Klytemnestre
Sept ans plus tard
Klytemnestre était assise sur son fauteuil sculpté dans la Salle du foyer, et cousait des sequins dorés sur le nouveau manteau de son époux. Un vent glacé s’infiltrait à l’intérieur du palais. C’est pourquoi elle tentait de se réchauffer auprès du feu. Elle sourit en voyant la lueur des flammes se refléter sur les disques étincelants, et se propager sur ceux qu’elle avait déjà cousus. Imaginer la magnificence d’Agamemnon dans ce nouveau manteau et savoir que les yeux qui l’admireraient seraient également émerveillés par l’ouvrage qu’elle avait confectionné la remplissaient de satisfaction.
Elle commençait à sentir que sa vie prenait enfin la direction qu’elle aurait dû prendre. Les quelques années qui avaient suivi le départ de Leukippe avaient été difficiles. Elle avait pensé que le départ de la jeune fille marquerait la fin de ses tracas. Mais ce n’était que le début. L’espoir suscité par sa nouvelle grossesse, si peu de temps après avoir retrouvé son époux, avait été réduit en cendres amères lorsque l’enfant était arrivé. Le nouveau-né était bleu et sans vie. Et l’année suivante, elle avait encore mis au monde un enfant mort-né. Or, trouver la mort là où il y aurait dû avoir de la vie était de mauvais augure, mais lorsque cela se produisait deux fois en l’espace de deux ans… Elle était convaincue qu’Agamemnon et elle étaient punis, qu’Artémis éprouvait encore de la colère à leur encontre. L’accident de son époux n’avait-il pas suffi ? Il s’était rétabli, mais en conservait des séquelles. Sa jambe était restée tordue et il boitait en permanence. Mais ce n’était peut-être pas Artémis qui les punissait. Ils avaient peut-être offensé Eileithyia, en l’oubliant lors de leurs sacrifices, ou en négligeant son sanctuaire. Les deux déesses présidaient aux naissances ; l’une ou l’autre pouvait leur être défavorable. Klytemnestre avait passé de nombreuses nuits sans sommeil à songer à tout cela, se demandant comment ils pourraient se racheter.
Elle avait été soulagée qu’Agamemnon ne lui fasse pas de reproches. Elle avait eu l’impression de ne pas remplir son devoir d’épouse, et pourtant, il était resté à ses côtés, ne cessant de lui répéter qu’elle aurait un autre enfant. Cette période sombre les avait rapprochés davantage qu’ils ne l’avaient jamais été.
Puis un autre enfant était né. Ils lui avaient donné le prénom de Chrysothemis. Il s’agissait également d’une fille, mais après ce qui s’était produit, Klytemnestre était heureuse de mettre au monde une enfant en vie, rose et poussant des cris comme il se devait. Celle-ci aurait pu avoir douze orteils, cela n’aurait pas eu d’importance ; il s’agissait d’une nouvelle vie, tiède, à tenir dans ses bras, et c’était tout ce qu’elle désirait. Héritier ou non, cela était un signe que le destin avait changé, que leur châtiment avait pris fin.
Klytemnestre s’était inquiétée, pourtant. Durant au moins deux années, elle était persuadée que Chrysothemis tomberait malade et qu’elle mourrait. Mais la petite avait survécu. Elle avait quatre ans aujourd’hui, et Klytemnestre s’autorisait enfin à croire qu’elle demeurerait auprès d’eux. De surcroît, elle était de nouveau enceinte et son ventre s’arrondissait chaque jour. Si les dieux le voulaient, elle tiendrait bientôt un autre enfant dans ses bras, et cette fois-ci, elle était certaine qu’il s’agirait du fils qu’Agamemnon attendait. Son ressenti avec ce nouvel enfant était différent. Elle n’aurait su dire pourquoi exactement, mais elle savait qu’elle portait un garçon.
Le chemin avait été long, et loin d’être facile, mais il semblait que la chance leur souriait enfin. Et la période au cours de laquelle Leukippe était parmi eux, ces quelques mois qui lui avaient causé tant de chagrin, ne semblait plus qu’un lointain souvenir. Si Agamemnon ne s’était pas blessé la jambe, elle aurait oublié que tout cela s’était produit.
Elle leva les yeux de son ouvrage. Ses yeux commençaient à être éblouis par les disques dorés brillants qu’elle avait cousus avec précision. Elle s’adossa dans son fauteuil, ferma les yeux et profita de la chaleur du feu qui réchauffait sa jupe. Au bout de douze ans de mariage, elle se sentait enfin chez elle à Mycènes. Elle avait réellement le statut de reine, désormais, et inspirait le respect dans tout le palais. Agamemnon lui demandait même parfois conseil. Il la conviait toujours aux séances de doléances publiques et désirait qu’elle soit à ses côtés lorsqu’il recevait des hôtes.
Elle passait beaucoup plus de temps en dehors de sa chambre qu’au cours des premières années. L’après-midi, comme ce jour-là, elle s’installait souvent dans la Salle du foyer, confectionnant son dernier vêtement ou filant la laine avec Iphigénie et Elektra. Ses deux filles étaient de petites femmes à présent, en particulier Iphigénie. Klytemnestre savait qu’elle ne passerait plus tant d’années que cela avec elle et savourait donc ces moments comme s’ils étaient la dernière jarre d’un excellent millésime. Bientôt, ses filles se marieraient et auraient leurs propres enfants, mais pour l’instant, cela n’était pas le cas. Elles demeuraient avec elle, sa petite famille était au complet et heureuse, et sur le point de s’agrandir.
Un cri retentit dans la cour. Klytemnestre ouvrit les yeux. Les grognements caractéristiques de son époux perçaient sans difficulté au travers des grandes portes en bois de la salle – elle doutait même du fait qu’ils ne puissent être entendus dans toutes les pièces du palais. Il se plaignait d’une chose ou d’une autre, mais cela était habituel. Aussi referma-t-elle les yeux.
En dépit de l’harmonie domestique, Agamemnon ne cessait de s’agiter depuis quelques mois. Il parvenait encore à chevaucher et à chasser, malgré sa jambe, mais même ces activités ne semblaient pas le satisfaire lorsqu’il était dans cet état d’esprit. Or si une maison heureuse et un royaume prospère étaient tout ce qu’un homme aurait pu désirer, cela ne suffisait pas à son époux. Elle espérait que l’arrivée d’un fils dissiperait son irritation. Oui, pensa-t-elle en caressant son ventre rond, l’occasion de transmettre les enseignements de la masculinité pourrait lui permettre de canaliser sa nervosité. Mais l’arrivée de l’enfant n’était pas prévue avant un mois. Pour l’instant, son époux devrait attendre.