Hélène
Ils chevauchèrent durant la nuit et atteignirent le port méridional de Gythion juste au moment où l’aube commençait à percer. Hélène n’avait pas dormi, mais elle ne se sentait pas fatiguée. Tout était si exaltant, s’échapper ainsi au milieu de la nuit, chevaucher vers sa nouvelle existence en sentant la poitrine de Pâris contre son dos, son souffle dans son cou, son bras autour de sa taille. Elle avait été sur des charbons ardents toute la journée, et lorsqu’elle aperçut les navires noirs, elle frissonna. Cela devenait réel. Elle allait partir.
Ils descendirent de leur monture et Hélène se retrouva face à Pâris, ses mains dans les siennes. Ses jambes étaient flageolantes après cette longue chevauchée, et elle tituba légèrement sur place, en lui souriant. Il lui rendit son sourire.
— Je suis heureux que tu sois avec moi, Hélène, murmura-t-il en la dévisageant.
— Je suis heureuse d’être là, répondit-elle dans un souffle.
Il se pencha vers elle et l’embrassa, tendrement et longuement.
Lorsqu’ils relâchèrent leur étreinte, Hélène aperçut, au-dessus de l’épaule de Pâris, plusieurs grands coffres posés sur le rivage, attendant d’être chargés sur l’un des navires.
— Que contiennent-ils ? demanda-t-elle nonchalamment, au moment où les hommes de Pâris se mirent à hisser le premier sur la passerelle.
— Quelques menus objets… répondit le jeune homme en posant une main sur sa joue afin qu’elle se tourne de nouveau vers lui.
Mais elle continua d’observer les hommes.
— Des objets du palais ? demanda-t-elle.
Il attendit quelques instants avant de répondre :
— Oui, des objets du palais.
— Mon époux te les a-t-il offerts ? Je pensais qu’il m’avait dit…
— Non, il ne me les a pas offerts, la coupa-t-il, avec une pointe d’agacement dans la voix.
Hélène le fixa de nouveau.
— Je ne voulais pas… J’étais simplement curieuse, bredouilla-t-elle, ne souhaitant pas gâcher l’ivresse de leur fuite.
— Il est normal que les hôtes reçoivent des présents au moment de leur départ. Nous n’avons fait qu’emporter ce qui nous appartenait légitimement. Et ce qui t’appartient également, ajouta-t-il. Une épouse doit avoir une dot. Les trésors de Sparte sont également à toi, n’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas mais observa le chargement des coffres, le front plissé. Cela lui semblait injuste. Habituellement, c’était le maître de maison qui offrait des présents à ses hôtes, mais ces derniers n’avaient pas à se servir. Ménélas serait furieux, à son retour, de constater que sa femme s’était enfuie, mais aussi que son palais avait été pillé. Elle ne souhaitait pas lui faire plus de mal que cela était nécessaire.
— Hélène, regarde-moi, murmura Pâris, et elle se tourna vers lui. Ce n’est rien. Il ne s’agit que de quelques petites choses. Tu es le plus grand trésor de Sparte. Pourquoi voudrais-je de l’or alors que je t’ai, toi ?
Elle sourit à ces mots. Il lui parlait de nouveau avec douceur et son regard était chaleureux.
— Je n’aurais rien pris si j’avais su que cela te contrarierait. Je pensais que tu voudrais avoir des souvenirs de ton foyer, et de quoi rendre ta nouvelle vie plus confortable. Je les restituerais si je le pouvais, mais nous n’avons plus le temps, maintenant.
Il la regardait avec remords, attendant sa réponse.
— Ce n’est rien, dit-elle avec un sourire réconfortant. Je sais que tu ne voulais rien faire de mal. Mais je n’ai pas besoin de trésors. Je n’ai besoin que de toi…
Elle sourit de nouveau, et lorsqu’il lui répondit en retour, elle oublia ses doutes. Il la prit par les épaules et l’embrassa.
— Maintenant, il faut partir, annonça-t-il.
Il la prit par la main et la fit monter sur la passerelle, lui souriant tandis qu’elle effectuait ces quelques pas vers son avenir, de sorte qu’elle ne pouvait contempler que son beau visage, ces yeux dorés qui lui promettaient tant. Une fois qu’ils furent à bord, il la prit dans ses bras, la serra contre lui et lui caressa les cheveux. Elle eut l’impression que le monde entier se volatilisait et qu’il ne restait plus qu’eux, lui avec ses bras solides autour d’elle, et elle, le cœur battant.
Puis il relâcha son étreinte, et le monde réapparut. Hélène s’aperçut qu’ils bougeaient, qu’une étendue d’eau les séparait déjà de la côte, et que celle-ci continuait à s’élargir.
En un instant, la Grèce se trouva derrière elle, et elle l’avait à peine remarqué. Elle en prit subitement conscience, sentit que son ancienne vie, sa demeure, sa famille s’éloignaient, s’amenuisaient à l’horizon. Tout ce qu’elle connaissait et avait toujours connu, le bon comme le mauvais, lui était arraché par cette bande bleue qui prenait de l’ampleur, et ce n’est qu’alors qu’elle comprit qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.
Un sentiment de panique l’envahit, lui nouant l’estomac, et elle se demanda si elle avait bien agi. La décision lui avait semblé facile lorsqu’elle était encore à terre, où elle aurait eu la possibilité de changer d’avis, mais maintenant, avec toute cette eau autour d’elle… Elle aurait aimé emmener ses servantes. À quoi avait-elle pensé, pour ne pas aller les saluer avant de partir ? Et Hermione ? Elle aurait aimé l’avoir embrassée, lui avoir laissé un dernier souvenir d’elle. Elles ne se verraient plus jamais. Elle était un peu triste, également, à l’idée de ne jamais revoir Ménélas. Il s’était montré bon envers elle, malgré tout.
Mais il était trop tard, désormais, pour tous ces regrets. Elle avait pris sa décision. Pâris était également un homme bon – de plus, il l’aimait et elle l’aimait. Elle devait l’aimer, n’est-ce pas ? Pour le suivre aussi loin ? Quelque chose en lui l’attirait irrémédiablement, lui inspirait confiance, lui donnait envie d’être à ses côtés.
Elle le chercha du regard, pour lui prendre la main et se réconforter. Mais il n’était plus auprès d’elle. Elle vit qu’il se trouvait plus loin sur le pont, s’entretenant avec son cousin. Elle se retourna vers la côte qui rétrécissait à vue d’œil et agrippa le bastingage.
Elle avait agi comme il le fallait, se dit-elle. Elle devait partir. Elle étouffait. Elle ne manquerait à personne. Et à Ménélas moins qu’aux autres. Il comprendrait. Il s’en remettrait. Sa nouvelle vie serait une renaissance, une nouvelle chance en amour.
Et tandis qu’elle s’arc-boutait pour ne pas être ballottée par le pont qui oscillait, elle pria les dieux d’avoir raison.