Hélène
Pâris revint dans sa chambre le soir suivant, et le suivant également. Ils demeuraient assis ensemble au cœur de la nuit, et il la regardait, lui disait combien elle était belle, lui prenait parfois la main ou lui touchait le bras. Il lui racontait des histoires de son enfance, lorsqu’il sillonnait le mont Ida, faisait la course à cheval dans la plaine ou guerroyait par jeu avec ses frères dans les rues tortueuses de Troie. Il lui parlait également de ses voyages, des lieux qu’il avait visités et des personnes qu’il avait rencontrées dans des contrées lointaines qu’elle ne connaissait pas. Il n’avait qu’un an de moins qu’elle, avait-elle découvert, mais il avait déjà accompli tant de choses. Hélène s’aperçut ainsi du point auquel sa vie était étriquée. Elle n’avait jamais quitté la Laconie.
Elle avait l’impression de parcourir le monde avec lui lorsque Pâris lui relatait ses voyages, et lorsqu’il disait devoir regagner sa chambre, elle le priait de rester avec elle un peu plus longtemps. Ses mots, son regard… nourrissaient une partie d’elle-même qui s’était desséchée au fil des années, au point qu’elle avait appris à s’en passer. Mais désormais, à chaque aveu d’amour, chaque louange exprimée à sa beauté, chaque tendre caresse sur son bras, elle sentait que cette partie d’elle-même reprenait vie. Et elle ne pouvait l’ignorer. Cela faisait battre son cœur et ses lèvres aspiraient à goûter sa peau, et sa peau aspirait à sentir ses lèvres. Elle se sentait vivante.
Le quatrième soir, Hélène était assise au bord de son lit lorsqu’un coup retentit à la porte. Elle portait encore la somptueuse robe qu’elle avait choisie pour le festin et avait dit à ses servantes qu’elle se déshabillerait seule. Elle n’aimait pas leur mentir, mais les visites de Pâris étaient si précieuses qu’un petit mensonge lui semblait un prix bien léger à payer. Elle ne pouvait courir le risque que quelqu’un les surprenne, que Pâris doive partir, que ce rêve magnifique prenne fin.
Pâris était arrivé un peu plus tôt que d’habitude, et cela fit sourire Hélène. Elle lui ouvrit et le laissa entrer, en refermant doucement la porte derrière lui.
— Mes frères sont-ils déjà partis se coucher ? demanda-t-elle.
— Non, je les ai laissés boire en compagnie de mon cousin Énée, répondit-il en faisant un pas vers elle et en posant sa paume douce sur sa joue. Il fallait que je vienne. Je ne pouvais pas attendre.
Hélène sourit et posa sa petite main sur la sienne.
— Je suis heureuse que tu sois là. Ainsi, nous aurons plus de temps. Tu pourras me raconter la fin de ta visite à Hattusa, me parler de la reine de Miletos ou du jour où tu as sauvé ta sœur de la noyade – j’ai aimé cette histoire, dit-elle, rayonnante.
— J’ai songé à autre chose, dit-il, en caressant sa joue de la main puis en posant celle-ci sur son épaule, avant de baisser le regard puis de la dévisager de nouveau. Hélène, ta beauté est comme le soleil.
Elle sourit et il reprit :
— Mais… aujourd’hui, j’ai le sentiment de n’avoir vu qu’une partie de ta splendeur, tel un rayon qui aurait percé entre deux nuages. Je… Je me demandais si tu me permettrais de voir ta beauté tout entière. Dévoilée…
Ses yeux dorés la fixaient avec ardeur, et elle rougit en comprenant ce qu’il voulait dire.
— Je suis désolé, balbutia-t-il en reculant d’un pas. Je t’ai embarrassée. Je n’aurais pas dû te demander cela. C’est simplement que…
— Non, dit-elle, en prenant les mains de Pâris entre les siennes. Je désire que tu me voies. Tout entière.
C’est en prononçant ces paroles qu’elle comprit la réalité et la force de ses sentiments.
Elle leva la main au-dessus de son cœur qui battait à tout rompre, vers le vêtement drapé sur ses épaules. Il demeura immobile, ses yeux plongés dans les siens, et elle fit délicatement glisser le tissu de ses épaules, le long de son bras, puis de l’autre côté.
Instinctivement, elle prit une grande inspiration en sentant sa robe glisser, dévoiler sa poitrine, mais les yeux de Pâris ne se détachèrent pas des siens. Il baissa les mains pour défaire la ceinture qui enserrait sa taille. Hélène sentit qu’elle tremblait, mais elle ne tremblait pas de crainte. Son corps entier vibrait d’énergie, et lorsqu’il tira sur le fin tissu qui dissimulait ses hanches, le contact de sa main sur sa peau la fit frissonner tout entière.
La robe était tombée à ses pieds, désormais, et Hélène demeura pétrifiée, seule sa respiration hachée rompant le silence de la pièce. Pâris recula, et ses yeux se détachèrent finalement des siens, s’attardant sur sa peau blanche, contemplant chaque parcelle de son être. Cela était étrange ; elle ne se sentait pas mal à l’aise, comme lorsque Ménélas la regardait, ou bien ses servantes. Le regard du jeune homme lui donnait le sentiment d’être belle, désirée, digne d’attention, et elle laissa cette sensation l’envahir.
— Tu es plus belle encore que je ne l’aurais imaginé, déclara finalement Pâris, dont le regard doré croisa de nouveau celui d’Hélène. Aucune déesse ne pourrait te surpasser…
Hélène aurait pu le réprimander pour ses paroles impies, mais elle ne put retenir un sourire. Pâris s’approcha à nouveau d’elle et lui prit la main, qu’il pressa doucement.
— Je te remercie, Hélène. Je suis heureux d’être venu, ce soir. Je voulais contempler ta beauté tout entière avant mon départ.
Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine.
— Tu pars ?
— Oui, tôt demain matin.
Il la regarda sans ciller.
— Non, c’est impossible ! s’étrangla-t-elle, sentant la panique lui enserrer la poitrine. Il faut que tu restes plus longtemps ! Au moins jusqu’au retour de Ménélas. Tu ne peux pas partir maintenant. Je ne pourrais pas le supporter.
Heureuse l’instant précédent, elle était maintenant au bord des larmes.
— Hélas, je dois rentrer, confia-t-il, en se tournant comme s’il s’apprêtait déjà à sortir de la chambre. Ma présence est requise chez moi, et il ne serait guère sage que je sois encore là lorsque ton époux sera de retour. Je pense qu’il devinerait ce qui se passe entre nous.
Hélène le regarda, la bouche entrouverte, les yeux implorants, mais elle vit à son regard déterminé que toute tentative de le dissuader serait inutile.
Désespérée, elle posa la main de Pâris sur sa poitrine et la pressa.
— Partage ma couche, alors, avant ton départ. Je t’en prie, poursuivit-elle, en sentant son cœur battre sous ses doigts chauds. Je… Je ne peux supporter la pensée que le cours de nos vies reprenne comme si rien ne s’était passé. Cela serait pire qu’avant, maintenant que… ajouta-t-elle, refoulant les larmes qui menaçaient de couler de ses yeux. Mais peut-être que si je pouvais me raccrocher à ce souvenir… Peut-être que cela serait plus facile à supporter…
Elle savait combien son attitude devait sembler pathétique, mais cela lui était égal. Le peu de bonheur qu’elle avait ressenti lui échappait – elle devait le saisir, et le conserver aussi longtemps qu’elle le pourrait, en garder une partie au fond d’elle-même. C’était le seul moyen pour elle de survivre.
Pâris était demeuré silencieux et son expression était indéchiffrable.
— Dis que tu le feras, ordonna-t-elle en posant son autre main sur sa joue. Que tu partageras ma couche cette nuit. Ménélas n’en saura rien. Je ne serai pas enceinte, j’ai des moyens…
— Hélène, murmura-t-il, en levant la main posée sur sa poitrine jusqu’à sa joue, je ne peux partager ta couche. Dormir avec l’épouse d’un autre homme dans la demeure de celui-ci serait inconvenant.
— Il est également inconvenant que tu m’aies vue ainsi, que tu m’aies dit ce que tu m’as dit… Et cependant, tu l’as fait !
— Dormir avec toi serait encore plus immoral, Hélène, et tu le sais. Je ne ferai pas de toi une prostituée sous ton propre toit. Tu vaux bien mieux que cela…
Hélène éprouvait de la colère. Ne voyait-il pas à quoi il la réduisait ? Ce qu’il avait éveillé en elle ? Il était injuste de lui faire miroiter l’amour lorsqu’il en avait envie, puis de le nier lorsqu’il n’était plus d’humeur à cela. Ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes.
— Ne pleure pas, la réconforta-t-il en soulevant son visage vers le sien.
Elle ferma les yeux pour ne pas le regarder, mais sentit ses lèvres effleurer ses paupières, qu’il embrassa l’une après l’autre.
Ce geste accentua encore son amour pour lui. Elle grimaça avec amertume, songeant à sa propre sottise de n’avoir pas vu que tout cela finirait ainsi. Elle s’inclina et posa la tête contre sa poitrine, inondant sa tunique de larmes silencieuses.
Ils restèrent ainsi un certain temps, les bras de Pâris entourant Hélène, ses mains caressant sa peau nue. Puis il prit la parole.
— Et si tu m’accompagnais à Troie ?
Hélène se raidit. La question paraissait si absurde, maintenant, posée subitement, qu’elle eut un rire amer.
— T’accompagner comme ta prostituée ? Je pensais que je valais mieux que cela ?
— Pas comme une prostituée ? Comme mon épouse…
Hélène leva la tête pour le regarder.
— Ton épouse ?
Les mots avaient une connotation étrange dans sa bouche. Elle n’avait jamais envisagé cette possibilité.
— Mais… j’ai déjà un époux, murmura-t-elle.
— À peine, répondit Pâris. Qui est-il pour avoir des exigences à ton égard ? Pour te négliger, et te laisser gâcher ta jeunesse et ta beauté ? dit-il en prenant son visage dans ses mains. Je t’aime, Hélène. Je pourrais t’offrir une nouvelle vie, une vie que tu mérites, avec tout le confort que tu pourrais souhaiter. Tu ne serais peut-être plus une reine, mais être princesse de Troie est également un statut enviable. Et tu jouirais de la compagnie de toutes mes sœurs et belles-sœurs. Elles t’accueilleraient comme si tu étais leur propre sœur. Je sais que tu en serais heureuse.
Elle en serait heureuse, comprit-elle. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas eu de sœur. La nouvelle vie qu’il lui proposait semblait si attrayante, si facile, comme si elle pouvait tendre la main et l’adopter, si elle choisissait de le faire. Mais le pouvait-elle réellement ?
— Je… tu ne voudras pas m’épouser, Pâris, dit-elle en s’écartant de lui. Je n’aurai plus d’autre enfant. Je te décevrai.
Elle savait à quel point ses paroles étaient graves et se prépara mentalement à une réaction d’incompréhension, voire de dégoût de sa part. Mais il cilla à peine.
— Cela n’a aucune importance pour moi, lui assura-t-il avec un sourire, en l’attirant de nouveau à lui. Je ne suis pas le premier fils. Je n’ai pas besoin d’héritiers.
— Mais ne souhaites-tu pas en avoir ? demanda-t-elle, incrédule.
Tous les hommes voulaient avoir des fils.
— Je te veux, toi, répondit-il en se penchant vers elle et en l’embrassant sur les lèvres.
Hélène était déconcertée. Pouvait-elle le croire ? Pouvait-elle croire qu’un homme puisse la désirer simplement pour elle-même, et non pour qu’elle lui donne des enfants ? Ces yeux dorés étaient si sincères, cette étreinte, si réconfortante. Elle se sentait légère dans ses bras, comme si le poids d’être héritière, reine et mère l’avait quitté. Une heure plus tôt, elle était encore Hélène de Sparte, la seule lueur qui éclairait son horizon était de passer une autre soirée avec Pâris, et au-delà, son univers lui apparaissait indistinct. Mais désormais s’ouvrait devant elle la possibilité d’une nouvelle vie libre, remplie d’espoir, lui offrant l’occasion d’être elle-même dans un endroit totalement différent. Tout lui semblait si étrange et instable, comme si le monde entier s’était effondré sous ses pieds. La seule certitude à laquelle elle souhaitait se raccrocher était qu’elle voulait rester auprès de Pâris, pour qu’il la touche encore, l’embrasse, pour l’entendre dire qu’il l’aimait. Elle pensait qu’elle ne se lasserait jamais de l’entendre.
— Tu n’es pas obligée de me répondre tout de suite, dit-il de sa voix de miel. Mais nous devrons partir rapidement s’il faut éviter d’être vus, ajouta-t-il en prenant le menton de la jeune femme entre ses mains. Penses-y, Hélène. Pense à la vie que tu souhaites mener, et je serai de retour dans une heure pour entendre ta décision.
Puis il l’embrassa de nouveau et quitta la chambre.