenta. Il avait été annoncé par le héraut sous le nom de « Kalchas d’Argos, fils de Thestor, prophète et prêtre de Péan Apollon ».
L’homme avait manifestement une vingtaine d’années et se déplaçait avec une dignité supérieure à celle d’une personne de son âge. Un ruban de prêtre était noué autour de sa tête, et il tenait un bâton orné d’autres rubans. Il fit le tour du foyer carré et s’arrêta devant Agamemnon.
— Un prêtre, n’est-ce pas ? grogna le roi, en s’adossant nonchalamment. Je suppose que vous allez demander une diminution de votre taxe, comme tous les autres, hein ? En l’honneur des dieux, ou pour une raison de ce genre…
Le jeune homme attendit quelques instants, laissant les paroles d’Agamemnon résonner dans la pièce avant de s’exprimer.
— Je vous implore en effet au nom de mon temple et des dieux, seigneur Agamemnon. Mais non à cause des taxes que nous versons au palais – nous sommes satisfaits de ces dispositions, qui nous conviennent.
Il fit une pause, se raidit légèrement et sembla se camper plus fermement sur ses jambes. Il déglutit avant de poursuivre :
— Je viens pour demander le retour d’une jeune fille qui était au service des dieux et se préparait à devenir prêtresse. On m’a dit que vous l’avez rencontrée lors d’une fête dans la plaine d’Argolide et que vous l’avez emmenée au palais. Je vous demande de me laisser la ramener au temple.
Agamemnon demeura silencieux, mais Klytemnestre le sentir frémir d’une énergie nouvelle. Il finit par se pencher en avant et déclara :
— Pourquoi vous donnerais-je satisfaction ? Pourquoi vous laisserais-je l’emmener ? Je ne l’ai pas enlevée et elle ne s’est pas rebellée contre le fait de vivre ici. Qu’avez-vous à opposer à la volonté d’un roi ?
Ils parlaient tous deux de la concubine d’Agamemnon, à n’en pas douter. Klytemnestre écoutait avec attention, même si elle faisait mine d’être absorbée par son ouvrage.
— Avec tout le respect que je vous dois, seigneur Agamemnon, reprit le jeune homme, cette demande n’est pas la mienne, mais celle des dieux. Leukippe a été désignée pour servir Artémis. Elle a été préparée à vivre l’existence d’une prêtresse depuis son plus jeune âge, est demeurée chaste et ne s’est pas mariée afin que son existence puisse être consacrée à la Chasseresse Vierge. Vous privez la déesse de sa servante en la gardant ici.
Agamemnon laissa échapper un rire tonitruant.
— Si c’est la raison de votre venue, je ne m’inquiéterais pas. Je ne pense pas qu’elle puisse avoir encore une utilité pour la Vierge !
Les joues de Klytemnestre s’empourprèrent, à la fois de honte et de colère, ajoutant au feu enragé qui brûlait en elle. Comment son époux pouvait-il parler aussi crûment alors qu’elle se trouvait là, assise à ses côtés ? Ses sentiments, sa fierté, n’avaient-ils aucune importance pour lui ? Et elle-même ? Avait-elle encore de l’importance ?
Le prêtre paraissait tout aussi choqué qu’elle. Il y avait de la colère dans son regard, et peut-être également un soupçon de tristesse. Il semblait plus tendu encore qu’auparavant.
— Voulez-vous dire que vous l’avez souillée ? Elle, une prêtresse d’Artémis ?
— Surveillez vos paroles, gronda Agamemnon. Ne m’accusez pas d’impiété ! Comme vous l’avez dit, elle ne faisait que se préparer à devenir prêtresse. Je n’ai commis aucun crime contre les dieux.
Le prêtre était muet de stupéfaction. Il ouvrit la bouche, mais aucun son intelligible n’en sortit. Il finit par dire à voix basse, presque pour lui-même :
— Je suis arrivé trop tard.
— En effet ! tonna Agamemnon. Si sa chasteté était aussi importante, le temple aurait dû envoyer quelqu’un plus tôt. Elle est ici depuis plus d’un mois, par Zeus ! Il aurait fallu que je sois eunuque !
Il rit de sa propre plaisanterie, provoquant presque la nausée chez Klytemnestre.
— J’étais absent, murmura le jeune homme. Je me trouvais à Thèbes. Je ne suis rentré qu’hier… Les autres… lâches, dit-il en prononçant ce dernier mot comme s’il crachait, comme s’il avait un goût amer dans la bouche.
— Eh bien, si c’est tout… commença Agamemnon.
— La renverrez-vous, cependant ? demanda le prêtre, d’un ton presque suppliant. Elle peut continuer de servir au temple… sa place est à Argos.
— Je ne pense pas, non, répondit Agamemnon sans ménagement. Sa place est ici, aujourd’hui ! Vous devriez être heureux pour elle. Être choisie par le roi est un grand privilège.
— Un privilège ? répéta le prêtre en tremblant, avant de pincer les lèvres. Très bien, mon seigneur, finit-il par laisser échapper. Merci pour cette audience.
Il s’inclina profondément et quitta la salle, son regard croisant brièvement celui de Klytemnestre.
Elle s’aperçut qu’elle avait retenu son souffle et se remit à respirer aussi silencieusement que possible. Incapable de regarder son époux dans les yeux, elle se concentra sur la rotation de son fuseau et entendit à peine les dernières doléances de la journée. Agamemnon avait traité la plainte comme il le faisait d’habitude, comme si la demande du prêtre n’avait pas eu trait à un sujet plus important que la culture de l’orge, mais Klytemnestre ne parvenait pas à oublier les yeux tristes du jeune homme. Il lui sembla qu’elle n’était pas la seule à souffrir de la nouvelle distraction de son époux.