30

Hélène

Hélène remit sa robe et s’assit sur le bord de son lit, le menton appuyé sur son poing. Dans moins d’une heure, elle devrait avoir pris sa décision : resterait-elle reine de Sparte ou deviendrait-elle Hélène de Troie ? Elle avait du mal à croire qu’elle se trouvait face à un dilemme. Pouvait-elle réellement agir ainsi ? Pouvait-elle réellement partir, tout simplement, pour recommencer une nouvelle vie ailleurs ? Abandonner sa demeure, sa famille ? Était-ce folie que de songer à tout quitter ? Ou était-ce folie que de rester ?

Un coup fut alors frappé à la porte.

Hélène tressaillit. Il était trop tôt pour que Pâris soit déjà de retour. Mais si ce n’était pas lui, qui cela pouvait-il bien être ? Il était tard – personne n’aurait eu de raison de la déranger à cette heure. Pâris avait peut-être changé d’avis. Il avait peut-être décidé que le risque était trop grand. Elle se sentit abattue à cette idée.

Un second coup retentit, plus impatient que le premier.

Elle se leva rapidement et trottina jusqu’à la porte. Avant de l’ouvrir, elle prit une grande inspiration, se préparant à une déception. Mais en ouvrant, elle ne découvrit pas le visage de Pâris.

— Mère ! s’écria-t-elle, médusée.

Sa mère ne dit rien mais lui fit signe de rentrer dans la pièce, l’examinant tout en la suivant. En la voyant agir ainsi, Hélène comprit qu’elle était sous l’emprise de l’alcool et les relents de vin qui se propageaient dans la chambre confirmèrent ses soupçons. Léda avait des poches sous les yeux et ses cheveux noirs étaient défaits.

— Quelle surprise de te voir, Mère, dit-elle d’un ton hésitant en s’efforçant de sourire. Je ne m’attendais pas à…

— Je sais ce qui se trame, Hélène ! la coupa sa mère avec brusquerie, en lui jetant un regard froid. Personne ne prête attention à la pauvre reine Léda, non – sa beauté s’est fanée, elle a perdu sa fille, son époux… Pourtant, je suis encore vivante, même s’il est plus facile pour toi d’agir comme si cela n’était pas le cas. Et je vois les choses… s’interrompit-elle, son regard chancelant dirigé sur Hélène . Je te vois… prostituée.

Elle prononça ce mot avec un tel venin qu’Hélène le reçut tel un coup de poignard dans la poitrine. Elle avait l’impression d’être paralysée, fixée par ces yeux remplis de haine.

— Je savais que tu agirais ainsi, poursuivit sa mère. Tu n’es pas comme ta sœur, une fille si douce… Mais les prostituées naissent prostituées, et c’est ce que tu es… Écarter les jambes pour n’importe quel homme qui t’offre un beau collier…

Non, ce n’est pas ce qui s’est passé. Hélène aurait souhaité se défendre, mais les mots restaient bloqués dans sa gorge, et sa mère reprit la parole avant qu’elle ne puisse répondre.

— Tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Je ne dirai rien. Cela affecterait la réputation de ton père décédé. Non, je ne souhaite pas que ce déshonneur le frappe également. Ce serait trop, trop…

Brusquement, Léda fondit en larmes, secouant la tête comme si elle menait un combat intérieur. Hélène en fut troublée et ouvrit de grands yeux en contemplant sa mère. Elle était partagée entre la blessure que celle-ci venait de lui infliger et le désir de la prendre dans ses bras pour lui éviter de sombrer. Mais celle-ci sembla reprendre contenance.

— Non, je ne dévoilerai pas ton ignominie, reprit Léda en prenant une grande inspiration, son maigre torse semblant trembler sous l’effort. Je suis venue te dire que je te vois, Hélène, et ce que je vois me rend malade. Tu es peut-être de mon sang, mais tu n’es pas ma fille. Tu ne l’as jamais été, pas réellement. Et je ne veux rien avoir à faire avec toi !

Elle lui jeta un dernier regard glaçant et sortit de la chambre, laissant Hélène seule, interdite.

Eh bien, c’était ainsi. Sa mère la haïssait. Elle l’avait toujours haïe, d’une certaine manière. Elle venait de le découvrir, même si elle n’en comprenait pas la raison. Elle n’avait jamais été à la hauteur, pas comme Nestre. Hélène la prostituée, Hélène la décevante, Hélène la non désirée.

De grosses larmes se mirent à rouler sur son visage et son cou, sous l’effet de douloureux sanglots qui paraissaient arrachés à son âme. Pendant quelques instants, elle fut incapable de faire autre chose que laisser libre cours à ces larmes. Elle avait l’impression que celles-ci s’étaient accumulées depuis des années, durant toute son existence en réalité, s’amoncelant encore et encore, et attendant cette prise de conscience pour sortir d’elle.

Puis, finalement, elles commencèrent à se tarir, telle une pluie drue d’orage qui finit par faiblir. Et comme le ciel de son esprit s’éclaircissait, une pensée y fit lentement surface. Elle n’avait pas à incarner Hélène la non désirée. Plus maintenant. Elle pouvait s’enfuir avec Pâris, et devenir Hélène la désirée, Hélène l’aimée – elle pouvait devenir Hélène de Troie.

Y avait-il en effet quelque chose qui la retienne ici ? Nestre était partie, son père était décédé. Sa mère la haïssait et son époux ne lui montrait qu’indifférence. Ses frères continueraient à jouer aux dés et à boire, qu’elle soit là ou non. Et Hermione… elle s’était autrefois imaginé que l’amour grandirait entre elles, mais plus les années passaient, moins cela semblait probable. Sa fille n’avait pas besoin d’elle. Elle n’avait jamais eu besoin d’elle. Elle avait Agathe. Elle se demandait si, avec le temps, sa fille se souviendrait un jour de son visage.

Elle était déterminée, maintenant. Sa maison n’était aujourd’hui guère plus qu’un cocon familier. Personne ne se soucierait réellement de son départ, alors pourquoi rester ? Quitte à choisir entre la vie creuse qu’elle connaissait et celle remplie d’espoir qui l’attendait, elle opta pour l’espoir.