Hélène
Hélène observait Hermione courir dans la cour, ses cheveux brillant sous la lumière du soleil. Ils étaient plus foncés que ceux de sa mère, mais possédaient néanmoins leurs reflets rougeâtres – plus proches de ceux de la cornaline foncée que d’une flamme éclatante, mais attrayants également. La petite fille avait aussi hérité du teint parfait d’Hélène – même si elle n’allait sans doute pas le conserver longtemps si Agathe continuait de la laisser jouer à l’extérieur. Elle devrait peut-être lui en parler, lui demander de laisser Hermione plus souvent à l’intérieur, mais elle renonça à cette idée. Cela était étrange ; elle était la mère de l’enfant et pourtant, elle exerçait moins d’autorité qu’Agathe sur l’existence de sa fille. La femme – qu’il aurait été difficile de qualifier de jeune fille désormais – était davantage la mère d’Hermione qu’elle-même, et la plupart du temps, elle la laissait agir à sa guise. Elle avait choisi il y a longtemps de céder plutôt que de se battre pour incarner un rôle qu’elle ne souhaitait pas réellement jouer.
Elle continuait de voir sa fille, bien sûr. Parfois, comme aujourd’hui, elle regardait depuis l’ombre du portique Hermione danser et rire sous le soleil ; parfois, Agathe la conduisait dans la chambre d’Hélène, et il s’ensuivait un échange formel. Hélène lui demandait si elle parvenait bien à filer la laine ou ce qu’elle avait mangé au petit déjeuner, et Hermione répondait poliment de sa petite voix douce. Elle avait peu de contacts physiques avec elle. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas serrée dans ses bras ou assise sur ses genoux – mais cela était mieux ainsi. Cela ne lui aurait pas paru naturel, alors qu’un tel gouffre s’était creusé entre elles. Mieux valait l’observer à distance. La petite fille semblait heureuse auprès d’Agathe. Hélène avait l’impression qu’il lui serait impossible d’être à la hauteur, aussi ménageait-elle sa fierté en restant à distance.
Agathe l’avait surpassée également d’une autre manière : elle avait donné un fils à Ménélas. Mégapenthès, comme l’avait nommé son père, jouait également dans la cour, tout en boucles et joues roses. Agathe élevait les deux enfants ensemble, et Ménélas s’occupait autant de son enfant bâtard que de sa fille légitime. Hélène n’était pas jalouse d’Agathe, ni de Mégapenthès – ils avaient obtenu ce qu’elle refusait de donner, et cela était pour le mieux. Cependant, elle avait parfois l’impression d’avoir été écartée. Agathe était aussi douce et modeste qu’autrefois, et Hélène n’était même pas certaine que Ménélas et elle aient encore des relations intimes, mais en lui donnant un fils, elle avait acquis un statut dangereusement proche du sien.
Elle était encore reine, mais son rôle au sein du palais avait décliné au fil des ans, de sorte qu’elle avait l’impression de se tenir au sommet d’un monticule instable, et que celui-ci pourrait un jour s’effondrer entièrement, la plongeant dans un crépuscule d’insignifiance et de solitude. Sa propre mère avait subi ce destin, son dernier soutien ayant disparu avec la mort de son père. Peut-être était-il inévitable qu’Hélène sombre également.
D’une certaine manière, son existence était plus simple. Elle n’avait plus à se soucier de concevoir un enfant. Ménélas dormait encore auprès d’elle, mais il était rare qu’il s’approche d’elle pour partager un moment d’intimité. L’arrivée de Mégapenthès l’avait rendu moins déterminé quant à la nécessité qu’elle conçoive un autre enfant. Elle supposait qu’elle pouvait en éprouver de la gratitude envers Agathe, mais parfois, cela semblait plutôt être une malédiction qu’une bénédiction. S’il y avait eu un peu de tendresse entre Ménélas et elle, celle-ci avait disparu. Son époux se montrait toujours courtois, et respectueux, mais parfois, lorsqu’elle était allongée près de son corps massif et chaud, elle souhaitait plus que tout au monde qu’il s’approche d’elle.
Un bruit de bottes fit prendre conscience à Hélène qu’elle avait le regard perdu dans le vague depuis un moment. Elle cessa de penser au lit conjugal, aux mains tièdes et à la peau douce de Ménélas, et se mit de nouveau à observer la cour ensoleillée. Là, elle vit Ménélas marcher dans sa direction comme s’il avait été attiré par sa rêverie. Son cœur fut rempli d’espoir en le voyant. De quoi voulait-il parler ?
— Hélène, annonça-t-il en arrivant à sa hauteur, nous allons recevoir des hôtes qui viennent d’effectuer une traversée en mer – il s’agit d’une délégation royale de Troie. Je vais organiser une fête en leur honneur ce soir et je souhaiterais que tu sois présente.
Hélène éprouva de la déception, mais hocha la tête par devoir. Ah, la reine d’apparat avait encore une utilité, pensa-t-elle avec amertume. Après tout, à quoi sert de conquérir la plus belle femme de Grèce si elle ne peut être affichée devant ses invités ?
Hélène était assise dans la Salle du foyer, sur la chaise qui appartenait autrefois à sa mère, et patientait. Le vin avait été dilué et la nourriture préparée. Son estomac grondait tandis qu’elle observait le festin déposé devant elle, humait les effluves de la viande rôtie, de coriandre et de cumin qui parvenaient jusqu’à elle. Elle aurait aimé goûter un peu de viande de sanglier, mais cela n’aurait pas été convenable. Il fallait attendre l’arrivée des invités qui allaient remettre leurs présents. Hélène espérait que cela prendrait peu de temps.
Kastor et Pollux étaient assis à sa droite. Aucun d’eux ne s’était marié, mais, étant les fils du roi précédent et les frères de la reine, ils bénéficiaient d’une position de choix à la cour de Sparte. Ménélas aurait pu les renvoyer s’il l’avait souhaité, mais il semblait apprécier leur compagnie. Et tous deux étaient des guerriers talentueux, dont les services pourraient un jour profiter au royaume.
À la gauche de Ménélas était assis Deipyros, l’ami d’enfance de son époux et son bras droit, et à la gauche de celui-ci se trouvait la mère d’Hélène, la reine douairière Léda. Hélène était secrètement soulagée de ne pas être assise auprès d’elle. Elle l’aimait toujours du fond de son cœur, bien sûr, mais il était difficile de savoir quel sujet aborder avec elle. Le décès de son père avait constitué une épreuve pour tous, mais avant tout pour sa mère. Cinq années s’étaient écoulées depuis, et elle portait toujours sa tenue de deuil, son voile noir encadrant en permanence son visage à la pâleur spectrale. Elle avait connu le véritable amour, songea Hélène en l’observant avec une envie mêlée de tristesse. Père lui était dévoué, et elle lui était dévouée, et cela était toujours le cas aujourd’hui. Il n’était pas d’usage qu’une veuve observe le deuil aussi longtemps, mais personne ne souhaitait le lui dire. Hélène était surprise qu’elle ait accepté de participer au festin. En général, elle évitait d’apparaître en public, mais Ménélas lui en avait peut-être fait la demande.
Je devrais m’approcher d’elle et lui parler, pensa Hélène, imaginant sa mère assise seule toute la soirée. Ses frères seraient occupés à boire et à échanger des récits grivois avec qui voudrait bien les entendre. La compagnie de leur mère était bien trop triste à leur goût désormais. Elle devrait aller lui parler.
Elle perçut à cet instant le son du bois raclant la pierre, et ses pensées se détournèrent de Léda. Enfin, les grandes portes furent ouvertes.
Tandis que les vantaux s’écartaient et que les esclaves se plaçaient sur le côté, un homme habillé de la manière la plus extravagante qu’elle ait jamais vue fit son entrée. Ses vêtements affichaient une profusion de couleurs – des violets splendides, des rouges profonds, des jaunes chaleureux, formant des motifs merveilleusement complexes. Une peau de léopard était drapée sur ses épaules et son dos, enrichissant encore sa tenue somptueuse. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles brillantes sur ses épaules et son front, orné de bandeaux d’or et de bijoux étincelants. Des bijoux similaires ornaient ses oreilles, son cou, ses doigts, de sorte que le tout formait une mosaïque de lumière et de couleurs qui chatoyaient tandis qu’il s’avançait vers eux. Les compagnons de l’homme, qui marchaient derrière lui, étaient habillés de manière identique, aussi extravagante, et pourtant, il était comme un flambeau au milieu d’eux, un joyau étincelant entouré de pierres polies.
Tandis qu’il se rapprochait plus près d’elle, Hélène porta son attention sur son visage. Il était très bel homme, possédant des traits fins, un teint bronzé et sans défaut. Il était jeune, sans doute du même âge qu’elle, et son expression était enjouée, comme si un sourire pouvait naître sur ses lèvres à chaque instant. Ses yeux étaient noisette avec des éclats dorés et soulignés de khôl, de sorte qu’ils attiraient immanquablement le regard. Hélène pensa qu’elle n’avait jamais vu encore un homme aussi beau.
À sa gauche, Ménélas se leva et elle lui emboîta le pas. Puis son époux salua ses hôtes, forçant sur sa voix naturellement rauque afin que tous l’entendent.
— Prince Pâris de Troie, Sparte t’accueille et te souhaite la bienvenue. Puisse ta visite faire croître l’amitié entre nos royaumes, et puissent les dieux nous permettre à tous deux d’en tirer de la prospérité.
Lorsque l’écho des derniers mots de son époux se fut tu, le prince étincelant prit la parole.
— Roi Ménélas, Troie te remercie de ton hospitalité et te rend hommage pour la noblesse de ton accueil et ta convivialité. Pour sceller l’amitié entre nos peuples, j’ai apporté des présents à ton intention et à celle de ton royaume.
Le prince se retourna et fit signe à ses compagnons. Ceux-ci s’approchèrent en portant un grand coffre et en soulevèrent le couvercle. Le prince sortit un à un les objets que contenait le coffre et les souleva afin que tous puissent les admirer. Une fine bride en bronze, deux saladiers en or, des dagues en argent ciselé et aux poignées en ivoire, des tissus teints en violet, un peigne incrusté de lapis-lazuli…
Une fois que tous les objets eurent été présentés à Ménélas, et reçus cérémonieusement, le prince se pencha une nouvelle fois et s’empara au fond du coffre d’une petite boîte en ivoire gravé. Mais au lieu de la présenter au roi, il se tourna vers Hélène et la lui offrit. Il courba la tête tout en la regardant dans les yeux.
— Un dernier présent, pour votre adorable épouse, déclara-t-il de son accent étrange et doux.
Hélène, surprise, hésita un instant. Les hôtes offraient habituellement des présents au roi, et non à leur épouse. Elle jeta un regard à Ménélas, qui hocha brièvement la tête. Elle s’empara délicatement de la boîte que tenait le prince. Toute l’attention des personnes présentes se reporta sur elle. Elle souleva le couvercle de ses mains légèrement tremblantes et en sortit un objet qu’elle présenta à l’assemblée afin que tous puissent le voir. Il s’agissait d’un collier – composé de trois rangées d’ambre brillant et transparent, dont les perles alternaient avec des gouttelettes d’or.
— Il est magnifique, murmura-t-elle, le souffle coupé, souriant lorsque l’objet étincela à la lumière des torches.
Elle leva les yeux et vit que le prince souriait également, mais son expression se modifia bientôt, son visage exprimant la déception.
— Hélas, je pensais qu’il s’assortirait à l’immense beauté dont j’ai tant entendu parler, mais je constate maintenant que ce collier semble bien terne à côté de vous.
Hélène ne put s’empêcher de sourire en l’entendant la flatter, et elle sentit ses joues s’empourprer sous son maquillage. Sa beauté était-elle réellement réputée jusqu’à Troie ? En réalité, elle ne savait à quelle distance se trouvait cette cité, mais ces paroles lui donnèrent l’impression que l’on parlait d’elle dans le monde entier. Même après toutes ces années, elle avait gardé de l’importance. Elle était encore quelqu’un aux yeux de jeunes hommes issus de pays étrangers, même si cela n’était plus le cas ici à Sparte. Grâce à ces quelques mots, Hélène se sentit brusquement mieux qu’elle ne l’avait été depuis longtemps.
Maintenant que les présents avaient été offerts, ils furent emportés ailleurs, de sorte que les festivités purent commencer. Hélène resta d’humeur joyeuse pendant le reste de la soirée, et si le prince ne s’adressa plus à elle, elle constata que ses yeux croisaient les siens à plusieurs reprises. Elle oublia son désir de parler à sa mère, passant le reste de la soirée à sourire et à observer le prince éblouissant installé de l’autre côté de la salle pleine à craquer de convives.