19

Hélène

Le lendemain, Hélène se sentit épuisée. Ce qu’elle avait fait, plus loin, dans le couloir, l’avait tenue éveillée le reste de la nuit, et elle s’était fait du souci. Avait-elle tout éliminé ? Quelqu’un l’avait-il vue ? Que ferait Ménélas s’il le découvrait ? Que ferait-elle la prochaine fois qu’il voudrait s’approcher d’elle ?

Elle était assise dans sa chambre comme à son habitude, filant la laine avec Adraste. Sa servante bavardait mais elle était trop fatiguée pour l’écouter. Elle regardait le fuseau tourbillonner à l’extrémité du fil. Sa rotation continue était hypnotique, et elle constata que ses yeux commençaient à se fermer, que sa tête commençait à s’incliner.

— Maîtresse ? interrogea Adraste d’une voix inquiète, qui la fit se redresser en sursaut. Vous êtes en train de vous endormir, maîtresse. Cela ne vous ressemble pas… Seriez-vous malade ?

Hélène se sentit confuse d’avoir été surprise en train de s’endormir et se remit à s’occuper de sa laine.

— Non, non. Je me sens bien, répondit-elle. Je suis simplement un peu lasse. Continue à me raconter ce dont tu parlais. À propos de ton frère… ou de ton oncle…

— Je vous demande pardon, maîtresse, mais vous ne semblez pas très en forme. Il y a de grands cernes sous vos yeux. Vous donnez l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit.

Adraste la fixait, ses chaleureux yeux marron remplis d’inquiétude. Hélène ne savait comment lui révéler ce qui se passait. Elle pouvait difficilement affirmer le contraire, car ses traits devaient être tirés. Et pourtant, elle ne pouvait lui révéler la vérité. Cependant, elle décida de lui avouer en partie ce qui s’était passé.

— Le roi est venu me rendre visite, la nuit dernière… commença-t-elle.

— Oh, maîtresse, je n’avais pas songé à cela, l’interrompit la servante, dont les joues pâles s’empourprèrent. N’en dites pas plus, je comprends. Je n’aurais pas dû… ah… pardonnez mon indiscrétion…

Puis, après un court instant, au cours duquel la servante fit mine d’être préoccupée par sa tâche, elle ajouta :

— Oh, mais cela est une bonne chose, non ? Je suis heureuse que vous vous sentiez suffisamment bien pour… vous savez. Et bientôt, vous aurez un autre enfant magnifique, si les dieux le veulent. Je suis heureuse pour vous, maîtresse.

Brusquement, à sa propre surprise, Hélène fondit en larmes, et avant de pouvoir se contenir, elle se mit à sangloter en hoquetant bruyamment. Elle détourna la tête pour qu’Adraste ne puisse la voir, mais cela était peine perdue.

— Oh, maîtresse ! s’exclama la servante en posant une main sur le genou d’Hélène. Que se passe-t-il ? Ai-je dit quelque chose qui vous a blessée ?

Elle se tut, et Hélène sentit qu’Adraste la dévisageait avec intensité, attendant une réponse qu’elle ne pouvait lui donner.

— Ne soyez pas inquiète, maîtresse, dit enfin la jeune femme, en pressant le genou d’Hélène de manière à la réconforter. Je suis certaine que vous aurez d’autres enfants.

Ces paroles furent de l’huile jetée sur le feu, et arrachèrent un nouveau sanglot frémissant à la poitrine d’Hélène.

Adraste se tut, s’apercevant qu’elle avait empiré les choses. Hélène prit quelques instants pour reprendre le contrôle d’elle-même, et lorsqu’elle leva enfin le regard vers sa servante, celle-ci semblait si apeurée qu’elle en éprouva de la pitié pour elle.

— Ce n’est rien, Adraste, la rassura-t-elle en posant sa main sur celle que la jeune femme avait placée sur son genou. Je vais bien.

— Je ne crois pas, maîtresse, répondit la servante, observant avec insistance le visage parcouru de traînées de larmes d’Hélène. Ne voulez-vous pas me dire ce qui ne va pas, pour que je puisse vous aider ? Vous pouvez me faire confiance, maîtresse, je vous le promets.

Hélène plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme, grands ouverts et sérieux. Elle lui faisait assurément confiance. Et partager sa tristesse, dire à quelqu’un ce qu’elle traversait, l’aiderait peut-être. Elle se sentait si seule.

Lentement, et sans aucune hésitation, elle lui révéla ce qu’elle avait fait la nuit précédente, et pourquoi elle avait agi ainsi.

Lorsqu’elle eut terminé, toutes deux restèrent silencieuses, jusqu’à ce qu’Hélène demande enfin :

— Ai-je mal agi ? Penses-tu que je suis une mauvaise épouse ?

— Non maîtresse, répondit la serveuse après un bref instant. Je comprends que vous ne souhaitiez pas avoir d’enfant maintenant. La naissance a été si difficile pour vous… peut-être vaut-il mieux attendre un peu, jusqu’à ce que vous vous sentiez prête.

Hélène hocha la tête, mais elle savait qu’Adraste ne l’avait pas entièrement comprise. Elle ne souhaitait pas différer une grossesse, mais y renoncer complètement. Elle ne voulait pas avoir d’autre enfant, pas si elle pouvait l’empêcher. Mais elle sentait que cela serait plus difficile à comprendre pour sa servante, et ne savait si elle obtiendrait son soutien. Après tout, que valait une femme, si elle ne pouvait porter d’enfants ? Elle était vouée à mener une existence morne, contre nature, et faire un tel choix était considéré comme anormal. Elle ne supporterait pas d’avouer à son amie la réelle teneur de ce qu’elle éprouvait, de voir ses yeux s’emplir de dégoût, de sentir sa main réconfortante s’écarter d’elle par crainte, et résolut de se taire.

— Vous savez, maîtresse… confia Adraste en baissant les yeux sur son ouvrage. Il y a des… méthodes. Auxquelles les femmes font appel, lorsqu’elles ne veulent pas… ajouta-t-elle en lui jetant un regard furtif. J’ai entendu certaines d’entre elles en parler. Il y a une femme, non loin de là, qu’elles vont voir… Elle a peut-être quelque chose qui pourrait vous aider.

Hélène fixa sa servante. Elle s’efforça de conserver une expression neutre, mais son cœur battait fortement sous sa robe. Il y avait d’autres femmes ? D’autres qu’elle qui cherchaient à éviter cette terrifiante boursouflure ? D’autres qui en parlaient, comme si cela n’était pas le plus grand péché qui soit pour leur sexe de désirer la stérilité là où il y aurait dû y avoir de la vie ? Elle se sentit étrangement soulagée. Plus légère, et moins seule dans sa singularité. Et cependant, elle éprouva également de la colère, car personne ne lui avait jamais parlé de cela.

— Je peux me renseigner pour savoir où elle vit, proposa Adraste. Nous pourrions aller la voir ensemble.

Hélène pressa la main de la jeune femme, plus fortement qu’elle ne l’aurait voulu.

— Tu le penses, Adraste ? Tu viendrais avec moi ? interrogea-t-elle. Même si cela impliquait de mentir au roi ?

Elle eut l’impression de percevoir une lueur de crainte dans les yeux d’Adraste, mais celle-ci hocha la tête.

— Tu es une véritable amie, lui dit-elle, un sourire de gratitude et de soulagement aux lèvres. Nous irons la voir demain.

Le soir même, le cœur battant, Hélène annonça à Ménélas qu’elle souhaitait quitter l’enceinte du palais. Elle lui dit qu’elle avait besoin de sortir, de voir le soleil, après ce long isolement. Il y avait un temple rural non loin de là, et elle lui dit avoir envie de s’y rendre. Les dieux y exauçaient les prières de ceux qui y faisaient des offrandes, et elle souhaitait leur demander d’avoir un autre enfant. Elle savait qu’il s’agissait d’un mensonge éhonté. Mais ainsi, son époux ne s’opposerait pas à son projet.

Au début, il avait insisté pour qu’elle soit accompagnée par des gardes, ce qu’elle avait redouté, mais elle lui avait dit que le temple était réservé aux femmes et qu’elle emmènerait sa servante. Comme il éprouvait toujours un doute, elle lui dit qu’elle s’habillerait comme une femme du peuple, et que deux humbles femmes attireraient moins le regard qu’une reine et sa suite.

Finalement, par chance, il accepta. Et le matin suivant, Hélène et Adraste passèrent des tenues simples, s’enveloppèrent de voiles modestes, pratiques, portés par les femmes qui travaillaient. Sortir non en tant que reine, mais en tant qu’Hélène, une jeune femme de dix-sept ans accompagnée de son amie, se révéla libérateur. Sa foulée était empreinte de gaieté lorsqu’elles quittèrent le palais. Elle se sentait libre, et encouragée par l’espoir d’accéder à une nouvelle indépendance lorsqu’elles atteindraient leur destination.

Elles firent une longue marche, plus longue que celles auxquelles elle était accoutumée depuis un certain temps. La plante de ses pieds était douloureuse lorsque Adraste s’arrêta enfin.

— Je pense que nous y sommes presque, annonça celle-ci en montrant du doigt un petit édifice situé à mi-chemin sur le versant de la colline devant elle.

— En es-tu certaine ? demanda Hélène, en contemplant la petite hutte d’un air dubitatif.

Le lieu ressemblait plutôt à un abri pour les chèvres. Elle s’était attendue à quelque chose de plus… impressionnant.

— Oui, répondit Adraste, en se dirigeant vers la hutte et en relevant sa jupe pour entreprendre l’ascension. Il s’agit de l’endroit que l’on m’a décrit ! s’exclama-t-elle par-dessus son épaule.

Hélène n’eut d’autre choix que de la suivre. La hutte était en réalité plus éloignée que ce qu’elles avaient estimé, et ses poumons étaient en feu lorsqu’elles parvinrent enfin devant sa porte en bois gauchie. Elles se regardèrent, indécises.

— Voulez-vous que je frappe, maîtresse ? chuchota Adraste, qui paraissait n’en avoir aucune envie.

— Je ne sais pas, répondit également Hélène à voix basse. Maintenant que je suis là… Penses-tu que nous pouvons faire confiance à cette femme ? Et si elle révélait tout ? Et s’il s’agissait d’une sorcière ? Qui sait ce qu’elle pourrait nous faire ?

— Mais nous avons fait tout ce chemin, maîtresse, et…

Brusquement, la porte s’ouvrit. Devant elles se tenait une vieille femme, de petite taille, mais à l’air robuste, à la peau tannée comme du cuir et portant une cape usée sur les épaules. Ses yeux vifs allaient de l’une à l’autre.

— Je vous ai entendues, v’savez, expliqua-t-elle. Et j’suis pas une sorcière.

Hélène rougit et eut un sourire contrit.

— Nous… nous avons entendu dire que vous pourriez nous aider, dit-elle, d’une voix aiguë, nerveuse. J’ai besoin de vous.

La femme la détailla des pieds à la tête.

— Si vous venez pour une purge, j’peux rien faire pour vous. J’ai plus de plomb et…

— Non, non, répondit Adraste, ce n’est pas cela ! Elle souhaite quelque chose qui l’interrompra immédiatement. Quelque chose qui l’empêchera d’être enceinte.

La femme continua de fixer Hélène pendant qu’Adraste parlait, et ne répondit pas tout de suite. Hélène craignit qu’elle ne refuse et s’aperçut que, sorcière ou non, elle souhaitait que cette femme l’aide.

Celle-ci finit par marmonner :

— Entrez donc.

La pièce était aussi petite qu’elle le paraissait de l’extérieur, et des bûches y brûlaient au centre. La femme leur fit signe de s’avancer vers deux chaises sans doute usées par d’autres visiteuses, et se dirigea vers un coffre en bois situé dans un angle de la pièce. Après en avoir examiné le contenu pendant environ une minute, la vieille femme revint vers elles et s’assit sur une troisième chaise. Elle tenait un petit flacon dans chacune de ses mains ridées.

— Mais avant que j’vous donne quelqu’chose, je veux être certaine que vous avez les moyens d’payer, ajouta la femme en serrant les flacons contre sa poitrine. Même si je pense qu’il n’y aura aucun problème avec vous, mesdames, ajouta-t-elle avec un sourire entendu.

Sa remarque alarma brusquement Hélène, que son expression dut trahir.

— Ne t’inquiète pas, mon p’tit. Tu s’rais surprise de savoir combien de femmes de la noblesse ont déjà tapé à ma porte. Je te demanderai pas ton nom tant que tu m’demandes pas le mien !

Elle posa les flacons dans son giron et se pencha légèrement en avant, en tendant sa main fripée vers elle.

— Qu’est-ce que tu m’as amené ?

Hélène regarda nerveusement Adraste, qui hocha la tête. Elle plongea la main dans une poche de sa robe et en sortit une petite pochette en tissu. Elle l’ouvrit et en versa le contenu dans sa paume : il s’agissait d’un long collier constitué de perles d’améthyste polies. Elle l’avait prélevé sur sa dot. Il s’agissait des pierres les plus transparentes qu’elle ait trouvées, et elle était ravie de son choix. Elle vit le visage de la femme se friper d’impatience.

Les yeux plissés, la vieille femme avança le buste et s’empara du collier, le faisant danser sous l’éclairage de la petite fenêtre.

— J’aurais préféré un peu d’vin, ou un nouveau châle, mais c’est très joli, murmura-t-elle en observant les pierres lisses. Oui, très joli ! Il y a assez pour ma peine, avec ça.

Elle dissimula le collier dans les plis de son vêtement.

Soudain, une question brûla les lèvres d’Hélène. Elle la posa avant même d’avoir pu la retenir.

— Pourquoi vivez-vous ici, si des femmes aisées vous payent, comme vous me l’avez expliqué ? Ces perles à elles seules valent… eh bien elles valent beaucoup. Vous pourriez sans doute vous permettre de vivre dans un lieu moins… reculé.

— Tu veux savoir pourquoi j’vis dans cette masure loin d’tout, hein ? C’est bien ça ? demanda la femme en gloussant. Autrefois, j’vivais juste à la périphérie d’Amyklai, dans un bel endroit. Mais ce sont les habitants qui m’ont posé problème. Il n’y a pas grand monde qui pense du bien de ce que j’fais, tu vois. Vivre ici est moins risqué pour moi. Et j’trouve que les chèvres du voisinage sont moins curieuses, ajouta-t-elle avec un sourire édenté.

Hélène sourit, mais ne put s’empêcher d’éprouver une certaine pitié pour la femme. Quel genre de vie pouvait-elle bien mener seule, dans cet endroit ? Et pourtant, elle semblait avoir en permanence le sourire. Elle était peut-être seule, mais elle était libre. Elle sentit monter en elle une autre émotion que la pitié. Était-ce de la jalousie ?

— Maintenant que z’avez payé, je vais faire ma part, reprit la femme, dont l’expression redevint sérieuse. Ton amie a dit que tu ne souhaitais pas tomber enceinte, c’est bien ça ? Et t’es sûre que t’en portes pas déjà un, n’est-ce pas ?

Hélène hocha la tête.

— Comment l’sais-tu ? demanda la femme. Un homme a dû te rendre visite, sinon, tu serais pas venue me voir… Comment sais-tu que tu n’es pas enceinte ? Parce que si c’est le cas, ce que nous allons faire ne servira à rien.

Hélène hésita. Il avait déjà été difficile d’évoquer ce sujet avec Adraste. Pourtant, cette femme s’exprimait avec naturel. Il devait être difficile de la choquer.

— J’ai eu un enfant récemment, expliqua-t-elle à voix basse. Mon époux et moi-même n’avons donc plus… puis il est venu de nouveau à moi il y a deux nuits… et a mis sa semence en moi. Mais je me suis lavée, afin qu’elle ne s’implante pas. Je l’ai lavée complètement.

— Tu l’as lavée complètement ? répéta la femme. Que veux-tu dire ?

— J’ai utilisé une éponge. Je l’ai introduite en moi puis… rincée, ajouta-t-elle, tout en se sentant de plus en plus hésitante tandis que la femme la regardait.

— Oh, mon petit… Ça ne suffira pas, répondit celle-ci en secouant la tête. Non, non. Ce n’est pas… tiens, laisse-moi t’montrer.

Elle se releva et fit le tour de la pièce enfumée des yeux. Au bout d’un instant, elle se saisit d’une petite outre et retourna s’asseoir sur sa chaise.

— Regarde mon enfant, imagine la matrice d’une femme… Tu sais c’que c’est, n’est-ce pas ? L’endroit où l’enfant se développe ? Eh bien la matrice est comme cette outre ici, sauf qu’elle est à l’envers, dit-elle en retournant l’objet de façon à placer son bouchon vers le bas. Et cette partie s’appelle le col, continua-t-elle en indiquant la partie basse de l’outre et son bouchon. La semence de l’homme est minuscule, tu vois, de sorte qu’elle peut passer à travers le col, entrer dans la matrice et se développer pour former un enfant. Mais si tu essaies de l’enlever, tu ne pourras pas parvenir au-delà du col, ni avec ta main, ni avec ton éponge. Le trou est trop petit. Ce qu’il faut, c’est l’empêcher d’entrer, tout d’abord…

Hélène hocha la tête, comme pour montrer qu’elle comprenait, mais ses joues étaient en feu tant elle était embarrassée. Elle était adulte et elle avait déjà porté un enfant, et pourtant, elle ne savait pas grand-chose de son propre corps. Cette femme devait la trouver vraiment stupide. Mais comment aurait-elle su ? Sa mère ne lui avait jamais parlé de cela, de même que Thèkle, ou Nestre. Elles n’étaient peut-être pas au courant. Après tout, il n’était pas utile d’acquérir des connaissances pour enfanter. En revanche, il en fallait pour savoir comment prévenir une grossesse, semble-t-il.

— Ne t’inquiète pas, mon enfant. Je suis sûre que t’as fait de ton mieux, la rassura la femme avec un sourire compatissant. Mais tu dois comprendre comment ces choses fonctionnent, pour que je puisse t’aider…

Hélène hocha de nouveau la tête. Mais une pensée effrayante vint la frapper.

— Mais si je ne me suis pas bien lavée, est-ce que cela signifie que la semence est toujours à l’intérieur ? Que je vais avoir un enfant ?

Hélène se sentit perdue à l’idée que tous ses efforts aient été vains, à la pensée que la semence de Ménélas pouvait être en train de se développer en elle, et qu’elle ne pourrait rien faire pour l’en empêcher.

—P’t-être. P’t-être pas, avoua la femme. Cela n’a eu lieu qu’une fois, c’est bien ce que tu m’as dit ? Il y a de bonnes chances pour que tu ne sois pas enceinte, ajouta-t-elle avant de se taire un instant, l’air pensif. Mais si cela se produit, reviens me voir, et je ferai de mon mieux pour t’aider. D’ici-là, j’aurai ce qu’il me faut, je pense.

Hélène se souvint de ce que la vieille femme avait dit lorsqu’elles étaient arrivées, en parlant d’une « purge ». Elle avait en partie envie de demander ce que cela signifiait, mais l’air sombre qui s’était affiché sur le visage ridé lui avait montré qu’il valait mieux qu’elle ne le sache pas.

Les plis soucieux du visage de la femme laissèrent place à un sourire rassurant.

— Notre préoccupation, maintenant, est de savoir comment empêcher la prochaine grossesse. Et c’est là que vous aurez besoin de ça, dit-elle en brandissant les deux flacons qu’elle avait posés sur ses genoux.

— De quoi s’agit-il ? demanda Hélène, en les regardant à la fois avec curiosité et suspicion.

— Il y en a un qui contient de la résine de cèdre, répondit la femme en tendant celui qui était légèrement plus gros que l’autre à la jeune femme. Vous vous rappelez ce goulot dont j’vous ai parlé ? Vous devrez enduire vos doigts avec ça et en mettre au fond, avant qu’il couche avec vous. C’est très important.

Hélène ôta le bouchon du flacon et renifla. L’odeur n’était pas désagréable, et elle songea que cette tâche était à sa portée.

— Oui, je le ferai, dit-elle.

— Bien, répondit la femme, mais tu auras aussi besoin de ça, ajouta-t-elle en lui tendant le second flacon.

Elle l’ouvrit et en renifla également le contenu.

— C’est du miel, dit-elle, surprise de détecter un parfum familier. Dois-je l’introduire en moi, comme la résine ?

— Pas tout à fait, précisa la femme. Dans le miel, tu peux voir un tampon fait de… différentes choses. Après avoir utilisé la résine de cèdre, sors ce tampon et introduis-le à l’intérieur de toi également, aussi haut qu’tu peux, et remets-le dans le miel une fois que c’est fini. Cela empêchera la semence de r’monter dans le col – comme ce bouchon, ici, dit-elle en désignant du doigt l’outre qui était posée sur le sol.

Hélène éprouva une certaine curiosité par rapport au contenu du second flacon.

— Qu’y a-t-il exactement dans ce… tampon ? demanda-t-elle.

— Eh bien… des épines d’acacia et de l’armoise… répondit la femme, en évitant le regard d’Hélène. Et du crottin de mouton…

— Du crottin de mouton ? s’indigna Hélène en écartant le flacon d’elle. Vous voulez que j’utilise cela… en moi ?

— Oui, si tu souhaites éviter de porter un enfant, répondit la femme d’un ton acerbe. T’es venue m’demander de l’aide, et c’est l’aide que j’t’offre. Si tu n’en veux pas…

— Si !… répondit Hélène. C’est juste que…

— Tu n’es pas obligée d’utiliser les deux, si tu ne le souhaites pas, expliqua la femme, dont le ton s’était légèrement radouci. Mais tout dépend de l’importance que cela a pour toi. Ces remèdes sont les meilleurs que je possède, mais ça n’veut pas dire qu’ils fonctionneront à tout prix. Ta meilleure chance est d’utiliser tout ce que j’ai, et d’espérer le meilleur. Mais si tu veux prendre le risque… ajouta-t-elle, en tendant la main comme pour reprendre le flacon de miel.

— Non ! s’exclama Hélène, en agrippant les deux flacons. Je les prends !

— Bon, répondit la femme, en reculant la main. Fais simplement attention d’les utiliser comme je t’ai dit.

Hélène approuva d’un hochement de tête.

— Bon, si c’est tout ce que vous avez à m’demander, vaut mieux que vous partiez, marmonna la vieille femme en se redressant sur ses jambes grêles. Cette vallée n’est pas un endroit pour les jeunes femmes dès que le soleil commence à s’coucher…

Elles sortirent de la hutte. Hélène avait rangé les flacons dans les plis de ses vêtements. Mais au moment où Adraste et elle s’apprêtaient à redescendre la colline, la femme saisit le poignet d’Hélène pour l’arrêter.

— Je t’ai donné ce que j’avais, jeune fille, et si les dieux le veulent, ça fonctionnera, soupira-t-elle d’un ton grave. Mais le meilleur moyen de ne pas avoir de bébé est celui que tu connais déjà, reprit-elle, en regardant Hélène d’un air complice. Chaque fois qu’il couche avec toi, il y a un risque. Ne l’oublie pas.