17

Klytemnestre

Il était tard. Le soleil s’était couché plus d’une heure auparavant, et la chambre n’était éclairée que par quelques lampes vacillantes. Klytemnestre était assise seule, tirant avec nervosité sur les petites peaux entourant ses ongles. Heureusement, les filles dormaient. Il ne lui restait qu’à attendre le retour d’Eudora.

Elle avait hésité à impliquer sa servante. Si elles étaient surprises, et si Agamemnon apprenait ce qu’elles s’apprêtaient à faire… le risque était plus élevé pour une esclave. Mais Eudora était la seule personne à laquelle elle accordait une confiance absolue, et elle ne pensait pas pouvoir accomplir cela seule. Avoir quelqu’un à qui ouvrir son cœur avait déjà été d’un grand secours. Et elle ne lui avait confié qu’une seule mission. La tâche la plus difficile lui incombait.

Malgré la quiétude de la soirée, elle percevait le son lointain de festivités. Agamemnon avait organisé une fête en l’honneur de ses chefs militaires et de ses meilleurs soldats. Celle-ci durait depuis plus d’une heure, et les hommes avaient sans doute dîné, mais elle savait qu’ils allaient encore boire durant au moins deux heures – comme ils le faisaient habituellement. La fête était prévue depuis des semaines, et Kalchas avait eu l’idée de profiter de cette occasion – ils n’en auraient peut-être pas d’autre.

Klytemnestre se sentait anxieuse. Elle ne pouvait reculer, désormais – les dés étaient jetés. Mais maintenant qu’il fallait agir, qu’elle devait s’opposer à son époux, elle se sentait coupable. Quel genre de femme était-elle ?

Une femme qui souhaite retrouver son mari, suggéra une petite voix dans sa tête. Elle savait qu’il était égoïste de penser à son propre bonheur lorsque celui de tant d’autres personnes était en jeu, et pourtant, la pensée que son acte de rébellion, ce soir, pourrait améliorer son mariage, était la seule chose qui lui permettait de garder son calme. Elle agissait pour le bien de chacun, après tout, n’est-ce pas ? Et non uniquement pour celui de Leukippe. Elle imaginait sans difficulté que cette pauvre jeune fille souffrait, loin de sa famille, effrayée et seule. Celle-ci lui faisait songer à elle-même lorsqu’elle était arrivée pour la première fois ici, au palais, mais pour elle, cela était différent. Elle était mariée et avait des enfants légitimes. Agamemnon avait ôté cette possibilité à Leukippe. Il s’était approprié l’existence d’une personne, à laquelle Klytemnestre allait rendre sa liberté. Si elle n’aidait pas cette jeune fille, qui le ferait ?

Et cependant, elle savait qu’en trahissant son époux, elle allait à l’encontre de son devoir. Son père lui avait toujours parlé de l’importance du devoir, du rôle que chacun avait dans la vie, du fait de devoir faire ce que l’on attend de nous. Il parlait du devoir comme d’une chose sacrée.

S’apprêtait-elle à commettre un sacrilège, ce soir ? Y penser était-il déjà un sacrilège ? D’être assise ici, à attendre d’agir ?

C’est alors qu’un souvenir refit surface dans sa mémoire. Alors qu’elle se trouvait dans la Salle du foyer avec son père, un homme avait été présenté par les gardes, qui l’avaient surpris en train de voler du grain dans le magasin du palais. Père avait écouté le récit de l’homme ; les siens mouraient de faim, leur village avait subi un problème de récolte. Son père l’avait laissé partir. Il avait ordonné que des réserves de céréales soient acheminées jusqu’au village, et que l’homme soit autorisé à emporter ce qu’il était capable de transporter afin de nourrir sa famille jusqu’à l’arrivée des réserves.

Klytemnestre n’avait su quoi en penser. Père n’avait-il pas toujours dit qu’il fallait accomplir son devoir ? N’avait-il pas dit que le devoir d’un roi était de faire respecter les lois ? De punir ceux qui les enfreignaient ?

Son père avait souri.

— Comment pourrais-je punir un homme qui tente de venir en aide à sa famille ? avait-il dit. J’aurais peut-être agi comme lui, à sa place…

Cependant, elle avait continué à éprouver un léger doute. Il avait donc saisi son menton entre ses doigts et lui avait parlé de la voix douce qu’il utilisait lorsqu’il voulait lui enseigner quelque chose.

— Parfois, nous devons faire notre devoir, et parfois, nous devons faire ce qui est juste, avait-il dit. La difficulté est de savoir quand cela est la même chose, et quand cela ne l’est pas.

Un léger coup frappé à la porte fit disparaître de son esprit l’image du visage souriant de son père, et elle revint au présent. Une seconde plus tard, Eudora entra dans la chambre, suivie de Leukippe, pâle et effrayée.

Sa servante avait donc pu accomplir sa part de leur plan sans difficulté. Klytemnestre lui avait demandé d’aller chercher la jeune fille dans la chambre dans laquelle Agamemnon l’avait installée. Si la reine l’avait fait elle-même, cela aurait pu éveiller des soupçons.

Elle fit signe aux deux femmes d’entrer rapidement, et Eudora ferma doucement la porte derrière elles. Leukippe s’effondra subitement à genoux.

— Je suis désolée, ma dame, je ne voulais pas vous faire de mal. Je sais que vous devez me détester, mais je vous en prie… ne me frappez pas, balbutia la jeune fille, dont le visage terrifié était couvert de larmes et qui tendait des bras implorants vers elle.

— Moins fort, moins fort ! lui enjoignit Klytemnestre. Quelqu’un va vous entendre !

Elle se tourna vers Eudora :

— Ne lui as-tu rien expliqué ?

— Non, maîtresse. J’ai pensé qu’il valait mieux que ce soit vous…

Klytemnestre soupira et posa une main sur l’épaule tremblante de Leukippe.

— Je ne t’ai pas fait venir ici pour te frapper, expliqua-t-elle. Mais pour t’aider…

La jeune fille sembla déconcertée.

— Ton frère Kalchas est venu me voir, poursuivit Klytemnestre en se redressant. Il m’a demandé de t’aider à t’échapper du palais, et c’est ce que je vais faire. Il doit t’attendre à l’extérieur de la citadelle à l’heure qu’il est.

— Kalchas ? murmura la jeune fille. Je savais qu’il ne m’abandonnerait pas ! Je savais qu’il viendrait ! Cependant, je ne m’attendais pas… s’interrompit-elle avant de lever les yeux vers Klytemnestre. Je suis désolée pour le tort que je vous ai causé, ma dame.

Klytemnestre s’arrêta un instant, plongeant son regard dans les immenses yeux étincelants de la jeune fille. Oui, elle avait été blessée, mais celle-ci n’en était pas responsable. Elle repoussa les sentiments de jalousie qu’elle avait parfois éprouvés durant les derniers mois, ce pincement douloureux lorsqu’elle imaginait les mains de son époux caressant une peau blanche et douce qui n’était pas la sienne.

— Cela n’est pas ta faute, Leukippe, répondit-elle doucement, en s’efforçant de sourire et en tendant une main à la jeune fille pour qu’elle se relève. Nous devons changer de vêtements, maintenant, avant de quitter cette chambre. Personne ne fera attention à nous si nous avons l’apparence d’esclaves, dit-elle en lui tendant des vêtements grossiers. Je l’espère, en tout cas.

Les deux femmes ôtèrent leurs belles tenues, Klytemnestre avec l’aide d’Eudora, comme à l’accoutumée, et commencèrent à enfiler leurs nouveaux vêtements. Klytemnestre avait été plus rapide que Leukippe, grâce à l’aide de sa servante, et tandis qu’Eudora ajustait ses nouveaux vêtements, elle ne put s’empêcher de jeter un regard vers la jeune fille, qui était encore nue.

Elle ne savait pas à quoi s’attendre. À une beauté rayonnante, irréfutable ? À comprendre la raison pour laquelle le regard de son époux s’était promené sur ce corps plutôt que sur le sien ? Mais tout ce qu’elle vit fut une jeune fille maigre et tremblante. Elle savait intérieurement que son attrait résidait dans la nouveauté, la différence, mais elle ne put s’empêcher d’effectuer des comparaisons. Les seins de Leukippe étaient plus petits que les siens, et ses hanches étaient plus étroites. Mais elle avait l’avantage de ne pas avoir porté deux enfants – et la peau de son ventre était lisse, et non marbrée.

Puis soudain, elle le remarqua. Un léger renflement du bas-ventre. Minime, sauf si l’on avait un œil aiguisé.

— Quand as-tu eu tes menstrues pour la dernière fois ? lui demanda-t-elle, un goût amer surgissant dans sa bouche.

Leukippe s’aperçut qu’elle était observée et tenta de se couvrir avec les vêtements qu’elle s’apprêtait à passer.

— Pas depuis que je suis ici, répondit la jeune fille.

Klytemnestre et Eudora échangèrent un regard inquiet.

— Je sais qu’elles auraient dû arriver, mais parfois, elles sont en retard. Cela est déjà arrivé. Je… J’ai pensé qu’il fallait simplement que je sois patiente…

Elle semblait effrayée, maintenant. Klytemnestre vit que ses lèvres commençaient à trembler.

— Ce n’est rien, la rassura-t-elle d’une voix douce. Ne t’inquiète pas pour cela. Enfile tes vêtements. Nous devons partir.

Une fois que toutes deux furent vêtues, leurs cheveux dénoués, et qu’elles eurent enveloppé leurs visages de guenilles, elles quittèrent la chambre aussi silencieusement que possible, tandis qu’Eudora restait en compagnie des enfants.

Toutes deux portaient un panier rempli de vêtements sous le bras, afin de sembler vaquer à leurs occupations. Tête baissée, elles s’enfoncèrent dans les méandres du palais.

Comme l’avait espéré Klytemnestre, elles ne croisèrent que peu de monde en parcourant les couloirs. Il était trop tard pour que les serviteurs se déplacent, et ceux qui étaient encore levés étaient sans doute occupés à servir les convives.

Bientôt, elles atteignirent la cour située à l’avant. Nous sommes presque hors du palais, songea-t-elle. Mais lorsqu’elles sortirent sous la lumière de la lune, elles entendirent une voix les interpeller. Un garde apparut dans l’encadrement de la porte vers laquelle elles se dirigeaient.

— Bonsoir, mes dames, les salua-t-il en avançant nonchalamment vers elles, sa main paresseusement posée sur le fourreau suspendu autour de ses hanches. N’est-il pas un peu tard, pour une promenade ?

Klytemnestre se figea, son cœur battant dans sa poitrine. Lorsque l’homme ne fut plus qu’à quelques pas, elle inclina son panier vers lui, la tête toujours courbée, et marmonna quelque chose à propos du linge.

— À cette heure ? Ils vous font travailler dur ! dit-il en s’arrêtant devant elles et en les examinant des pieds à la tête. Très bien, finit-il par dire. Faites attention. On ne sait jamais qui l’on peut croiser à cette heure de la nuit…

Il eut un petit gloussement et s’écarta pour leur céder le passage. Leukippe passa devant lui et Klytemnestre lui emboîta rapidement le pas. Mais lorsqu’elle passa devant lui, elle sentit la main de l’homme frôler le bas de son dos et se glisser plus bas avant même qu’elle ait le temps de réagir.

Elle fit demi-tour, choquée par ce geste. Elle protesta, mais il se contenta de sourire. Elle ouvrit la bouche, s’apprêtant à dire : « Comment osez-vous ? », mais se retint juste à temps. Elle était supposée être une esclave et devait se conduire comme telle. Le garde était un homme libre et avait sans doute l’habitude d’agir de la sorte. Elle se tut et se pressa derrière Leukippe, se disant qu’elle devait s’estimer heureuse que l’incident soit clos.

Elles avaient maintenant atteint le porche principal ; elle pouvait entrevoir la lune à travers l’immense porte d’entrée du palais. Elles avaient réussi. Il suffisait maintenant d’atteindre la porte et d’espérer qu’on les laisserait sortir. Agrippant son panier, elle franchit le seuil, s’efforçant de paraître détendue, comme si elle était supposée se trouver là, et Leukippe et elle se mirent à descendre le grand escalier qui menait à la rue en contrebas.

Elles y étaient presque. Encore cinq marches. Puis quatre. Puis trois.

— STOP ! tonna une voix forte derrière elles.

Klytemnestre fut si surprise qu’elle trébucha sur la marche suivante et ne parvint à se rattraper qu’avec difficulté. Elle demeura immobile, s’agrippant à son panier et fixant le sol. Elle avait peur de se retourner, de voir le visage de celui qui se trouvait en haut de l’escalier.

Elle entendait les halètements terrifiés de Leukippe près d’elle, qui se transformèrent en gémissements lorsqu’elle se mit à pleurer. Puis elle entendit derrière elle des pas lourds résonner de plus en plus fort de marche en marche. Ils s’arrêtèrent enfin et elle sut qu’il était là. Elle se prépara. Elle était reine désormais, et non plus une petite fille. Elle ne devait pas éprouver de peur. Elle se retourna pour l’affronter, levant le menton pour lui montrer qu’elle ne le craignait pas. Et son regard croisa le sien…

Bang.

Sa main la heurta si violemment qu’elle tomba, lâchant le panier qui roula sur les dernières marches jusqu’aux pavés en contrebas. Un goût de sang remplit sa bouche et elle ressentit une douleur fulgurante au visage.

Elle n’avait jamais été frappée. Elle avait vu des esclaves battus à de nombreuses reprises, mais n’avait quant à elle jamais reçu de coup violent. Maintenant, elle savait à quel point cela était douloureux, mais le pire était l’humiliation éprouvée. Elle sentait les regards sur elle, alors qu’elle gisait sur le sol, une main posée sur le visage. Comme elle devait avoir l’air pathétique et faible…

Une fois que le choc initial causé par la douleur se fut atténué, elle posa ses mains tremblantes sur le sol et se releva, vacillant légèrement lorsqu’elle se redressa, et fit face à son époux.

Les sourcils sombres de celui-ci évoquaient des nuages orageux surplombant les éclairs lancés par ses yeux. Sa barbe épaisse frémissait de rage. Leukippe se tenait près de lui, silencieuse, tête baissée. Agamemnon enserrait son poignet d’une main puissante.

— Pensais-tu que je ne l’apprendrais pas ? gronda-t-il, sa voix grave chargée de colère. Stupide femme ! Même si tu étais parvenue à te débarrasser d’elle, crois-tu que je n’aurais pas compris que tu y étais pour quelque chose ? Espèce de chienne jalouse !

Ces mots la heurtèrent comme si elle avait pris un autre coup dans le visage. Mais elle se dit qu’ils ne lui étaient pas réellement adressés. Elle pouvait voir certains convives de son époux assemblés au sommet de l’escalier, assistant à la scène, et entendre d’autres hommes se déplacer derrière elle – des habitants de la citadelle venus voir ce qui se passait. Elle l’avait défié, avait sapé son autorité, ici, dans son propre palais, pendant que ses hommes festoyaient. Elle savait qu’il ne pouvait le tolérer. Il devait la blâmer, lui rappeler quel était son rôle.

Le moment n’était pas venu de faire preuve de fierté. Elle savait comment agir. Elle grimpa les quelques marches qui la séparaient de son époux et s’agenouilla à ses pieds.

— Je regrette, mon seigneur, dit-elle, s’efforçant d’affermir sa voix qui tremblait, afin que ceux qui étaient présents l’entendent. Je t’ai trahi et je te prie de me pardonner. Cela ne se produira plus.

Puis elle lui embrassa les pieds, ce qui amplifia la douleur de sa lèvre fendue.

Il demeura silencieux un instant, sans doute surpris par son geste, et se demandant comment réagir.

— Lève-toi ! finit-il par aboyer, en reculant.

Il remonta les marches, en tirant Leukippe derrière lui, et Klytemnestre le suivit, tête baissée, une expression de remords sur son visage douloureux.

Elle espérait avoir agi de manière à éviter d’autres réactions violentes à l’encontre de Leukippe ou d’elle-même. Tout en avançant, elle priait silencieusement pour que le rôle d’Eudora soit passé inaperçu.

Une lueur d’espoir la traversa lorsqu’ils franchirent la porte du palais : Agamemnon pensait qu’elle avait agi par jalousie, qu’elle souhaitait simplement se débarrasser d’une rivale. Il n’avait pas évoqué Kalchas, ni le rôle que celui-ci avait joué. Le prêtre aurait risqué la disgrâce ou un châtiment corporel pour avoir comploté contre le roi, mais il apparaissait désormais à l’abri des représailles. Cela était positif.