Hélène
Quelques semaines plus tard, Hélène s’était allongée dans son lit. Il était encore tôt, et pourtant, elle avait déjà ôté ses vêtements de la journée pour se glisser sous les couvertures. Elle savait que Ménélas se rendrait bientôt dans sa chambre, et elle espérait prévenir toute tentative amoureuse de sa part en feignant d’être endormie. Elle l’avait déjà repoussé deux fois au cours de la semaine, prétendant être malade ou fatiguée, mais elle n’était pas certaine qu’il accepterait une nouvelle et vaine excuse.
Elle était à cours de résine de cèdre depuis la semaine précédente mais hésitait à envoyer Adraste en chercher. Sa servante pensait que les remèdes n’étaient qu’une mesure temporaire, et Hélène ne savait pas combien de temps encore elle pourrait faire perdurer ce mensonge. Bien sûr, Adraste aurait fait ce qu’elle lui demandait quoi qu’il advienne, mais cela était une maigre consolation. Que penserait son amie d’elle, une femme – une reine – qui refusait d’accomplir son devoir sacré ? Et, pire encore, que se passerait-il si elle en parlait à quelqu’un ? Et si Ménélas l’apprenait ?
Elle enverrait peut-être Adraste récupérer de la résine, mais ses craintes l’avaient retenue jusqu’à présent. Et maintenant, elle n’avait plus de solutions, hormis son tampon au miel et ses subterfuges.
Elle s’était donc allongée, le dos tourné vers la porte de la chambre, s’agrippant fermement aux couvertures. Incapable de dormir, elle écoutait les moindres bruits qui s’élevaient du couloir. C’est alors qu’elle entendit Ménélas s’approcher. Des bruits de bottes sur la pierre. Il était là.
La porte de la chambre s’ouvrit et fut éclairée par la lumière des torches du couloir. Les bruits de pas cessèrent, comme s’il s’était arrêté sur le seuil de la chambre. Puis ils reprirent, et le lit s’enfonça lorsqu’il s’y assit.
Le cœur d’Hélène battait à tout rompre, mais elle s’efforça de continuer à respirer lentement. Les secondes s’étirèrent péniblement.
— Hélène ? interrogea la voix rauque de son époux. Es-tu réveillée ?
Elle ne répondit pas, mais demeura couchée et aussi immobile que possible, les yeux fermés.
Il posa alors une main sur son épaule en la secouant doucement.
— Hélène ?
Il lui était difficile de l’ignorer, maintenant. Elle remua légèrement et produisit un son faible, comme si elle se réveillait. Elle tourna sa tête vers lui, sans pour autant rouler complètement sur elle-même.
— Qu’y a-t-il, mon époux ? demanda-t-elle, en simulant un état de torpeur.
— Je… euh… répondit-il, l’air incertain. Le soleil vient de se coucher. Je pensais que tu serais encore éveillée…
— J’avais la migraine, et je me suis donc couchée tôt…
Elle s’interrompit, s’attendant à moitié à ce qu’il remette son mensonge en question, mais il ne le fit pas.
— Très bien.
Il poussa un soupir empreint de tristesse et de contrariété, provoquant un sentiment de culpabilité chez Hélène. En réalité, sa déception était plus pénible que s’il avait remis en question son mensonge. Elle devrait peut-être simplement accepter de s’étendre auprès de lui. Le tampon au miel la protégerait – elle était extrêmement prudente. Et leur intimité commençait à lui manquer, de même que le contact de sa peau sur la sienne. Mais avant qu’elle ne puisse réagir, Ménélas reprit la parole.
— Je vais voir si Hermione va bien.
Et en l’espace de quelques secondes, il avait quitté la chambre.
Hélène demeura immobile un instant, ses yeux fouillant l’obscurité. Elle commençait à se rendre compte qu’elle était allée trop loin, qu’elle s’était refusée à lui un trop grand nombre de fois. Son époux lui en voulait. Elle le sentait, le comprenait à la manière dont il lui parlait. Était-ce le prix à payer pour rester en vie ? Elle finissait par se demander si une vie aussi dénuée d’amour méritait d’être préservée.
Cependant, il n’était peut-être pas trop tard, pensa-t-elle. Elle pourrait peut-être le ramener auprès d’elle, et ils pourraient vivre l’existence normale de deux époux. Elle trouverait enfin l’amour auquel elle avait toujours aspiré. Elle pourrait continuer à utiliser ses remèdes – ils avaient marché jusqu’à présent – mais elle cesserait de repousser Ménélas. Elle était unie à lui, en réalité. Si elle ne pouvait trouver l’amour dans ses bras, elle ne le trouverait nulle part.
Cette prise de conscience l’encouragea. Elle repoussa ses couvertures et sortit du lit. Elle passa un manteau au-dessus de sa chemise de nuit et quitta silencieusement la chambre. Elle allait rejoindre son époux, lui dire qu’elle se sentait mieux, l’entraîner vers sa chambre. Cela présentait un risque, mais elle était enthousiaste. Jouer les séductrices serait électrisant. Elle était impatiente de découvrir son expression. Il lui pardonnerait tout sous l’effet de ses baisers et de ses caresses, elle en était certaine.
La chambre d’Hermione était située au bout du couloir, et bientôt, Hélène parvint devant la porte. Elle n’entendit aucune voix, mais posa la main dessus, s’apprêtant à entrer.
C’est à cet instant précis qu’elle perçut un bruit. Il ne provenait pas de la chambre d’Hermione, mais de la pièce contiguë. C’était une chambre d’invités, qui n’était pas occupée pour le moment, mais la porte en était pourtant à demi ouverte.
Curieuse, elle se détourna de la porte d’Hermione et se dirigea vers celle de l’autre chambre. En s’approchant, elle entendit un halètement – de femme. Puis une voix plus grave. Un grognement. Un murmure. Deux souffles se mêlant dans le silence de la nuit. Hélène savait ce qu’elle était en train d’entendre, mais elle ne fit pas demi-tour. Il s’agissait peut-être de deux esclaves. Elle aurait dû les laisser tranquilles, mais sa curiosité prit le dessus. Ainsi qu’un étrange sentiment de malaise, dont elle ne comprenait pas la raison.
Puis elle les vit, et son estomac se contracta. Là, au-delà de la porte entrouverte, se trouvaient Agathe et Ménélas.
Ils ne se rendirent pas compte de sa présence. Son époux tournait le dos à la porte et les yeux d’Agathe étaient fermés. Elle était nue, juchée sur le bord d’une table, et la tunique de Ménélas était soulevée. Sa bouche était pressée contre le cou de la jeune femme, sa main était posée sur sa poitrine, et ses hanches, pressées entre ses cuisses blanches. À la vue de ses fesses contractées, elle faillit se sentir mal, mais ne détourna pas le regard. Il se mit à embrasser les lèvres d’Agathe, à lui caresser la joue, à chuchoter à son oreille.
C’est cela qui lui fit détourner le regard. Elle recula de quelques pas puis s’arrêta, et dut s’adosser contre le mur du couloir. Elle respirait si bruyamment, de façon entrecoupée, qu’elle songea qu’ils auraient pu l’entendre, mais cela lui était égal. Une partie d’elle-même souhaitait qu’ils l’entendent.
Ce n’était pas tant l’infidélité qui la blessait – à quoi d’autre aurait-elle pu s’attendre, alors qu’elle le repoussait ? Non. C’était la manière dont il la touchait, l’embrassait. Comme si Agathe était tout ce qui importait au monde. Il se montrait si tendre, si passionné. Pourquoi ne s’était-il jamais comporté de cette manière, avec elle ? Pourquoi n’avait-il jamais montré cette part de lui-même ? Même avant la naissance du bébé, avant tout ce qui s’était passé, il ne s’était jamais comporté ainsi.
Puis une pensée lui effleura l’esprit. Était-ce à cause d’elle ?
Elle comprit que c’était là que se trouvait la cause réelle de sa blessure. En dépit de sa beauté, de ses jolis vêtements et de ses charmes si encensés, son époux ne l’aimait pas. Elle avait toujours pensé que c’était lui qui était incapable de ressentir quelque chose ou de le montrer. Et maintenant, elle comprenait que c’était elle qui posait problème depuis toujours. Elle, Hélène de Sparte, la beauté indigne d’être aimée.