Klytemnestre
Oreste était agité. Peut-être était-ce parce qu’il faisait chaud. Il avait pleuré par intermittence toute la matinée, et s’était débattu pour ôter ses langes, de sorte que Klytemnestre les lui avait finalement enlevés. Elle se promenait dans le palais avec lui, tout en le berçant dans ses bras. Cela sembla fonctionner. Il se calma légèrement et ses pleurs se transformèrent lentement en babillements.
Il y avait une époque au cours de laquelle son époux n’aimait pas qu’elle se promène dans le palais sans escorte, mais cela lui importait moins aujourd’hui. Elle espérait que c’était parce qu’il lui faisait confiance et non parce qu’il ne s’inquiétait plus, mais, quoi qu’il en soit, pouvoir se déplacer librement au sein du palais lui était agréable.
Elle continua à déambuler en berçant son fils dans ses bras endoloris jusqu’à ce qu’elle atteigne la cour principale. À cet instant, elle aperçut un homme mince se hâter vers la Salle du foyer.
Elle s’arrêta un instant, puis se dirigea vers la porte ouverte qu’il venait juste de franchir. Arrivée à proximité, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit son époux installé sur son trône doré.
— Ah, mon épouse, dit-il, lorsqu’il leva les yeux et remarqua sa présence. Apporte-moi mon garçon. Je veux qu’il se souvienne de mon visage lorsque je serai parti…
À ces mots, tout ce qu’elle préférait ignorer pour l’instant refit surface. Elle savait que c’était puéril, mais le fait de ne pas songer à ce qui allait advenir en atténuait la réalité, du moins temporairement.
Lorsqu’elle arriva auprès d’Agamemnon, elle remarqua qu’il tenait une tablette d’argile qu’il posa sur le sol de façon à pouvoir prendre Oreste dans ses bras.
— Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-elle en regardant la tablette, bien qu’elle ne sache comment en déchiffrer les étranges symboles.
Il y avait un certain mystère, à ses yeux, dans le fait que des hommes pouvaient décrypter ces petites lignes et y découvrir la voix d’un autre homme, même si celui-ci se trouvait à des kilomètres de distance.
— Le dernier messager vient de rentrer, expliqua son époux d’un air satisfait. Le seigneur Ulysse m’a fait attendre des semaines. Il était plutôt réticent, m’a-t-on dit. Cependant, il a fini par changer d’avis, comme tous les autres. Nul doute qu’il craint que toute la gloire ne rejaillisse pas sur lui ! s’esclaffa-t-il bruyamment, les yeux brillants. Mais tout s’est déroulé plus facilement que je ne m’y attendais, en réalité. Je crois bien que beaucoup m’auraient rejoint, même s’ils n’avaient pas prêté serment ! Il suffit de leur donner une cause, de les laisser se dire qu’ils vont combattre pour la Grèce, pour la liberté, ou… pour ce qu’ils veulent, et ils sauteront sur l’occasion pour pouvoir passer à l’action.
Klytemnestre eut un faible sourire, notant qu’il n’avait pas parlé d’Hélène, mais se mordit la lèvre. Elle avait nourri quelque espoir que les autres princes ne répondraient pas à l’appel, mais ils paraissaient tout aussi avides de gloire que son époux.
— Bientôt, tu ne seras plus uniquement l’épouse du roi de Mycènes, mais celle du chef militaire de tous les Grecs. Et le royaume de notre fils sera plus puissant que celui de ses ancêtres. Je vais rapporter bien des richesses de Troie.
Ses yeux brillaient comme s’il détenait déjà les trésors qu’il allait piller. Elle s’efforça de sourire de nouveau, mais le fait qu’il ait mentionné leur fils la déstabilisa.
— Et si tu ne revenais pas ? Mycènes ne nous appartient que parce qu’elle t’appartient, dit-elle, en contemplant le petit garçon blotti entre les larges bras de son époux. Laisseras-tu tes enfants sans défense ?
Elle savait qu’elle faisait preuve d’audace en s’adressant à lui ainsi, mais il lui fallait exprimer ses craintes les plus profondes. Agamemnon parti, Mycènes demeurerait vulnérable, et ses enfants seraient les premières cibles de quiconque avait l’espoir de s’attribuer un royaume.
L’expression d’Agamemnon redevint sérieuse.
— Fais-moi confiance, mon épouse. Les dieux ne nous auraient pas donné cette opportunité s’ils n’avaient pas voulu que nous la saisissions, et que nous la saisissions pour être vainqueurs. Tu verras !
Elle hocha la tête, sans conviction.
— Mycènes sera défendue, poursuivit-il. Je vais laisser ici une garnison d’hommes, ainsi qu’un intendant qui t’assistera pour régner.
— Régner ? répéta-t-elle, surprise.
— Tu es reine de Mycènes, n’est-ce pas ? Oreste est trop jeune. Et le peuple a besoin d’une figure dirigeante.
Elle hocha la tête solennellement.
— B… bien sûr.
— L’intendant accomplira la majorité des tâches. J’ai simplement besoin que tu sois présente pour rappeler au peuple qui est leur roi. Pour distraire les convives, et te charger d’autres fonctions de ce type.
— Bien, dit-elle, en s’apercevant qu’elle avait surestimé ses paroles et que la déception qu’elle en éprouvait était intense. Oui, mon seigneur.
— Et tu veilleras à procéder à des sacrifices, naturellement. Les dieux doivent nous rester favorables.
— Oui, mon époux.
— En réalité, j’ai déjà pris des dispositions en ce sens, tu n’as pas besoin de t’inquiéter.
Elle le regarda d’un air interrogateur.
— Un prophète. Il nous en faudra un si nous voulons connaître la volonté des dieux. J’ai déjà envoyé quelqu’un le chercher. Il s’agit du meilleur de tout le royaume, à ce que l’on dit, et je n’en doute pas…
Klytemnestre eut un mauvais pressentiment.
— De qui s’agit-il ?
— Il vient d’Argos. Je ne me souviens pas de son nom, mais tu connaîtras sans doute son visage. Il est venu au palais, il y a des années. C’est lui qui avait prédit mon accident – voilà la raison pour laquelle je l’ai envoyé quérir.
Kalchas.
— Oui, je me souviendrai probablement de lui si je l’ai déjà vu, dit-elle.
Son cœur s’emballa en songeant à cette période de son existence qu’elle s’était efforcée d’oublier, et aux yeux emplis de colère du prêtre la dernière fois qu’elle l’avait vu.
— Es-tu certain qu’il s’agit du meilleur prophète du royaume ? demanda-t-elle, faisant de son mieux pour adopter un ton anodin. J’ai entendu parler de nombreux prophètes de talent. Il y en a un à Tyrinthe qui…
— J’en suis certain, la coupa Agamemnon. Beaucoup prétendent maîtriser l’art de la prophétie, mais peu ont fait leurs preuves, notamment en ce qui me concerne ! C’est en lui que j’ai confiance.
— Mais, mon époux, ne te souviens-tu pas de la raison pour laquelle il s’était rendu à Mycènes ? C’était… à propos de cette jeune fille. Et il est possible que, avec ce qui s’est passé… il fasse preuve de mauvaise volonté.
— Par les dieux, femme ! Tu te fais bien du souci ! Je t’ai dit que c’était lui que j’avais choisi ! J’ai envoyé quelqu’un le chercher à Argos !
Même après tant d’années, les vociférations de son époux suffisaient à la réduire au silence. Elle aurait voulu ajouter quelque chose, l’avertir de ne pas trop faire confiance au prêtre, mais elle savait qu’il ne l’écouterait pas. Il ne le faisait jamais. Et si Kalchas était déjà en route, elle ne pourrait pas faire grand-chose.
L’irritation d’Agamemnon sembla se tarir lorsqu’il glissa un doigt dans le petit poing serré de son fils. Mais Oreste se mit à pleurer.
— Tiens, dit-il, en remettant l’enfant dans les bras de sa mère. Ramène-le dans la chambre, veux-tu ? Je ne supporte pas quand ils pleurent…