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Klytemnestre

En ce premier jour de la nouvelle lune, Klytemnestre était assise dans la Salle du foyer, écoutant les doléances auprès de son époux. Elle avait été prise au dépourvu le matin même, lorsqu’il s’était rendu dans sa chambre et lui avait demandé de se joindre à lui, mais son soulagement avait été bien supérieur à son étonnement. Il ne l’avait pas autorisée à assister à l’audience précédente, qui avait eu lieu juste après son acte de désobéissance. Et si elle savait qu’il était encore en colère contre elle, qu’il n’avait pas dormi dans le lit conjugal depuis l’incident, et avait conscience que l’audience du jour n’était qu’une démonstration publique du fait qu’elle avait été rappelée à l’ordre, elle espérait cependant que cette occasion marquerait le début de leur réconciliation. Il la replaçait au cœur de sa vie, et elle s’accrochait à cette pensée comme à une planche de salut.

Elle avait compris qu’elle avait besoin de son époux. Son existence déjà limitée l’était devenue encore plus sans sa compagnie, sans ses visites dans sa chambre, sans les nouvelles qu’il lui donnait du monde extérieur. Et elle sentait bien que ses filles manquaient à leur père. Celui-ci leur rendait visite, bien sûr, mais il paraissait moins naturel, plus affecté. Ils formaient auparavant une famille, et Klytemnestre souhaitait que cela soit de nouveau le cas.

Elle s’était comportée de manière exemplaire toute la matinée – gardant la tête baissée pour ne pas paraître trop fière, et plaçant son voile en travers de son visage, même si cela n’était pas nécessaire, afin de mettre l’accent sur sa modestie. Elle n’avait pas osé s’adresser à son époux, préférant lui manifester son respect en gardant humblement le silence. Elle savait qu’il s’agissait de la meilleure manière d’obtenir son pardon. Il s’était mis en colère en raison de son audace, de sa volonté d’indépendance. Elle devait le rassurer sur le fait qu’il avait étouffé ce feu, et dissimuler les braises qui brûlaient toujours en elle.

Il était désormais midi et il y eut une brève interruption dans les doléances. Un peu de nourriture et du vin furent apportés dans la salle. Toutes les collations furent déposées sur une table à côté d’Agamemnon, et non entre son trône et le fauteuil sculpté de Klytemnestre. Avait-il délibérément donné cet ordre ? La punissait-il encore ?

Elle était affamée, et assoiffée, mais malgré l’humilité qu’elle affichait à cet instant, elle se refusa à demander quoi que ce soit. Elle décida donc d’ignorer la collation, de regarder droit devant elle et de garder les mains dans son giron jusqu’à ce qu’il ait terminé.

Mais brusquement, elle sentit un objet effleurer son bras. Elle se tourna et vit qu’il s’agissait d’une coupe de vin, tendue par la main aux doigts larges de son époux. Il la lui offrait, comprit-elle, et elle s’en empara avec empressement.

— Merci, chuchota-t-elle, surprise de l’importance que ce petit geste avait pour elle.

Et lorsqu’il lui offrit une figue, elle ne peut s’empêcher de lui sourire. Il répondit par un grognement, mais Klytemnestre sentit la douce chaleur de l’espérance l’envahir lorsqu’elle mordit dans la chair tendre de la figue. Il tenait toujours à elle. Elle le comprenait, désormais. Et cela signifiait qu’il restait une chance de trouver le bonheur et l’harmonie dans leur vie commune. Elle eut l’impression qu’un énorme poids était ôté de sa poitrine tandis qu’elle buvait silencieusement son vin.

Une fois qu’Agamemnon eut terminé de manger, il fit un signe pour que la nourriture soit débarrassée. Puis il appela son héraut, qui se tenait à l’entrée de la salle.

— Fais entrer le prochain, Talthybios ! tonna-t-il. Je ne veux pas passer l’après-midi ici !

Le héraut hocha la tête, disparut un instant, puis pénétra de nouveau dans la salle et annonça la prochaine personne.

— Kalchas d’Argos, fils de Thestor, prophète et prêtre de Péan Apollon.

La chaleur qu’avait ressentie Klytemnestre se mua en un frisson et elle s’efforça de dissimuler son effroi lorsque le prêtre pénétra dans la salle.

Agamemnon termina de remplir de nouveau une coupe de vin et leva les yeux pour voir qui était entré.

— Ah. N’êtes-vous pas déjà venu ? Votre visage m’est familier, dit-il nonchalamment, en faisant tourner son vin dans sa coupe.

— En effet, mon seigneur, répondit Kalchas, en dévisageant Agamemnon.

Klytemnestre savait qu’il avait dû la voir, assise aux côtés du roi, mais il semblait décidé à ne pas la regarder.

— Je suis venu il y a deux lunes, au nom de mon temple, poursuivit-il. Nous étions inquiets au sujet de cette jeune fille, Leukippe.

Il n’était donc pas venu le mois précédent, lorsqu’elle était absente. Cela était avisé de sa part, songea Klytemnestre. La colère d’Agamemnon aurait été trop récente, et il aurait pu deviner que le prêtre était impliqué dans la tentative d’évasion. Elle tenta de maîtriser le tremblement de ses mains en avalant une autre gorgée de vin.

— Bien sûr, répondit Agamemnon en se redressant légèrement. Oui, je me souviens. Je peux vous assurer qu’elle va parfaitement bien.

— Peut-être, répondit Kalchas, qui parut se contenir pour ne pas remettre en doute la parole du roi. Mais je ne suis pas simplement venu demander de ses nouvelles. J’ai l’intention de la ramener au temple…

— C’est ce que vous vouliez faire la dernière fois, s’agaça Agamemnon. Eh bien ma réponse est la même qu’alors. La fille reste ici. Rien n’a changé. Si c’est tout ce que vous êtes venu me demander, vous pouvez retourner…

— Je vous demande pardon, mon seigneur, interrompit le prêtre, mais quelque chose a changé, affirma-t-il en avançant d’un pas, son bâton orné d’un ruban produisant un claquement mat et de mauvais augure sur le sol. Je ne suis pas uniquement prêtre, je suis également prophète, mon seigneur. Apollon m’a accordé le don de prescience, et la capacité à deviner les sentiments des dieux. Et je suis venu vous avertir que cette jeune fille vous fait courir un grave danger. Artémis est en colère parce que l’une de ses prêtresses lui a été enlevée et a été souillée. Elle est en colère contre vous, mon seigneur, et vous punira. Je l’ai vu. Le seul moyen pour vous d’échapper à votre sort est de nous rendre cette jeune fille. Telle est la raison de ma présence ici, mon seigneur. Je veux vous avertir et vous sauver. Laissez-moi emmener Alkippe, et vous ne courrez aucun danger.

Agamemnon écouta en silence ce que Kalchas avait à dire, ses grandes mains agrippant les accoudoirs de son trône.

— Pourquoi devrais-je te croire ? finit-il par dire. Je ne sais rien de tes pouvoirs de divination. Pourquoi devrais-je te prendre au mot ? ajouta-t-il en changeant de position. Peut-être désires-tu emmener cette fille pour ton propre compte, hein ? C’est cela ? La pensée de sa poitrine blanche te tient-elle éveillé la nuit, prêtre ?

Il éclata d’un rire rauque et Klytemnestre sentit son estomac se retourner.

— La fille m’appartient, reprit-il d’un ton plus modéré, et je n’écouterai pas tes mensonges.

Klytemnestre vit passer un éclat de colère dans les yeux de Kalchas. Elle craignit qu’il ne prononce une parole compromettante ou ne commette un acte irraisonné, mais tenta de masquer son inquiétude.

— Il ne s’agit pas de mensonges, mon seigneur. La déesse est en colère, et vous en souffrirez…

— Tu me menaces, gronda Agamemnon, en se levant à moitié de sa chaise. J’en ai entendu assez ! Gardes ! hurla-t-il.

En quelques secondes, ceux-ci pénétrèrent dans la salle.

— Emmenez cet homme, ordonna-t-il.

— S’il vous plaît, mon seigneur ! s’écria Kalchas au moment où les gardes immobilisèrent ses bras et le traînèrent à moitié hors de la salle. Vous devez m’écouter, mon seigneur ! Vous êtes en danger ! Vous devez laisser partir la f…

L’un des gardes le frappa au ventre et il poussa un gémissement de douleur. Avant qu’il ne puisse récupérer son souffle pour ajouter quelque chose, il se trouvait déjà loin.

Le cœur de Klytemnestre cognait violemment contre sa cage thoracique. Elle se faisait du souci pour Kalchas. Elle connaissait son désespoir, l’avait perçu dans ses yeux fiévreux lorsqu’il avait été traîné hors de la salle. Il avait pris un gros risque en venant ici. Elle savait que son époux allait attaquer avant de s’incliner. Mais si elle avait été à la place de Kalchas, et que Leukippe avait été Hélène ou l’une de ses propres filles, qu’aurait-elle fait ? Elle se serait battue jusqu’au bout…

Elle sursauta lorsque Agamemnon s’adressa subitement à elle.

— Ah, ces fanatiques religieux !!! s’exclama-t-il, avant d’émettre un rire guttural. Fais entrer le prochain, Talthybios !