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Klytemnestre

Cela faisait un mois qu’Agamemnon était parti, et cependant, le palais ne lui semblait pas si différent qu’elle l’aurait pensé. Il paraissait un peu plus vide, peut-être, sans certains des visages qu’elle était accoutumée à voir, et il semblait légèrement plus spacieux sans la présence incontournable de son époux. Mais la vie quotidienne ne changeait guère. Elle continuait de passer ses après-midi à enseigner à ses filles à filer et à tisser, et la moitié de ses nuits à nourrir Oreste. Elle avait l’impression qu’Agamemnon n’était absent que temporairement, comme cela arrivait parfois, et qu’il serait bientôt de retour avec de nouveaux présents qui éblouiraient les enfants.

Il y avait eu un changement, cependant. Chaque matin, une fois les enfants lavés et habillés, elle les laissait en compagnie d’Eudora et se rendait dans l’une des pièces de dimensions modestes situées derrière la Salle du foyer – une pièce qui avait longtemps constitué un mystère pour elle, notamment parce qu’elle n’avait jamais eu de raison de s’y rendre. Cela ne lui était pas interdit – pas réellement –, mais elle savait que son époux l’aurait désapprouvé. Il ne s’agissait pas d’un endroit pour les femmes, aurait-il dit avec un rire moqueur ou un geste méprisant de la main. Mais aujourd’hui, en son absence, il n’y avait plus personne pour lui dire comment elle devait ou ne devait pas passer son temps. C’est pourquoi elle s’était rendue aussitôt dans cette pièce le matin de son départ.

Et ce matin, comme tous les autres matins depuis la première fois qu’elle y était venue, alors pleine d’appréhension, elle frappa contre la porte en bois lisse.

— Bonjour, maîtresse, la salua le petit homme qui lui ouvrit.

Il fit quelques pas en arrière en effectuant un geste en direction d’un fauteuil sculpté, plus raffiné que les autres meubles qui emplissaient la pièce.

— Je vais chercher une autre tablette neuve, et nous pourrons commencer, ajouta-t-il.

Cette pièce exiguë à l’odeur de renfermé était celle dans laquelle travaillaient les scribes du palais. Ils tenaient les registres des biens entreposés dans le palais, des taxes collectées auprès des villages ou des sacrifices faits aux dieux. C’était ici qu’étaient gravés les mots et les chiffres dans l’argile, qui durcissait puis était stockée dans la Salle des Archives contiguë. Tout cela paraissait relever de la magie aux yeux de Klytemnestre, et elle aimait observer les scribes graver leurs tablettes avec application comme si cela n’était pas plus difficile que de filer la laine.

Mais ce qui l’intéressait réellement, la raison pour laquelle elle était venue ici pour étudier, était d’apprendre à déchiffrer les symboles écrits. Elle était la véritable reine de Mycènes, et responsable de tout ce qui se passait au sein du palais ainsi qu’à l’extérieur. Comment pourrait-elle accomplir son devoir envers son royaume si elle était incapable de lire les nouvelles venues de l’extérieur, tout comme les hommes le faisaient ? Elle ne pouvait se fier aux autres pour lui retranscrire ces nouvelles. Et s’ils changeaient certains mots ? S’ils oubliaient quelque chose ? Non, elle devait pouvoir lire seule.

Eusèbe, le responsable des scribes, lui enseignait la signification des symboles, le son auquel ils correspondaient et comment ils étaient associés. Elle s’exerça même à les tracer. Cependant, elle était encore très lente et commettait parfois des erreurs – certains symboles lui paraissant similaires – mais elle s’améliorait de jour en jour. Eusèbe avait été surpris par la rapidité avec laquelle elle semblait apprendre.

Au début, il s’était montré réticent. Il ne pensait pas qu’Agamemnon aurait approuvé cette situation et craignait d’être sanctionné à son retour. Les femmes ne devaient pas connaître l’alphabet, les reines encore moins que les autres. Mais elle lui avait assuré qu’elle prendrait la responsabilité de son choix, si jamais il devait porter à conséquence, et l’avait convaincu que Mycènes avait besoin d’une véritable reine en l’absence du roi. N’était-ce pas réellement une nécessité ? Mais tout en apprenant à interpréter les mystérieux symboles, elle découvrit un univers entier auquel elle n’avait pas eu accès auparavant. Qui savait ce que son époux, son père et ses frères avaient pu lire, ce qu’ils avaient partagé avec elle et ce qu’ils avaient gardé pour eux ? Elle se sentait puissante de pouvoir enfin accéder au monde secret des mots silencieux.

Elle pourrait peut-être partager son nouveau savoir avec ses filles, se dit-elle tout en lissant la surface de la tablette qu’Eusèbe lui avait donnée. Ce serait un magnifique présent ! Et il serait beaucoup plus facile pour elles de commencer dès maintenant cet apprentissage. Si elles étudiaient les lettres tout comme elles étudiaient le filage de la laine, si elles pouvaient apprendre à entrelacer des mots tout comme elles tissaient des motifs sur leur métier, leurs mains le feraient mécaniquement au bout d’un certain temps, matérialisant leurs idées presque aussi rapidement qu’elles étaient conçues.

Mais le moment n’était pas favorable. Eusèbe avait pris un risque en acceptant de l’instruire, et elle ne voulait pas faire peser un risque plus grand encore sur lui. Elle sentait qu’ils étaient désormais presque devenus des amis. Il lui paraissait agréable d’avoir un nouvel allié au sein du palais – en dehors d’Eudora et de ses servantes. En l’absence d’Agamemnon, elle devait s’assurer d’un certain respect et d’une certaine loyauté si elle voulait garantir la sécurité de Mycènes jusqu’à son retour. Et pour cela, elle avait besoin du soutien des hommes.

Elle venait juste de commencer à s’exercer à tracer des lettres à l’aide de son stylet lorsqu’elle entendit un coup frappé à la porte. Elle ne quitta pas sa tâche des yeux, mais vit Eusèbe, assis à côté d’elle sur une chaise, se lever.

— Un message vient d’arriver. Envoyé par le seigneur Agamemnon.

Au son de la voix de l’intendant, Klytemnestre leva la tête.

— J’ai entendu dire que la reine se trouvait ici, poursuivit-il.

Elle avait cru percevoir une trace de désapprobation dans sa voix, mais se dit qu’elle l’avait imaginée.

— Oui, Damon, répondit-elle, en se levant pour s’adresser à lui. Y a-t-il du nouveau ? La campagne se passe-t-elle bien ? La traversée jusqu’à Troie s’est-elle bien déroulée ? Elle vit que le sceau placé sur la tablette qu’il avait apportée était déjà brisé et se demanda avec appréhension quel était le contenu de son message. Agamemnon n’enverrait sans doute pas un messager depuis Troie s’il ne s’était rien passé de grave.

— La flotte n’a pas quitté la Grèce, ma dame, expliqua Damon. Les navires sont encore amarrés à Aulis. Le seigneur Agamemnon a retardé leur départ… afin que la princesse Iphigénie épouse le seigneur Achille, prince de Phthie. Le roi demande qu’elle soit envoyée immédiatement à Aulis pour la cérémonie.

Il fallut quelques instants à Klytemnestre pour comprendre ce que l’intendant avait dit. Iphigénie, son Iphigénie, allait se marier ? Et pas avec n’importe quel homme, avec Achille en personne ? La réputation de cet homme lui était parvenue aux oreilles. Il s’agissait d’un grand guerrier, disait-on, qui avait la faveur des dieux et était l’héritier du royaume de son père. Elle n’aurait pu espérer une meilleure union, et cependant… il n’y avait pas si longtemps, elle tenait encore sa fille dans ses bras, la nourrissait elle-même. Sa première-née, si pure, délicate et précieuse. Elle savait que ce jour arriverait, que des accords allaient être passés, pour le bien du royaume, mais il était trop tôt. Iphigénie n’avait que onze ans – elle était bien trop jeune et n’était pas prête à devenir une femme. Elle n’avait même pas encore ses menstrues. Comment aurait-elle pu l’envoyer mener une vie solitaire au sein du palais d’un autre homme, loin de tous ceux qui l’aimaient, pendant que son nouvel époux était en train de mener une guerre ?

À cet instant, elle sut quel était son devoir. Elle accompagnerait sa fille à Aulis et négocierait avec les hommes de manière qu’Iphigénie puisse rester à Mycènes pour l’instant, du moins jusqu’à la fin de la guerre. Elle ne s’opposerait pas au mariage – elle était certaine qu’Agamemnon avait une bonne raison pour avoir passé un tel accord, pour avoir cherché l’homme qui conviendrait à Iphigénie malgré son jeune âge – mais était-il raisonnable d’envoyer sa fille si loin alors qu’elle ne pourrait encore jouer le rôle d’épouse ?

Elle était certaine qu’Agamemnon se rangerait à son avis. Tout se passerait bien. Et cela lui laisserait plus de temps pour s’occuper tendrement de sa fille.

— Ma dame ?

La voix de Damon avait interrompu le cours de ses pensées.

— Oui. Nous allons envoyer la princesse Iphigénie immédiatement à Aulis, répondit-elle, imaginant déjà son entretien avec son époux. Et je vais l’accompagner.