18

Hélène

Cela faisait un peu plus de deux mois qu’Hélène avait donné naissance à Hermione. Elle avait surmonté son traumatisme et récupéré progressivement, en particulier depuis que sa fille avait été installée dans une autre chambre, mais elle était envahie d’une nouvelle peur : que Ménélas souhaite de nouveau partager sa couche. Elle ne craignait pas l’acte en soi – elle s’y était accoutumée au cours de l’année qui avait précédé la naissance d’Hermione et elle était désormais guérie, suffisamment pour ne pas souffrir – mais ses conséquences la terrifiaient. Le sexe était associé aux enfants. Et il n’y avait rien qu’elle redoute davantage que de porter de nouveau un enfant. Elle serait incapable d’endurer une nouvelle fois la douleur et le sang. Elle avait échappé à la mort, mais il s’en était fallu de peu. Elle ne souhaitait pas de nouveau défier la Destinée. Hélène aimait l’existence, et elle avait encore beaucoup de choses à vivre. Elle ne la sacrifierait pas à un enfant, ni à un époux.

Elle savait qu’il n’était pas bon de se trouver dans cet état d’esprit. Ne lui avait-on pas toujours dit que mettre un enfant au monde était la plus grande joie qu’une femme puisse éprouver, qu’il s’agissait du plus beau présent qu’elle puisse faire à son royaume ? Tous parlaient de la maternité comme si ce statut allait la rendre puissante, alors qu’il n’avait fait d’elle qu’un objet. Elle se demandait si sa sœur avait éprouvé cette même crainte. Mais elle ne le pensait pas. Nestre agissait toujours comme il le fallait, ressentait toujours ce que l’on attendait d’elle. En revanche, elle-même semblait toujours en décalage.

Jusqu’à présent, elle avait évité les relations intimes avec Ménélas. Il dormait ailleurs durant sa convalescence, mais au cours des deux semaines précédentes, il s’était rendu dans sa chambre environ un jour sur deux. Il ne donnait pas la raison de sa visite, mais demeurait auprès d’elle un certain temps, paraissant hésitant, engageant parfois une conversation superficielle. Tous deux savaient pourquoi il se trouvait là, mais n’évoquaient pas le sujet. Parfois, il la touchait, lui caressait le bras ou lui prenait la main. Mais elle s’éloignait de lui, faisant mine de ne pas comprendre ses intentions. Elle savait qu’elle ne pourrait le tenir à distance éternellement – il finirait par perdre patience – mais pour l’instant, elle se préservait.

Ce soir-là, elle tissait dans sa chambre. Elle manquait toujours d’habileté, mais elle appréciait davantage cette activité qu’autrefois. Avancer et reculer la navette, façonner le tissu rang après rang, était une activité contemplative. Quoi qu’il se passe ailleurs, elle pouvait demeurer assise devant son métier à tisser et oublier le reste du monde.

Un coup frappé à la porte lui ôta cette illusion. Elle s’interrompit et se retourna pour voir qui allait entrer. Lorsqu’un visage apparut dans l’entrebâillement de la porte, elle frissonna. Il s’agissait de son époux.

Elle demeura assise sur sa chaise, ne souhaitant pas se tenir plus près de lui. En constatant qu’elle était occupée, il s’en irait peut-être. Ou bien il agirait comme s’il était venu s’entretenir avec elle, comme il le faisait parfois.

Pourtant, son comportement était différent, cette fois. Il y avait une nouvelle énergie en lui lorsqu’il pénétra dans la pièce, l’air confiant, et referma la porte derrière lui. Il se dirigea vers elle d’une foulée exagérément assurée. Puis il posa une main sur son épaule, se pencha et l’embrassa sur les lèvres.

C’était la première fois qu’ils s’embrassaient depuis qu’elle avait eu le bébé. Et malgré sa crainte, cela lui plut. Le contact, l’affection. Cela était tendre et ferme à la fois, et elle eut envie d’un autre baiser. Brusquement, elle souhaita qu’il la prenne entre ses bras, qu’il lui caresse les cheveux, lui dise qu’elle était belle et qu’il l’aimait. C’était ce qu’elle désirait par-dessus tout, ce qu’elle avait toujours désiré. Et pourtant, elle redoutait cette intimité, désormais – elle savait ce qu’elle pouvait impliquer.

Il s’était redressé et elle était assise là, partagée entre deux désirs contraires. Elle aurait dû s’éloigner de lui, le repousser. Mais elle était assise, et le métier à tisser était derrière elle. Où pouvait-elle aller ?

— Hélène, murmura Ménélas, avant qu’elle ne puisse reculer. Est-ce que tu vas… bien ?

Elle se leva, se sentant brusquement prise au piège.

— Oui, je vais bien, répondit-elle, avant de le contourner. Cependant, je me sens très fatiguée. Je devrais aller m’allonger…

Elle s’écarta de lui, mais il lui saisit le poignet, qu’il agrippa doucement mais avec insistance.

— Hélène, balbutia-t-il, en se plaçant en face d’elle. J’avais espéré… que nous pourrions dormir ensemble. Comme des époux. Puisque tu es guérie…

Il l’avouait enfin. Il avait prononcé les paroles restées en suspens entre eux depuis des semaines. Elle tenta de dégager son bras, mais il le retint.

— Il est encore trop tôt, murmura-t-elle, en détournant le regard.

— Cela fait plus de deux mois… soupira Ménélas. Je sais que la naissance a été très difficile pour toi, et je t’ai laissée te remettre. Mais tu es rétablie, désormais. Il est inutile de me repousser encore, ajouta-t-il en relâchant son poignet et en lui prenant la main. Nous devrions faire un autre enfant, Hélène.

Elle savait qu’il aurait été difficile d’être honnête avec lui, en lui disant qu’elle n’en voulait pas, que cela était la raison pour laquelle elle lui résistait. Il ne l’accepterait pas. Un roi doit avoir des héritiers, et une reine doit les lui donner. Sinon, songea-t-elle amèrement, à quoi servirait-elle ? Il allait peut-être la laisser repousser l’échéance, une journée, une semaine ou un mois de plus, mais finalement, il lui faudrait accomplir son devoir. Tenter de l’éviter était inutile.

Lorsqu’il l’embrassa de nouveau, elle ne se déroba donc pas. Et lorsqu’il commença à faire glisser sa robe de ses épaules, elle s’abandonna.

Mais ensuite, alors qu’elle était allongée dans le lit, elle ne put dormir. Elle était étendue sur le dos, les mains posées sur le ventre, les yeux fouillant l’obscurité épaisse. Ménélas ronflait déjà

Elle pouvait sentir sa semence en elle, une substance étrangère, un poison. Elle l’imaginait s’infiltrer dans la terre fertile de sa matrice, s’enraciner en elle, germer comme une mauvaise herbe. Cette pensée la mit mal à l’aise. Elle voulait l’éliminer, s’en emparer avec sa main et la sortir. Sa propre mort était en train de couver en elle. Elle le sentait.

Elle commença à éprouver un sentiment de panique. Pourquoi l’avait-elle laissé faire ? Elle avait pensé qu’elle pourrait de nouveau traverser cette épreuve, qu’il lui faudrait simplement un peu de courage. Mais elle avait tort.

Elle devait s’en débarrasser. Elle devait sortir cela d’elle. Elle devait venir à son propre secours.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Elle se glissa hors des couvertures, en veillant à ne pas réveiller Ménélas, et sortit silencieusement de la pièce. Elle remit rapidement sa robe, luttant avec la pièce de tissu dans l’obscurité, puis se fraya un chemin à tâtons jusqu’à la table située près de la porte. Elle remercia les dieux lorsque ses mains rencontrèrent la cruche d’eau – celle-ci était encore à demi pleine. Elle s’en empara, prit la lampe qui était posée à côté et sortit de la chambre aussi discrètement que possible.

Les torches du couloir brûlaient encore, aussi y alluma-t-elle sa lampe et se hâta-t-elle vers sa destination – une chambre d’invités située plus loin dans le couloir, qui était inoccupée.

Hélène y entra et referma la porte derrière elle. À la faible lueur de la lampe qu’elle avait emportée, elle scruta la pièce, poussant un soupir de soulagement lorsqu’elle trouva ce qu’elle cherchait. Une petite éponge, abandonnée à proximité de la baignoire dans un angle de la pièce. Elle aurait pu se débrouiller sans elle, mais celle-ci lui apparut comme un signe, l’assurance qu’elle était en train d’agir comme il le fallait.

Elle s’approcha de la baignoire et défit sa robe. Puis, attrapant la petite éponge, elle la trempa dans la cruche et l’introduisit entre ses jambes. Elle l’enfonça aussi loin qu’elle le pouvait, la tordant puis la retirant, la rinçant dans l’eau et la remettant. Elle répéta le processus plusieurs fois, se sentant chaque fois plus propre, comme si elle ôtait les salissures d’une blessure. Elle continua, même si elle pensait que tout était parti. Elle devait en être sûre. L’éponge commençait à lui faire mal, mais elle ne devait prendre aucun risque. Lorsqu’elle s’arrêta enfin, son dos était douloureux à force de s’être penchée, et l’extrémité de ses doigts commençait à être fripée. Elle pressa fortement l’éponge et se redressa.

Elle se tenait là, seule dans le noir, nue et tremblante. Elle avait terminé, et maintenant qu’elle n’était plus préoccupée par sa tâche, elle sentit une vague d’émotion l’envahir. Elle se laissa submerger durant quelques minutes par un sentiment de crainte, de solitude et de culpabilité mêlées, qu’elle exprima en pleurant à chaudes larmes, secouée de sanglots silencieux.

Au bout d’un certain temps, elle se sentit plus calme. Sa respiration s’apaisa, elle s’essuya les yeux, remit sa robe et regagna sa chambre.