I

Klytemnestre

— Klytemnestre ! Attention, jeune fille ! Ton fuseau est de travers !

En entendant son prénom, Klytemnestre se concentra de nouveau sur son ouvrage. Devant elle, le fuseau dansait, et la laine qu’elle avait soigneusement filée se déroulait à toute allure. Elle l’arrêta avec la main.

— Cela ne te ressemble pas, Nestre, marmonna Thèkle d’un air désapprobateur, avant de se concentrer de nouveau sur sa tâche.

Les sourcils de la nourrice demeurèrent froncés, mais au moins, elle l’avait de nouveau appelée Nestre. Klytemnestre n’avait jamais réellement apprécié son prénom – il était trop long, trop fastidieux – mais elle le détestait encore plus lorsqu’il était prononcé sur un ton acerbe. C’était sa sœur Hélène qui avait commencé à l’appeler Nestre lorsqu’elle était encore trop jeune pour prononcer son prénom correctement, et depuis, ce surnom lui était resté.

Hélène était assise à côté d’elle. Elles avaient travaillé la laine ensemble tout l’après-midi, et le bras de Klytemnestre était douloureux à force de tenir la quenouille. Sa sœur fredonnait une chanson pour elle-même tout en regardant le fil s’enrouler sur son fuseau, et si Hélène avait une jolie voix, elle ne connaissait que la moitié des paroles et répétait sans cesse le même vers. Klytemnestre aurait préféré qu’elle se taise.

La Salle des femmes était obscure, ses murs étaient dépouillés, et l’air y était dense et lourd. Située au centre du palais, elle ne possédait pas de fenêtres qui auraient permis à la lumière du jour d’y pénétrer, ou à une brise fraîche d’en renouveler l’atmosphère. C’était l’été, et l’air tiède de la salle était encore alourdi par la présence de nombreuses femmes, dont les têtes brunes et les mains blanches qui s’activaient étaient éclairées par des lampes et des torches.

La robe en laine de Klytemnestre, qui transpirait, se colla à la sueur qui imprégnait son dos lorsqu’elle tourna la tête vers l’angle le mieux éclairé de la salle. Il y avait là des métiers à tisser, trois grandes ossatures de bois tendues de toiles à demi achevées. Deux des métiers étaient occupés à cet instant. Ils étaient actionnés par les esclaves les plus habiles de la maison. Admirative et envieuse à la fois, la jeune fille les observait déplacer les navettes qui avançaient et reculaient, formant fil après fil de subtils motifs. Elle avait l’impression d’observer une danse hypnotique, ou le jeu d’un instrument complexe.

— Tu sais, commenta Thèkle, tu pourrais bientôt apprendre à utiliser un métier à tisser…

— Tu crois ? demanda la jeune fille, détournant les yeux de la danse des mains des esclaves.

— Tu as onze ans. Dans quelques années, tu te marieras, et quel genre de femme serais-tu si tu ne savais pas tisser ?

— J’aimerais beaucoup apprendre ! répondit Klytemnestre en hochant la tête avec gratitude.

Tisser lui semblait bien plus intéressant que filer la laine.

Hélène cessa de chanter.

— Pourrais-je apprendre également ?

Klytemnestre leva les yeux au ciel. Hélène voulait toujours l’imiter, même si elle avait deux ans de moins qu’elle. Auparavant, elle ne s’était jamais intéressée au tissage.

— Je pense que tu es encore un peu jeune, maîtresse Hélène. Mais tu en auras l’occasion bientôt…

Hélène grimaça en faisant une moue exagérée et se retourna avec ostentation vers son ouvrage. Klytemnestre savait que sa sœur oublierait bientôt qu’elle était supposée bouder, et naturellement, lorsqu’elle fut de nouveau absorbée par le mouvement de son fuseau, son visage reprit une expression naturelle.

Toutes trois continuèrent de filer quelques instants, puis Thèkle proposa soudain :

— Je pense que nous avons suffisamment travaillé pour aujourd’hui. Pourquoi ne sortiriez-vous pas, les filles, pour aller manger un morceau ?

Klytemnestre cessa de filer.

— Ne pourrions-nous pas jouer un peu dehors avant le dîner ? Il ne fait pas encore nuit ! J’en ai assez d’être enfermée toute la journée…

— S’il te plaît ? insista Hélène.

Thèkle hésita.

— Allez-y, oui, soupira-t-elle. Mais emmenez une esclave avec vous. Vous ne devez pas rester seules.

— Mais nous serons ensemble ! protesta Klytemnestre. Ce n’est pas amusant d’être surveillées !

Elle regarda sa nourrice d’un air implorant, mais celle-ci conserva une expression inflexible.

— Bon… se résigna la jeune fille en poussant un soupir indigné. Nous allons emmener Agathe…

La fillette avait un âge intermédiaire entre le sien et celui d’Hélène, et elle ferait une meilleure compagne de jeu que les gardiennes acariâtres que Thèkle aurait pu choisir.

La nourrice n’avait pas l’air convaincue, mais elle hocha la tête en signe d’assentiment.

— Agathe ! Nous allons jouer dehors, viens avec nous ! s’écria Klytemnestre à l’intention de la jeune esclave, avant que Thèkle ne puisse changer d’avis.

Agathe se dirigea vers les deux sœurs d’un pas traînant, la tête baissée, tandis que Klytemnestre prenait Hélène par la main et se dirigeait vers la porte. Toutes trois se trouvaient déjà au milieu du couloir lorsque Thèkle les interpella.

— Ne vous éloignez pas du palais ! Et ne restez pas dehors trop longtemps, ou vous serez brunes comme des chevrières ! Et qui voudra vous épouser, alors ?

Les trois jeunes filles sortirent du palais et descendirent la colline pour rejoindre la prairie, Klytemnestre en tête. L’herbe était haute et les graminées glissaient sur sa robe. Les rares arbres bruissaient au-dessus de leurs têtes et elle était heureuse de sentir la brise fraîche sur ses bras après être restée si longtemps dans la Salle des femmes. Lorsqu’elles furent hors de portée de vue du palais, elle s’arrêta.

— À quoi allons-nous jouer ? demanda-t-elle aux deux autres.

— Je serai une princesse, répondit Hélène sans hésiter. Et Agathe sera ma servante.

Agathe hocha timidement la tête.

— Mais tu es déjà une princesse ! s’exclama Klytemnestre, exaspérée. Tu ne voudrais pas faire semblant d’être un personnage différent ? Une sorcière, un pirate ou un monstre ?

— Non. Je joue toujours le rôle de la princesse.

— Très bien. Dans ce cas je serai le roi… soupira Klytemnestre.

Elle avait appris qu’il valait mieux laisser Hélène agir à sa guise. Sinon, elle se mettrait à pleurer.

— Tu ne peux pas être le roi, Nestre. Tu es une fille ! répliqua Hélène avec un petit rire en regardant Agathe, pour obtenir son soutien.

Cette dernière pouffa discrètement, mais garda les lèvres closes lorsque Klytemnestre lui jeta un regard furibond. Elle se mit à regarder ses pieds.

— Bon, parfait. Tu seras la princesse, Hélène. Et toi, Agathe, tu seras la servante. Et je serai la nourrice, reprit Klytemnestre qui parut réfléchir un instant. Mais je serai une nourrice qui sait préparer des potions magiques !… ajouta-t-elle.

— À quoi jouez-vous ?

La voix s’était élevée derrière elles. Une voix de garçon. Klytemnestre se retourna pour voir qui avait parlé.

Le garçon avançait nonchalamment à travers les hautes herbes dans leur direction. Il ne se trouvait plus qu’à quelques pas. Il était un peu plus âgé qu’elles – grand, mais encore imberbe. Il avait de longs cheveux noirs et un sourire qui intimida brusquement la jeune fille. Elle l’avait vu arriver avec son père au palais quelques jours plus tôt. Peut-être pour une visite diplomatique, avait-elle supposé, ou un bref séjour. Des gens allaient et venaient en permanence, arrivant des montagnes ou remontant depuis la côte. Le foyer de son père était toujours ouvert, mais la présence d’hôtes aussi jeunes était rare. D’habitude, les deux seuls garçons d’ascendance noble présents dans son entourage étaient Kastor et Pollux, ses frères, des jumeaux – mais ils étaient trop vieux pour jouer avec Hélène et elle. Et Thèkle disait qu’il était inconvenant pour des princesses de jouer avec des garçons esclaves… Mais sans doute pouvaient-elles jouer avec ce garçon-là ? Il s’agissait d’un invité.

— Bon… bonjour, balbutia Klytemnestre, soudain moins à l’aise que d’habitude. Nous allions jouer aux princesses, ajouta-t-elle, en grimaçant à l’idée que cela paraisse enfantin. Je sais, c’est idiot, poursuivit-elle promptement, mais Hélène a insisté. Si tu veux jouer avec nous, nous pouvons choisir un autre thème !

Il sourit de nouveau.

— Non, jouer aux princesses me semble parfait !

Klytemnestre redoutait qu’il ne soit en train de se moquer d’elles, mais au moins, il voulait participer à leur jeu.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle.

— Thésée. Mon père et moi venons d’Athènes.

— Thésée, répéta-t-elle. Très bien, donc Hélène sera la princesse, et Agathe – qui est notre esclave – sera sa servante. Et moi, je jouerai une nourrice qui sait préparer des potions magiques. Qui veux-tu être ?

— Je serai un roi étranger. Un grand guerrier…

Klytemnestre sourit, heureuse qu’il se prenne au jeu.

— Bon, et que dirais-tu d’avoir échoué sur notre rivage ? Je te découvrirai et te soignerai avec une potion, puis…

Mais Thésée ne semblait pas l’écouter. Il s’était détourné d’elle et regardait Hélène.

— Vous semblez réellement être une princesse, mademoiselle, dit-il, en s’inclinant exagérément. Vous possédez les cheveux les plus flamboyants que j’aie jamais vus, ajouta-t-il en esquissant un geste de la main comme pour les toucher. Ils sont comme du feu. Et votre peau est si blanche – comme celle d’une véritable dame. Je suis sûr que vous serez aussi belle que Héra lorsque votre beauté sera complètement épanouie.

Hélène gloussa, mais Klytemnestre était contrariée. Tout le monde faisait toujours l’éloge de la chevelure de sa sœur. Elle ne voyait pas ce que celle-ci avait de particulier. Et sa peau à elle était aussi belle que celle de sa cadette. De plus, sa propre beauté était beaucoup plus proche de l’épanouissement. Hélène était encore aussi plate qu’un garçon…

Elle tenta d’attirer de nouveau l’attention de Thésée sur le jeu.

— En tout cas, je pense que l’on pourrait imaginer que tu as fait naufrage…

Thésée l’interrompit.

— Et si je venais d’avoir combattu ? J’aurais une blessure qui nécessiterait certaines herbes pour être soignée. Tu pourrais partir à la recherche de ces herbes.

— Tu as raison, sourit Klytemnestre, heureuse qu’il lui ait accordé un rôle important. J’y vais.

Elle s’éloigna un peu des autres, en direction de la rivière, imaginant qu’elle s’aventurait dans les montagnes, en quête d’herbes rares. Elle entendit Hélène donner des ordres à Agathe au moment où elle s’arrêtait pour cueillir une plante à petites fleurs blanches. Elle poursuivit son chemin jusqu’à ce que le clapotis de la rivière couvre les ordres et les éclats de rire de sa sœur. Elle s’arrêta pour laver ses mains dans l’eau transparente, mais la graisse de la laine, tenace comme toujours, les rendait poisseuses. Il n’y avait pas beaucoup de plantes intéressantes près de la rivière, mais elle ramassa quelques fleurs et herbes sauvages. Elle se demanda si elle pourrait faire semblant d’appliquer un cataplasme sur la blessure de Thésée. Cette pensée la rendit nerveuse, mais également enthousiaste. Elle n’avait jamais touché un garçon auparavant, hormis ses frères, mais ceux-ci ne comptaient pas.

Lorsqu’elle fut satisfaite de la quantité d’herbes magiques qu’elle avait récoltées, elle rassembla leurs tiges dans l’une de ses mains et revint sur ses pas, en direction du centre de la prairie. Mais en se dirigeant vers l’endroit où elle avait laissé les autres, quelque chose lui parut étrange : elle n’entendait plus la voix d’Hélène. Elle allongea sa foulée.

En s’approchant, elle ne vit pas sa sœur. Ni Thésée, ni Agathe. Elle scruta la prairie, clignant des yeux sous la lueur du soleil couchant.

Elle se mit à courir. Un sentiment de panique l’envahit. Tu es stupide ! Stupide ! Elle n’aurait jamais dû laisser Hélène… Si quelque chose lui était arrivé, ce serait sa faute. Elles étaient supposées veiller l’une sur l’autre. Et si un loup s’était aventuré là ? Ou bien un sanglier ? En général, ces animaux n’osaient pas s’approcher autant du palais, mais cela arrivait, parfois. Et s’ils avaient été capturés ? Emmenés par des marchands d’esclaves, ou par un voyageur étranger qui auraient profité de l’occasion ? Thésée n’était pas assez âgé pour combattre des hommes adultes.

Elle songea qu’elle devait maintenant se trouver à l’endroit où elle les avait quittés. Il n’y avait toujours aucune trace d’eux. Elle continua à courir. Soudain, son pied heurta quelque chose et elle tomba de tout son long dans l’herbe.

— Aïe ! s’écria une voix fluette.

Klytemnestre se releva et comprit pourquoi elle avait trébuché.

— Agathe ? Que fais-tu allongée dans l’herbe ? Et où est Hélène ?

La petite esclave se tenait le ventre à l’endroit où Klytemnestre l’avait heurtée.

— Elle joue avec Thésée, répondit-elle en grimaçant de douleur. Il a dit qu’il la kidnappait et m’a poignardée – dans le jeu, je veux dire –, puis il a déclaré que j’étais morte et que je devais m’allonger et rester immobile. Je les ai entendus partir en courant, mais je ne sais pas où ils sont allés… J’étais morte.

Klytemnestre en eut l’estomac noué.

— Quelle stupidité ! Tu ne dois jamais laisser Hélène seule avec un garçon ! la sermonna-t-elle. Nous allons avoir de gros ennuis, gémit-elle, presque pour elle-même.

Agathe, de crainte, écarquilla les yeux. Elle se mit à pleurer.

— Je suis désolée, maîtresse, je suis désolée, se lamenta-t-elle, tandis que sa voix se réduisait à un filet. Il me faisait peur.

— Être désolée ne sert à rien, siffla Klytemnestre. Nous devons les retrouver !

Elle plaça les mains en coupe autour de sa bouche.

— Hélène !

Elle aspira une grande goulée d’air.

— HÉÉÉLÈÈÈNEEE !

Elle parcourut la prairie du regard, en pivotant jusqu’à ce qu’elle ait fait un tour complet sur elle-même. Il n’y avait aucune trace des deux enfants, et rien n’indiquait la direction qu’ils avaient prise. Elle se mit à courir – mieux valait chercher quelque part que ne rien faire – mais elle s’arrêta au bout de quelques instants.

— Cela ne sert à rien de courir après eux ! Nous allons nous perdre et personne ne saura ce qui s’est passé. Nous devons prévenir mon père…

Des larmes coulaient désormais sans interruption sur les joues d’Agathe.

— Nous allons avoir des ennuis ! geignit la jeune servante.

— Il est trop tard pour se lamenter. Suis-moi ! s’exclama Klytemnestre en la prenant par le poignet.

Elle se mit à courir en direction du palais en l’entraînant derrière elle.

Klytemnestre avait été enfermée dans sa chambre. Il lui sembla qu’elle s’y trouvait depuis des heures, mais la luminosité lui indiquait que le soleil n’était pas encore couché. Cela ne devait donc pas faire si longtemps. Elle aurait souhaité que quelqu’un lui dise ce qui s’était passé. Hélène avait-elle été retrouvée ? Comment allait-elle ? Agathe n’était même pas avec elle. Elle aurait pu lui faire part de ses craintes… De son sentiment de culpabilité. Son père avait gardé la jeune esclave avec lui lorsqu’il l’avait enfermée. Il s’était mis dans une telle colère lorsqu’elles lui avaient dit ce qui s’était passé ! Non, ce n’était pas de la colère… De la frayeur, peut-être. Elle n’avait jamais vu son père effrayé auparavant. Il avait envoyé Kastor et Pollux à cheval sur les traces d’Hélène, et la moitié de la garde du palais s’était lancée à sa recherche.

Le temps passa. Klytemnestre jouait avec ses cheveux, les tirant et les nouant. Elle s’était recroquevillée sur le bord de son lit, pensant à tout ce qui aurait pu se passer. Même s’il n’était rien arrivé à Hélène et Thésée, sa sœur était cependant seule avec un garçon. Klytemnestre savait ce que les garçons font aux filles. Thèkle le lui avait expliqué lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi les moutons grimpent l’un sur l’autre. Et si cela était arrivé à Hélène… eh bien elle ne pourrait plus faire un beau mariage. Elle se sentait horriblement mal. Elle avait laissé tomber sa sœur… Elle qui était d’habitude si responsable ! Hélène était jeune et parfois imprudente, mais Klytemnestre avait toujours été là pour la protéger. Cependant, aujourd’hui, elle s’était montrée d’une stupidité sans bornes. ! Pourquoi avait-elle autant souhaité que Thésée l’apprécie ? Il n’était qu’un imbécile de garçon… Hélène comptait bien plus à ses yeux que n’importe quel garçon. Plus que quiconque.

Elle se mit à pleurer. Elle versait des larmes silencieuses, de colère. De colère envers Thésée. De colère envers Hélène, cette stupide oie ravissante. De colère envers elle-même.

C’est alors qu’elle entendit soulever la barre qui verrouillait la porte. Elle essuya promptement les larmes qui avaient coulé sur son visage et se leva. Elle espérait de tout son cœur qu’il s’agissait d’Hélène.

Mais lorsque la porte s’ouvrit, ce fut Agathe qui trébucha sur le seuil, poussée par-derrière. La jeune esclave poussa un petit cri et la porte se referma derrière elle. Les larmes avaient laissé des traces sur son visage et ses yeux étaient rouges et gonflés. Elle chancela après avoir fait quelques pas, puis s’arrêta, comme si elle était incapable d’aller plus loin. Elle demeura immobile, s’appuyant sur le mur avec la main.

— Agathe ? demanda prudemment Klytemnestre.

Elle se rendit compte que quelque chose n’allait pas. La jeune esclave pleurait lorsqu’elles avaient raconté à son père ce qui s’était passé. De crainte, elle avait versé d’éprouvants sanglots, qui lui avaient semblé inutiles. Mais son regard effrayé avait laissé place à une expression plus déstabilisante encore. Le vide. Klytemnestre fit un pas dans sa direction. Puis un autre. Ce n’est que lorsqu’elle fut à sa hauteur qu’elle comprit. Éclairé par la lumière vacillante de la lanterne, son dos étroit était couvert d’entailles. Des marbrures d’un rouge poignant marquaient sa robe blanche déchiquetée, sa peau blanche lacérée. Elle avait donc été battue. C’était pour cela qu’elle avait éprouvé une telle frayeur.

— Oh, Agathe, haleta Klytemnestre, en s’avançant vers elle pour l’enlacer, mais en s’arrêtant parce que la jeune fille avait tressailli. Je suis tellement désolée… J’aurais dû lui dire que c’était aussi ma faute !

— Il sait que c’était aussi ta faute ! répondit Agathe d’un ton meurtri. C’est pour cela qu’il m’a envoyée ici. Pour que tu puisses voir…

Klytemnestre la regarda, désemparée.

— Il ne pouvait pas te battre toi, murmura Agathe. Tu aurais eu des cicatrices…

Klytemnestre comprit brusquement les motivations de son père et baissa la tête. Il la punissait par l’intermédiaire de la jeune esclave… Cette seule pensée lui retourna l’estomac. Il l’avait sans doute battue aussi durement simplement pour qu’elle comprenne. Elle devait voir les traces de la douleur. Son père n’était pas cruel, mais il pouvait se montrer impitoyable lorsqu’il le jugeait nécessaire. Et la sécurité de ses enfants était cruciale à ses yeux.

Elle aurait voulu prendre Agathe dans ses bras, nettoyer ses blessures, mais elle craignait d’aggraver ses douleurs.

— Y a-t-il du nouveau à propos d’Hélène ? lui demanda-t-elle avec douceur.

Agathe secoua la tête, les yeux baissés.

Quelques instants s’écoulèrent. De temps en temps, Agathe poussait un gémissement, mais à part cela, le silence régnait dans la chambre. Les deux jeunes filles étaient assises sur le lit et attendaient. Le sang de la petite esclave gouttait sur les draps et les souillait, mais cela n’avait aucune importance aux yeux de Klytemnestre. Elle prit les mains tremblantes d’Agathe entre les siennes.

C’est alors qu’elles entendirent un bruit dans le couloir. Klytemnestre tourna le regard vers la porte. Pourvu qu’il s’agisse de bonnes nouvelles. Pourvu qu’elle soit saine et sauve !

La porte s’ouvrit et elle vit la silhouette de son père se découper dans la lumière.

— Nous l’avons trouvée, gronda-t-il, l’air sévère.

Ses sourcils étaient froncés et ses traits, empreints de lassitude. Ses yeux se posèrent brièvement sur Agathe. Il avait l’air triste. Il fit un pas de côté, dévoilant la présence d’Hélène, dont les yeux brillaient comme toujours, mais qui paraissait légèrement penaude. Elle entra en trottinant dans la pièce, et leur père se retira en refermant la porte derrière lui.

Klytemnestre bondit aussitôt et enlaça sa sœur.

— Que s’est-il passé ? Où étais-tu ? Comment vas-tu ? la questionna-t-elle en examinant Hélène des pieds à la tête, à la recherche de contusions.

— Tout va bien. Thésée et moi n’avons fait que jouer. Je ne sais pas pourquoi tout le monde a eu si peur, déclara-t-elle en rejetant en arrière les cheveux qui balayaient ses épaules. Il m’a kidnappée, puis nous avons découvert une grotte en suivant la rivière et nous nous sommes cachés à l’intérieur…

— Mais… est-ce qu’il t’a touchée ? demanda Klytemnestre.

— Touchée ? Père aussi m’a posé cette question, avant de me secouer très fort. Il m’a fait mal, poursuivit Hélène en se frottant le bras et en fronçant les sourcils.

— Mais Hélène, dis-moi, Thésée t’a-t-il touchée ?

Hélène leva les yeux au ciel.

— Oui, il m’a touchée. Il m’a tenu la main lorsque nous nous sommes mis à courir. Et lorsque nous étions dans la grotte, il a caressé mes cheveux, et… il m’a embrassée, dit-elle avec un sourire timide.

Elle rougit, mais il y avait quelque chose d’inhabituel dans son expression. Klytemnestre songea qu’il s’agissait de fierté.

— Il t’a embrassée ?! Et… c’est tout ? Il ne s’est rien passé d’autre ?

Hélène semblait contrariée car sa sœur avait une expression inquiète.

— Eh bien, il m’a demandé de chanter pour lui, puis j’ai dansé et Pollux nous a trouvés, expliqua-t-elle, paraissant de plus en plus bouleversée. C’est tout. Il s’est montré gentil. Il n’arrêtait pas de dire que j’étais belle… Et maintenant, Père l’a renvoyé chez lui. Je parie que je n’aurais pas l’occasion de jouer avec un garçon avant des siècles…

— Vraiment Hélène ? C’est tout ce qui s’est passé ? la pressa sa sœur.

Hélène hocha la tête.

— Alors tout va bien.

Elle poussa un soupir de soulagement et s’autorisa à sourire :

— Il n’est donc rien arrivé de grave.

Mais en disant cela, elle se souvint d’Agathe, assise derrière elle. Elle n’était pas certaine qu’Hélène avait remarqué sa présence.