21

Hélène

Trois mois avaient passé depuis qu’Hélène avait rendu visite à la femme des collines, et elle avait remercié les dieux à trois reprises lorsque ses menstrues étaient arrivées. Elle avait utilisé les remèdes comme la femme le lui avait recommandé, en les appliquant chaque soir, au cas où son époux viendrait la rejoindre. Au début, elle craignait qu’il ne se rende compte de quelque chose, d’une odeur ou d’une sensation différentes, mais au bout d’un certain temps, sa crainte avait disparu. Il venait à elle comme il l’avait toujours fait – vigoureusement, consciencieusement et en silence.

Parfois, se rappelant les paroles de la vieille femme, elle lui disait qu’elle était fatiguée ou qu’elle ne se sentait pas bien. Généralement, il acceptait ses excuses et n’insistait pas, mais elle sentait qu’il savait qu’il ne s’agissait que de prétextes. Or elle n’aimait ni les mensonges, ni les secrets, ni les malentendus. Elle sentait que Ménélas et elle s’éloignaient davantage qu’ils ne l’avaient jamais été. Elle ne l’avait pas souhaité, mais il lui aurait été difficile de mettre fin à son stratagème, de s’en remettre au destin et de laisser celui-ci décider de son existence. Elle devait survivre.

En ce milieu d’après-midi, Hélène se trouvait dans sa chambre, filant la laine avec Adraste et Alkippe. Toutes trois avaient discuté et ri toute la journée, si bien que les mâchoires d’Hélène commençaient à être douloureuses. Elle n’avait pas autant ri depuis des mois. Il y avait eu l’épreuve terrible de la naissance, et elle avait tant redouté de concevoir de nouveau, d’enfanter une nouvelle fois. La crainte était demeurée dans son esprit. Mais elle commençait enfin à se sentir plus sereine. Trois mois avaient passé, par trois fois elle avait saigné, et n’était pas tombée enceinte. Il semblait que ses précieux flacons étaient efficaces.

Il y eut soudain un coup frappé à la porte.

— Qui est-ce ? demanda Hélène, riant encore à propos du commentaire d’Adraste au sujet du porteur d’eau timide qui, selon elle, était amoureux d’Alkippe.

Alkippe, dont les joues avaient rosi, gloussait également, et tapait sur Adraste pour qu’elle cesse de l’importuner.

La porte s’ouvrit et Ménélas entra.

Leurs rires s’éteignirent aussi rapidement qu’une flamme subitement étouffée. Les servantes d’Hélène se levèrent d’un bond et baissèrent la tête.

— Je souhaite parler seul à mon épouse, annonça-t-il.

Tandis que les servantes sortaient de la chambre, Hélène commença à paniquer. Pourquoi leur demandait-il de sortir ? Avait-il l’intention de coucher avec elle ? Il était trop tôt, et elle ne s’était pas encore préparée. Il ne venait généralement pas la voir avant le soir. Pourrait-elle trouver une excuse ?

Avant qu’elle ne puisse prendre une décision, elle se retrouva seule avec lui. Et il se rapprocha.

— Je m’apprêtais à sortir pour aller voir Hermione, mentit-elle, en se levant comme si elle était sur le point de partir.

— Il n’y en aura que pour un instant, expliqua son époux, en s’approchant plus près d’elle encore. Je dois te parler.

Ménélas s’assit sur l’un des sièges placés près d’Hélène et elle se rassit également.

— Cela fait plusieurs mois que nous dormons ensemble, maintenant, et tu n’es pas encore enceinte, dit-il à voix basse en jouant avec sa chevalière afin d’éviter son regard.

Hélène se sentit de nouveau gagnée par l’anxiété. Savait-il ? Était-ce pour cette raison qu’il se trouvait là ? Pour l’affronter ? Pour la punir ?

N’osant répondre verbalement, elle laissa un petit son s’échapper de sa bouche en signe d’assentiment.

— Je pense qu’il est temps de demander de l’aide, poursuivit Ménélas. Pour accélérer les choses.

La crainte d’Hélène céda momentanément la place à la curiosité.

— Quelle sorte d’aide ?

Ménélas bougea légèrement et s’éclaircit la voix.

— Il y a une grotte. Elle se trouve à peine à une journée de distance à cheval, répondit-il, en regardant Hélène par intermittence. Ils disent qu’elle est consacrée à Eileithyia. Et que si un homme et une femme y font l’amour, la déesse leur donne un enfant.

Hélène eut presque pitié de son époux. Il désirait tant qu’elle tombe enceinte, et n’avait aucune idée du fait que c’était elle, et non les dieux, qui empêchait son désir de se réaliser. La douleur et le sang lui revinrent en mémoire, la réalité de ce que ce désir impliquait pour elle, et son sentiment de pitié se transforma en crainte.

— Souhaites-tu que nous nous rendions dans cette grotte ? demanda-t-elle, en s’efforçant de garder une voix assurée.

— Oui, répondit Ménélas. Nous irons demain. Tout est arrangé.

La crainte d’Hélène s’amplifia. Si Ménélas avait pris sa décision, elle pourrait difficilement s’y opposer. Et si cela fonctionnait réellement ? Et si cette grotte était vraiment particulière ? Que ferait-elle si la puissance de la déesse était supérieure aux effets de ses petits flacons ? Elle éprouva un tel sentiment de panique qu’elle eut l’impression qu’elle allait suffoquer. Mais que pouvait-elle faire ?

— Très bien, parvint-elle enfin à articuler. J’irai.

Le soleil était déjà haut lorsqu’ils parvinrent à la grotte le jour suivant. Clignant des yeux dans la lumière des rayons aveuglants, Hélène observa l’entrée de la cavité rocheuse. Celle-ci était large et haute, et la grotte elle-même semblait assez vaste, de sorte que ses profondeurs s’évanouissaient dans un obscur inconnu.

Un esclave apparut aux côtés de son époux, muni d’une torche allumée. Ménélas s’empara de la torche dans une main et enlaça la taille d’Hélène de l’autre, la conduisant à l’intérieur d’une foulée solennelle.

Hélène s’était badigeonnée de résine de cèdre et avait introduit en elle le tampon au miel ce matin-là, au cours des quelques minutes où elle était restée seule. Elle avait craint que le tampon ne ressorte durant leur marche à travers les collines, mais elle sentait qu’il était resté en place. Cependant, elle s’efforça de ne pas trop écarter les jambes en marchant vers la grotte. Cela était peut-être stupide, mais elle ne voulait rien laisser au hasard. Sans ces remèdes, comment pourrait-elle contrer la volonté de la déesse ? Tandis qu’ils s’enfonçaient dans la grotte, Hélène imagina les yeux divins qui l’observaient, le doux souffle d’Eileithyia soulevant ses cheveux dans son cou. Cela la fit frissonner. Sa respiration commença à s’accélérer, et ses brefs halètements résonnèrent dans le silence de la grotte.

Brusquement, Ménélas s’arrêta. Hélène avait gardé les yeux baissés vers le sol pendant qu’ils avançaient, mais elle les leva enfin.

La lumière vacillante de la torche lui permit d’entrevoir qu’ils se trouvaient au fond de la grotte. Le plafond y était plus bas, les murs plus resserrés, mais l’endroit restait spacieux. Et devant elle, la dépassant, se trouvait une énorme pierre arrondie.

— C’est ici, affirma Ménélas d’une voix calme en touchant la pierre du bout des doigts. Voici la pierre d’Eileithyia.

Se tenant derrière son mari, Hélène grimaça. Qu’était-ce donc ? Une grosse pierre ? Elle n’avait même pas de visage. Mais… parfois, les gens disaient qu’il existait des lieux extraordinaires, des lieux dans lesquels vivaient des dieux, au sein d’arbres, de rochers et de sources ordinaires. Et, selon son époux, des couples avaient couché ensemble ici et y avaient été bénis par la déesse. Ce lieu était sans doute puissant, après tout. Cela fonctionnerait peut-être. À cette seule pensée, le cœur d’Hélène se mit à battre la chamade, et ses muscles se tendirent comme s’ils l’incitaient à s’enfuir.

Elle lutta contre cet instinct, toutefois. Si elle partait ou se dérobait, Ménélas connaîtrait la véritable nature de ses sentiments, saurait qu’elle allait à l’encontre de ses intentions. Il découvrirait peut-être les petits flacons et les détruirait. Que se passerait-il, alors ? Mieux valait suivre le cours des événements et espérer de toutes ses forces que cette pierre n’était qu’une pierre.

Son époux était en train de prier, versant des libations et implorant la déesse de les bénir. Hélène se mit en revanche à psalmodier mentalement une prière contraire. Gardez la semence à l’extérieur. Laissez mon ventre stérile. Gardez la semence à l’extérieur.

Une fois sa prière achevée, Ménélas se tourna vers elle. Elle portait encore le voile qui la protégeait du soleil et qu’elle avait conservé au cours de la marche, et le souleva délicatement de son visage. Son geste rappela à Hélène sa nuit de noces, la crainte et la vulnérabilité qu’elle avait ressenties. Si ces sentiments étaient toujours présents en elle, ils n’étaient plus ceux d’une jeune femme naïve. Ils étaient plus profonds, enracinés dans l’expérience, nourris de son propre sang.

Les mains de son époux s’activaient maintenant pour lui enlever sa robe. Sans un mot – naturellement –, silencieusement, comme elle y était accoutumée maintenant. Sans prononcer de mots doux. Son époux ne parlait que lorsqu’il était nécessaire de parler. Or le moment était venu de passer à l’action.

Sa robe tomba à ses pieds et elle frissonna en raison de la fraîcheur de la grotte. La seule chaleur provenait de la torche, coincée entre deux rochers, à quelques mètres.

Ménélas ôta sa tunique et la contempla. Hélène se demanda si son époux avait décelé qu’elle tremblait – de froid, de peur. Se demandait-il pourquoi ? Il observait son visage, la bouche ouverte, le regard incertain. Il y avait toujours ce moment de légère hésitation, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, mais ensuite, son corps prenait le dessus et il restait silencieux.

Il posa les mains sur ses épaules, puis les fit descendre, sur sa poitrine, autour de sa taille. Elle sursauta lorsque celles-ci effleurèrent l’entrelacs de lignes qui marquait son ventre. Le remarqua-t-il ? Il lui sembla que non – ses mains étaient trop avides, happant sa chair comme si elle lui appartenait. Bientôt, tous deux se retrouvèrent allongés sur le sol de la grotte, son corps brun et ferme pressé contre le sien, blanc et souple. La pierre était dure et inconfortable, mais Ménélas paraissait ne pas s’en soucier. Il était venu ici avec un objectif qu’il allait mener à son terme. Mais à chaque caresse, à chaque à-coup et à chaque gémissement étouffé, Hélène sentait une part d’elle-même lui échapper – une partie de la maîtrise qu’elle avait acquise, de la barrière qu’elle avait édifiée. La terreur la submergea lorsqu’elle imagina cette semence fatale, ses protections devenues inutiles sous les assauts déterminés d’Eileithyia et de son époux. Elle demeura immobile, comme si elle pouvait se fondre dans ce sol en pierre – impérissable, imperméable. Et même lorsqu’il eut terminé, elle resta au même endroit, allongée, raide et sans vie, à l’exception du battement furieux de son cœur.

Ils passèrent la nuit dans la grotte – il avait insisté sur le fait que c’était important – et même si Ménélas se mit à ronfler au bout de quelques instants, Hélène ne parvint pas à s’endormir sur le sol dur. Elle avait froid, même si elle avait remis sa robe. Elle aurait aimé se rapprocher de son époux, se blottir contre lui et profiter de sa chaleur. Mais une part d’elle-même la mettait en garde. Et s’il se réveillait ? Et s’il voulait essayer de nouveau, simplement pour être sûr ? Une autre pensée la retenait également. Elle ne pouvait faire en sorte d’être proche de l’homme qui avait failli causer sa mort.

La torche n’avait pas brûlé très longtemps dans la nuit, mais au bout de plusieurs heures d’obscurité totale, une petite lueur commença à envahir la grotte. Le jour avait fini par se lever. Il faisait encore sombre, mais Hélène fut heureuse d’entrevoir un soupçon de lumière. Elle n’avait pas dormi et tout son corps était douloureux d’avoir reposé sur la pierre froide.

Elle se leva et s’étira, espérant en partie que cela réveillerait Ménélas afin qu’ils s’en aillent. Cela fonctionna, et il s’assit.

— Est-ce le matin ? demanda-t-il, encore ensommeillé.

—Oui, mon époux, répondit Hélène.

Elle se tenait à quelques pas de lui, les bras entourant son corps, afin de ne pas éveiller de nouveau son désir.

Mais à son grand soulagement, il déclara :

— Nous avons agi comme il le fallait. Nous devrions partir, maintenant.

Ils n’avaient rien apporté et n’avaient donc pas d’effets à rassembler. Il se contenta de se lever et commença à se diriger vers la lumière du jour. Hélène le suivit.

Mais alors qu’ils étaient presque arrivés à l’entrée de la grotte, une idée lui vint subitement. Elle s’arrêta.

— Cher époux, puis-je retourner auprès de la pierre ? Je souhaiterais faire une offrande à la déesse. Si je lui laisse un bel objet, elle nous sera favorable.

Elle fit glisser un bracelet d’or de son poignet pour lui montrer ce qu’elle avait l’intention de faire.

— Oui, répondit-il après un instant. Oui, retourne auprès de la pierre. Je t’attendrai à l’entrée.

Elle hocha la tête et revint rapidement sur ses pas. Bientôt, elle fut de retour près de la pierre et s’arrêta devant elle. Dans l’obscurité, l’énorme bloc la dominait. Celle-ci possédait un pouvoir étrange, une sorte de présence ineffable. Elle avait l’impression d’être observée, comme si la pierre attendait de voir ce qu’elle allait faire.

Elle s’empara du bracelet et le jeta au fond de la grotte. Il atterrit quelque part dans le noir – elle se moquait de savoir où. Puis elle s’avança vers la pierre et y donna un coup de pied. Aussi fort qu’elle le pouvait, sans se blesser. Puis elle recommença avec l’autre pied. Enfin, elle cracha dessus, et observa avec satisfaction sa salive couler sur le roc immuable.

Elle se sentait puissante. Un peu effrayée, peut-être, mais puissante. Voyons si la déesse nous sera favorable, maintenant, pensa-t-elle avec défi.

Puis elle revint à pas vifs vers l’entrée de la grotte et son époux. Il sourit en la voyant, et elle se sentit coupable lorsque les yeux remplis d’espoir de Ménélas croisèrent les siens. Mais elle n’éprouvait aucun remords.