Klytemnestre
Klytemnestre était installée dans la Salle du foyer. Elle tenait dans ses bras son dernier-né, qui gazouillait. Elle ne pouvait s’empêcher de le contempler – elle n’avait cessé de le faire au cours des dix journées précédentes. Il était enfin là. Ils avaient enfin un héritier. Leur petite famille était au complet, et elle n’aurait pu être plus heureuse. Elle souriait aux visiteurs qui déposaient leurs présents et lui donnaient leur bénédiction. L’enfant n’était pas uniquement son fils, il était celui de Mycènes, et elle avait l’impression que la moitié de la population du royaume était venue célébrer le jour de l’octroi de son prénom. Des visages respectueux avaient défilé régulièrement devant elle toute la matinée, offrant selon leurs moyens des hochets en argent ou des fleurs ramassées à la hâte. Tous étaient accueillis de la même manière. Klytemnestre souhaitait partager son enfant et sa joie avec autant de personnes que possible.
Son époux avait nommé l’enfant Oreste. Elle trouvait que c’était un beau prénom. Agamemnon s’était également montré rayonnant toute la matinée, le présentant en ces termes à tous les visiteurs : « Mon fils, Oreste, prince de Mycènes. » Comme Klytemnestre l’avait espéré, sa naissance avait apaisé son époux. Il lui semblait qu’il ne désirait plus qu’être à ses côtés et aux côtés de leur fils.
Soudain, une certaine agitation se produisit à l’extérieur de la salle. Cela était compréhensible, en raison du grand nombre de personnes qui attendaient de voir l’enfant, mais elle espérait que Talthybios allait rétablir l’ordre. Elle ne voulait pas que Oreste, qui s’était montré si calme jusqu’à présent, soit perturbé.
Agamemnon avait également remarqué qu’il se passait quelque chose et regardait en direction des portes. Brusquement, son expression changea et Klytemnestre tourna la tête vers l’entrée pour en découvrir la raison.
Elle vit, se détachant de la foule, Ménélas pénétrer à grandes enjambées dans la salle.
— Mon frère ! s’exclama Agamemnon. Je ne m’attendais pas à ta visite ! Es-tu venu apporter ta bénédiction à ton neveu ?
Son ton jovial couvrit le bruit de la foule, mais son sourire s’évanouit lorsqu’il découvrit le visage de son frère.
— Il faut que tu ordonnes à tous de partir, implora Ménélas, je dois te parler. Seul.
Il avait une expression étrange que Klytemnestre eut du mal à définir, mais son regard était grave. Elle posa instinctivement la main sur la tête de son fils, comme pour le protéger d’une tempête imminente.
Agamemnon acquiesça aux paroles de son frère et se leva pour s’adresser aux personnes présentes dans la salle.
— Mon fils et moi vous remercions pour vos bénédictions, mais l’audience est à présent terminée. Regagnez vos demeures.
Il fit ensuite signe à Talthybios, qui fit rapidement sortir la foule.
Une fois que la salle eut regagné son calme et que les portes eurent été refermées, Ménélas expliqua la raison de sa présence à Mycènes.
— Disparue ? tonna Agamemnon. Que veux-tu dire par disparue ? L’as-tu égarée ? demanda-t-il avec un petit rire.
Mais l’expression de Ménélas demeura grave, et celle Klytemnestre également.
— Nous avons reçu des hôtes au palais, des Troyens…
— Des Troyens ? Pourquoi donc as-tu reçu ces bâtards ? Je ne leur offrirais pas le gîte, même s’ils me suppliaient à genoux. Qu’ils aillent donc ramper devant leurs maîtres, les Hittites…
Il cracha sur le sol.
— Je pensais… Ils sont venus en paix, mon frère. Ils souhaitaient rouvrir les anciennes routes commerciales. Mais… tu as raison. Je n’aurais pas dû leur faire confiance, expliqua Ménélas d’un ton amer. Mes hommes pensent que mon épouse est partie avec eux. Je n’étais pas présent – je me trouvais aux funérailles de notre grand-père – et à mon retour, elle n’était plus là. Nous ne sommes pas certains… qu’elle ait été enlevée. Personne ne l’a entendue appeler à l’aide.
Klytemnestre savait ce que cela impliquait, mais elle avait du mal à le croire. Hélène n’abandonnerait pas volontairement sa famille. Elle devait avoir été trompée. Ils avaient peut-être menacé sa fille – elle-même ferait tout pour protéger ses enfants.
Elle était inquiète au sujet de sa sœur. Celle-ci devait avoir eu si peur, si elle avait été enlevée, ou violée par un étranger. Mais était-il possible qu’elle n’ait pas été violée, qu’elle soit partie volontairement ? Cette pensée n’était pas beaucoup plus rassurante. Oh, Hélène. Qu’as-tu fait ?
— Tu as eu raison de venir me consulter, déclara Agamemnon d’un ton grave. Car lorsque le peuple de Grèce l’apprendra… que pensera-t-il ? Que nous laissons nos hôtes nous déshonorer ? Non, la maison des Atrides ne sera pas bafouée. Je ne laisserai pas…
C’est alors qu’une étrange expression passa sur son visage. Et au grand désarroi de Klytemnestre, un coin de ses lèvres se souleva en une ébauche de sourire.
— Non, nous ne serons pas bafoués, énonça-t-il lentement. Mon frère, les dieux ne nous ont pas envoyé une épreuve. Il s’agit d’une opportunité !
Il se pencha en avant sur son fauteuil, une énergie nouvelle animant ses traits. Ménélas eut l’air désemparé, et son visage affichait sans doute la même incrédulité que celui de Klytemnestre.
— Une opportunité ? M’as-tu mal compris, mon frère ? demanda-t-il laconiquement. Mon épouse a disparu. Elle est loin. Elle a été séduite, et dans ce cas, m’a trompé, et ce, aux yeux du monde. Ou bien elle a été enlevée de force pour être souillée, violée et battue par des étrangers. Elle est peut-être déjà morte.
Klytemnestre en eut la nausée, et la rare émotion qui transparaissait dans la voix de Ménélas l’effraya. Elle se demanda où se trouvait Hélène, et l’image du corps de sa sœur pourrissant au fond de la mer s’imposa à son esprit. Elle la repoussa. Hélène aurait-elle pu agir ainsi ? Partir volontairement ? L’avait-elle fait par amour ? Elle commençait à nourrir cet espoir.
La voix tonitruante d’Agamemnon interrompit le cours de ses pensées.
— Je saisis très bien la situation. Mieux que toi, semble-t-il, mon frère ! s’exclama-t-il.
À ces mots, Ménélas fronça les sourcils, l’air contrarié.
— Ne comprends-tu pas ? reprit Agamemnon. Ton épouse, la fleur de la Grèce, a été enlevée par des étrangers dans ton propre palais. Ceux-ci ont foulé aux pieds les lois sacrées de l’hospitalité. Ils t’ont déshonoré. Insulté. Mais par-dessus tout, ils ont insulté la Grèce.
Ménélas demeura silencieux un moment, étudiant le visage de son frère. Puis, à voix basse, il expliqua :
— Ils ont également emporté mon trésor. Je pensais que la question de mon épouse était plus urgente, mais…
— C’est encore mieux ! s’écria Agamemnon, frappant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil.
Klytemnestre constata que son ébauche de sourire s’élargissait.
— Ces rats venus d’Orient sont venus s’emparer des richesses de la Grèce. Nous devons leur apprendre qu’ils n’ont pas à violer nos femmes, qu’ils n’ont pas à piller notre or…
— Et que souhaites-tu que nous fassions ? demanda prudemment Ménélas.
— Que nous reprenions ce qui nous a été volé…
Les paroles d’Agamemnon résonnèrent dans la pièce, et elles apparurent lourdes de conséquences à Klytemnestre, des conséquences qui ne pourraient être annulées maintenant qu’elles avaient été énoncées à haute voix.
— Tu veux parler d’une guerre ?
Par ces mots, Ménélas scella dans l’esprit de Klytemnestre ce qui commençait à y prendre forme.
— Ne sois pas stupide, mon frère, reprit-il, car Agamemnon était resté silencieux. Nous n’avons pas les ressources nécessaires. Troie est une cité riche et puissante, et ses amis sont riches et puissants. Il ne faut pas la sous-estimer. Même en unissant les troupes de Sparte et de Mycènes…
— Sparte et Mycènes ? Tu te méprends, le sermonna Agamemnon. Nous n’allons pas tous deux supporter seuls cet effort de guerre. Mais avec l’aide de la Grèce entière…
— Comment ? demanda Ménélas d’un ton perplexe. Comment vas-tu convaincre notre pays ? Il ne s’agit pas de sa guerre. Pourquoi prendrait-il des risques pour l’épouse d’un autre homme ?
— Tu oublies qu’Hélène n’était pas simplement ton épouse, mon frère, mais également l’épouse de la Grèce. Chaque royaume d’ici à Ithaque a envoyé un prince pour la conquérir. Et ces hommes ont juré que si elle était enlevée à l’homme qui l’avait conquise, ils l’aideraient à la retrouver.
Ménélas sembla prendre conscience de la réalité de ces paroles, et Klytemnestre comprit que son époux avait dit vrai. Elle en eut l’estomac noué.
— La Grèce sera sous notre commandement, mon frère ! s’exclama Agamemnon avec enthousiasme. Nous allons rappeler aux prétendants leurs serments, leur dire comment les profanateurs ont enlevé ton épouse et pillé ton trésor. Et nous allons apprendre à ces chiens étrangers que la Grèce ne doit pas être traitée de cette manière.
Klytemnestre n’avait pas vu son mari aussi exalté depuis des mois, voire des années. Même la naissance de leur fils n’avait pas allumé cette lueur dans son regard. Cela l’effraya. Il s’agissait d’un homme déterminé, et lorsqu’il avait pris une décision… s’il voulait déclencher une guerre, il y aurait une guerre. Elle comprit qu’il n’avait fait qu’attendre une occasion comme celle-ci. Une occasion d’accomplir de grandes actions, d’accroître son pouvoir. Sa famille ne lui suffisait pas. Même Oreste ne lui suffisait pas. À cet instant, elle comprit qu’il lui en fallait toujours plus.
Même si elle éprouvait des craintes pour sa sœur, elle redoutait également de perdre son époux. Elle ne pourrait supporter que sa famille soit séparée alors qu’elle était enfin au complet. Et si Agamemnon mourait, qu’adviendrait-il de ses enfants ? Que deviendrait-elle ?
Cependant, Hélène faisait aussi partie de sa famille, elles étaient liées par le sang et par les années qu’elles avaient passées ensemble à Sparte. La pensée qu’elle soit seule dans un pays étranger, livrée aux caprices de son ravisseur – ou de l’homme qui l’avait séduite – était effrayante. Dans son esprit, Hélène était encore la petite fille pleine d’espoir, amoureuse de la vie et naïve qu’elle avait laissée à Sparte, et elle souhaitait maintenant plus que jamais la revoir et savoir qu’elle était saine et sauve.
Partagée entre la famille qu’elle avait quittée et celle à laquelle elle avait donné le jour, Klytemnestre n’émit ni mise en garde, ni encouragements à propos des aspirations de son époux, mais demeura assise en silence, berçant doucement son fils, tandis que les hommes discutaient de leurs projets et que la roue de la guerre se mettait en mouvement.