Hélène
Des mois avaient passé depuis le jour où ils s’étaient rendus dans la grotte d’Eileithyia, et cependant, Hélène n’avait toujours pas conçu. Elle avait éprouvé une véritable frayeur au cours des premières semaines, convaincue que cela avait fonctionné et qu’elle ne pouvait résister au pouvoir de la déesse. Puis le sang était arrivé. Et également le mois suivant. Et il était revenu chaque fois. Une demi-année s’était écoulée, et elle n’était toujours pas enceinte. À chaque nouveau mois écoulé, elle se sentait plus puissante, invincible. Elle s’était attaquée à une déesse et l’avait emporté.
Cependant, elle ne devait pas sombrer dans l’autosatisfaction. Elle continuait d’utiliser ses remèdes – en réalité, elle avait dû renvoyer Adraste en chercher auprès de la vieille femme – et elle se refusait à Ménélas dès qu’elle le pouvait. Elle savait que cela le blessait, voyait dans son regard qu’il savait qu’elle le rejetait délibérément, mais que pouvait-elle faire d’autre ? Il voulait un enfant, et elle était incapable de le lui donner. Elle était incapable de lui apporter des paroles de réconfort, et aucun d’eux ne parvenait à dépasser cela. Cette question s’apparentait à un mur invisible et immuable qui se dressait entre eux.
Ils avaient eu des nouvelles de Mycènes et elle savait que Nestre attendait un autre enfant. Hélène craignait bien sûr que sa sœur puisse courir les risques qu’elle prenait tant de soin à éviter, mais elle était également heureuse pour elle. Nestre avait toujours rêvé d’avoir beaucoup d’enfants ; au moins l’une d’entre elles menait-elle la vie qu’elle avait souhaitée. Elle, en revanche, se sentait piégée. Elle devait faire un choix entre la vie et l’amour – ou du moins, son éventualité – mais tandis qu’elle s’accrochait désespérément à l’une, elle sentait l’autre s’éloigner d’elle, devenir insaisissable.
Il n’y avait pas que son époux qui se tenait à distance, mais également sa fille. Hermione était âgée d’un an, maintenant, et pourtant, Hélène ne se sentait pas plus proche d’elle que lorsqu’elle lui avait donné naissance. Agathe s’occupait entièrement d’elle, dans une chambre séparée, comme elle le lui avait ordonné. Et même lorsqu’elle se rendait auprès de sa fille, il était évident qu’Hermione préférait l’esclave ; elle pleurait lorsque Agathe les laissait seules. Elle ressentait une lourde culpabilité de n’avoir pas été capable d’aimer son enfant, créant un fossé insurmontable entre elles. Comme si sa fille avait compris qu’elle n’avait pas voulu d’elle…
Elle savait parfaitement que tout cela n’était pas la faute de la servante. Et pourtant, elle éprouvait du ressentiment envers elle. Parce qu’elle faisait ce qu’elle était incapable de faire, parce qu’elle était ce qu’elle n’était pas, parce qu’elle donnait à sa fille ce qu’elle-même ne pouvait lui donner. Chaque fois qu’Hermione souriait en voyant l’esclave, et tendait vers elle ses petits bras potelés, Hélène comprenait qu’en réalité, elle s’en voulait à elle-même. Mais il était plus facile de détester Agathe.
Elle avait l’intention de rendre visite à sa fille ce jour-là. Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne l’avait pas fait, et elle avait enfin terminé la couverture qu’elle avait tissée pour elle. Le motif était un peu sommaire et le tissu présentait des défauts, mais elle souhaitait lui offrir quelque chose, un objet symbolisant sa présence lorsqu’elle n’était pas avec elle. Elle savait qu’il ne s’agissait que d’un pauvre leurre maternel, mais cela valait mieux que rien.
Lorsqu’elle atteignit la chambre, elle l’ouvrit sans frapper. Elle trouva Agathe en train d’allaiter Hermione, sa robe défaite dévoilant sa poitrine. La jeune femme sursauta en voyant Hélène.
— B… bon après-midi, maîtresse, balbutia-t-elle en tentant de remonter sa robe de sa main libre. Je n’avais pas pensé que vous alliez venir aujourd’hui.
— Puis-je venir voir ma fille lorsque j’en ai envie ? Ou bien dois-je prendre rendez-vous ? répondit Hélène sur un ton involontairement acerbe.
— Bien sûr, maîtresse. Je veux dire… elle a fini, de toute façon, dit-elle en éloignant Hermione de son sein humide et en se rhabillant.
Hélène se contenta de hocher la tête. Elle savait qu’elle avait incommodé Agathe, mais elle n’avait pu s’empêcher de la regarder. Elle demeurait fascinée, en éprouvant cependant une certaine amertume, par ce rituel d’allaitement qu’elle n’était jamais parvenue à accomplir.
— Je m’apprêtais à l’allonger un petit moment, maîtresse, expliqua Agathe, hésitante. Elle somnole souvent après un repas. Mais si vous le souhaitez, je peux…
— Non, cela ira, répondit Hélène, qui n’avait pas bougé de l’endroit où elle se tenait depuis qu’elle était entrée. Tu peux la coucher…
Agathe porta Hermione dans son berceau et l’y installa. Elle se mit à arranger ses couvertures et Hélène se souvint de la raison de sa présence.
— Je lui ai apporté une couverture, ajouta-t-elle d’un ton embarrassé, en s’avançant d’un pas et en tendant la pièce de tissu.
Agathe se tourna vers elle.
— Le roi en a fait faire une il n’y a pas longtemps, maîtresse. Ne vous a-t-il rien dit ? répondit la jeune femme avant de voir la déception s’afficher sur le visage d’Hélène. Mais cela n’a pas d’importance, ajouta-t-elle en s’avançant pour s’emparer de la couverture. J’utiliserai plutôt celle-ci. Elle est très fine, mentit-elle avec un sourire poli.
Puis elle retourna auprès du berceau et finit de border Hermione.
Hélène s’avança vers l’enfant et la contempla. La petite fille était encore éveillée, mais ses paupières se fermaient. Elle regarda sa petite poitrine se soulever et s’abaisser. Elle se demandait si elle pouvait tendre la main et la toucher. Cela la dérangerait-il ? Elle n’en était pas certaine et la présence d’Agathe à ses côtés lui pesait. Elle avait toujours l’impression que la jeune femme jugeait tous ses faits et gestes.
— J’ai un peu faim, Agathe, annonça-t-elle brusquement. Pourrais-tu aller chercher quelque chose à manger ?
— Bien sûr, maîtresse, répondit l’esclave.
Elle voulait se débarrasser d’elle un petit moment. Agathe était si à l’aise pour s’occuper de sa fille qu’elle ne faisait que mettre en évidence sa propre maladresse, ce qu’elle ne pouvait supporter. Elle avait besoin d’espace pour apprendre à aimer son enfant.
Le son de la porte se refermant lui indiqua que la servante était partie. Elle se détendit légèrement, mais il restait ce petit être devant elle, endormi, néanmoins très réel, en vie et… mystérieux. Que pouvait bien penser sa fille d’elle ? L’aimait-elle ? Non, sans doute. Comment aurait-elle pu l’aimer ? Et pourtant, peut-être, avec le temps…
Elle tendit nerveusement la main et effleura la douce joue d’Hermione. La petite fille fronça le nez et Hélène retira rapidement la main, inquiète à l’idée que celle-ci puisse se mettre à pleurer.
Mais l’enfant ouvrit les yeux et la regarda. Non pas d’un regard bouleversé ou empreint de colère. Elle la regardait, tout simplement.
Hélène se sentit rassurée et elle se pencha de nouveau pour la toucher, s’approchant cette fois de l’une des petites mains. Hermione s’agrippa à l’un de ses doigts. Hélène fit remuer les petits doigts minuscules et un éclat de rire s’éleva du berceau.
Elle sourit, et sa nervosité s’évanouit. À chaque nouveau babillement amusé, elle sentait qu’elle progressait, s’acheminait vers ce lien insaisissable, dont l’absence l’avait enveloppée tel un voile de honte tout au long de l’année précédente.
Brusquement, il y eut un bruit fracassant derrière elle, et le charme fut rompu. Hermione se mit à pleurer et Hélène se retourna. Agathe se tenait dans l’encadrement de la porte, et du pain, de la soupe et de la vaisselle étaient répandus à ses pieds.
Une vague de colère envahit Hélène. Elle avait l’impression qu’Agathe avait agi délibérément, comme si elle ne voulait pas qu’elle soit heureuse.
— Qu’es-tu en train de faire, au juste ? hurla-t-elle à l’encontre de la jeune esclave, ne sachant ce qu’elle lui reprochait exactement, mais éprouvant le besoin de la sermonner.
— Je suis désolée, maîtresse, répondit la jeune femme, qui se mit à quatre pattes pour tenter de nettoyer le sol comme elle pouvait. Cela a glissé et…
— Espèce de stupide maladroite ! aboya Hélène. Regarde ce que tu as fait ! Et tu as bouleversé Hermione. Je devrais te faire fouetter !
Elle fit un pas vers Agathe, mais une voix provenant du seuil lui fit lever le regard.
— Que se passe-t-il, ici ?
Derrière Agathe, debout dans le couloir, se tenait Ménélas. Il semblait en colère.
— Ah, mon époux, se lamenta Hélène en se dirigeant vers lui. Tu arrives juste à temps. Cette idiote a tout cassé et elle a fait pleurer notre fille. Elle a besoin d’être…
— Ça suffit ! l’invectiva-t-il en baissant le regard vers Agathe. Est-ce que ça va ? demanda-t-il à la jeune femme en lui tendant une main pour l’aider à se relever.
Les yeux de l’esclave étaient encore remplis d’effroi, mais elle hocha la tête et répondit :
— Oui, mon seigneur. Je vous remercie, mon seigneur.
Elle prit la main qu’il lui tendait et se releva.
Hélène était encore hors d’elle, mais sa fureur céda momentanément la place à la stupéfaction provoquée par ce qu’elle venait de voir. Qu’avait-il fait ? Il s’agissait de son époux. Pourquoi ne demandait-il pas comment elle allait, elle ? Combien de fois le lui avait-il demandé ? Mais avant qu’elle ne puisse s’exprimer, Agathe prit la parole.
— Elle a dit la vérité, mon seigneur. J’ai lâché le plateau, cela a fait du bruit, et…
— Ce n’est pas une raison pour la faire fouetter, n’est-ce pas ? demanda Ménélas en regardant Hélène avec sévérité. Agathe prend soin de notre fille, et j’aimerais que tu te montres un peu plus compréhensive à son égard.
La tête d’Agathe était baissée et elle regardait le sol. Elle devait se sentir si satisfaite, pensa-t-elle. Elle était blessée parce que son époux avait pris parti pour une esclave. Ménélas avait-il honte d’elle, de son incapacité à prendre soin d’Hermione ? Ses joues étaient rouges de colère, de peine, d’embarras, et elle se sentait incapable de proférer un son.
Au bout de quelques instants de silence, Ménélas reprit la parole :
— Je m’apprêtais à passer un peu de temps avec Hermione. Tu peux rester, si tu le souhaites, Hélène.
— J’allais partir, de toute façon, mentit-elle, sentant qu’elle ne pourrait supporter de rester là avec Agathe et Ménélas, qui lui avait donné l’impression d’être une enfant capricieuse.
Elle sortit de la pièce et passa devant eux le menton levé avant de rejoindre le couloir.
C’est alors qu’elle vit Ménélas poser une main sur le coude d’Agathe. Ce n’était qu’un petit geste, et pourtant, il l’irrita. Elle ne cessa d’y penser tout en se dirigeant vers sa chambre. L’invitait-il simplement à rentrer dans la chambre, ou était-ce plus que cela ? Y avait-il de la tendresse entre eux, née au cours de ces heures durant lesquelles son époux rendait visite à Hermione ?
La jalousie envahit Hélène telle une vague insidieuse qui aurait brusquement disloqué la digue d’un port. Elle sut que cela n’avait pas de sens, parce qu’elle s’efforçait à tout prix d’éviter son époux, de mettre une distance entre eux. Et pourtant, l’idée qu’il pouvait se soucier d’une autre femme lui causa un sentiment d’amertume. En dépit de tout ce qu’elle avait subi, malgré tout ce qu’elle avait été contrainte de faire, elle désirait encore recevoir l’amour de Ménélas, un amour dédié à elle seule. Or cet incident lui fit prendre conscience qu’elle pouvait perdre son affection au profit d’une autre.
Le soir venu, elle s’installa devant sa coiffeuse et songea qu’elle avait peut-être tout imaginé. Elle passa son peigne en ivoire dans ses longs cheveux, admirant leur éclat sous la lueur de la lampe. Son époux avait bon cœur – il n’avait fait que défendre Agathe, qui était une servante loyale. En elle-même, Hélène savait que celle-ci n’avait pas mérité d’être réprimandée de cette manière, et son époux le savait également. Il s’était simplement montré gentil. Il n’y avait pas à s’inquiéter davantage. Après tout, cette seule pensée était ridicule. Agathe avait un physique quelconque et elle-même… eh bien, elle était Hélène de Sparte.