36

Klytemnestre

Elles partirent le lendemain matin, dans un char couvert afin d’être abritées de la pluie qui rebondissait mollement sur le dais. Klytemnestre était assise en face d’Iphigénie, et un grand coffre placé entre elles faisait office de table. Il contenait la robe et le voile de mariée de sa fille. Elle était heureuse de les avoir déjà confectionnés, en sachant qu’ils serviraient un jour, mais elle regrettait de ne pas avoir terminé certaines finitions. Il manquait à la robe quelques ornements dorés et le voile, s’il était joliment tissé, était un peu épais. Elle avait envisagé d’en faire un autre, mais tout était arrivé si rapidement… Elle aurait dû emporter son propre voile de mariée, songea-t-elle soudain – celui que sa propre mère avait tissé avec tant de finesse – mais il était trop tard pour faire demi-tour. Cela faisait plus d’une heure qu’elles étaient en route.

Oreste était probablement en train de prendre son deuxième repas de la journée. La culpabilité lui serra la poitrine. Elle s’était sentie déchirée à l’idée de le confier à la nourrice. Il était sa propre chair, si petit et si précieux, mais il était plus en sécurité au palais que sur la route. Et à cet instant, sa fille avait davantage besoin d’elle.

Elle regarda Iphigénie qui observait les collines qu’elles étaient en train de longer à un rythme lent. Celle-ci ne s’était pas plainte de ce départ précipité et n’avait pas remis en question le souhait de son père. Elle l’avait toujours idolâtré. Et avant tout, elle était heureuse de pouvoir le revoir avant qu’il n’effectue la traversée pour Troie.

Klytemnestre sourit en observant les yeux brillants de sa fille qui contemplait le paysage. Les filles n’avaient pas souvent l’occasion de quitter le palais ; Elektra avait boudé en apprenant qu’elle ne pouvait les accompagner. Et lorsqu’elle se mit à observer les collines elle aussi, Klytemnestre s’aperçut que ce voyage l’emmènerait plus loin qu’elle n’était jamais allée depuis son arrivée à Mycènes, douze ans plus tôt. Elle avait ressenti tant d’angoisse lors de cet autre voyage en char, alors qu’elle était elle-même une jeune mariée, à la fois consciente et inconsciente de ce qui l’attendait. Elle regarda de nouveau Iphigénie, tentant de déchiffrer son expression. Était-elle inquiète ? Pensait-elle au mariage ? À ce qui se passerait ensuite ? Si c’était le cas, son expression était impassible. Mais, parfois, il était difficile de savoir ce qu’elle pensait. Elle était toujours si lumineuse, si douce – Klytemnestre la soupçonnait parfois de dissimuler sa tristesse afin d’éviter que celle-ci ne pèse sur autrui.

— Il semble que le seigneur Achille soit un grand homme, hasarda-t-elle, en gardant les yeux sur le paysage détrempé. Un grand guerrier. Et plus rapide à la course que tout autre homme sur terre…

Du coin de l’œil, elle vit Iphigénie tourner brièvement la tête vers elle, puis de nouveau vers les collines.

— J’en suis certaine. Qu’il s’agit d’un grand homme, je veux dire… dit celle-ci joyeusement, avant de s’interrompre un court instant. Je ne pense pas que Père l’aurait choisi si cela n’était pas le cas.

Il y avait un soupçon d’interrogation dans sa voix, et Klytemnestre intervint pour la rassurer.

— Non, bien sûr, il ne l’aurait pas fait. Tu es une princesse de Mycènes. Ton père ne te confierait pas à n’importe quel homme, affirma-t-elle en souriant à sa fille, qui lui rendit son sourire.

— Oui, tu as raison, répondit-elle, presque pour elle-même, avant de se mettre de nouveau à contempler les collines.

Elles demeurèrent assises en silence durant quelques minutes, secouées sur leur siège tandis que le char se frayait un chemin sur les aspérités et les creux de l’étroite route de la vallée. Puis Iphigénie reprit la parole.

— Même si c’est un grand homme – et je suis sûre qu’il l’est, puisque Père l’a choisi – mais… même s’il l’est… je ne suis pas certaine d’être prête à devenir une épouse.

Sa voix fluette reste en suspens et son regard demeura fixé sur la colline, mais lorsque Klytemnestre tendit le bras et lui prit la main, elle tourna son beau visage encadré de cheveux dorés vers sa mère, et pour la première fois depuis qu’elle avait appris la requête de son père, Klytemnestre décela de l’inquiétude dans ses yeux.

— Tu ne dois pas t’inquiéter, la rassura-t-elle avec un sourire chaleureux. Il ne s’agit que d’une petite cérémonie, afin de rendre le mariage officiel. Mais tu n’auras pas à devenir son épouse dès maintenant, pas avant d’être prête. Tu es trop jeune pour cela, ajouta-t-elle en pressant la main de sa fille. Nous accomplirons les rites et festoierons, et tu devras peut-être le laisser t’embrasser – il s’agira simplement d’un petit baiser – mais après cela, tu reviendras avec moi au palais.

Elle sourit de nouveau, tentant de se rassurer elle-même autant qu’Iphigénie.

— Tu verras, reprit-elle. Ton père écoutera. Et je resterai avec toi tout le temps que nous passerons là-bas.

Iphigénie soupira légèrement et rendit son sourire à sa mère.

— Je suis heureuse que tu sois là, avoua-t-elle, avant de se mettre de nouveau à contempler les collines.

Je suis heureuse d’être là également, se dit silencieusement Klytemnestre, en étudiant le visage de sa fille, la manière dont le vent agitait ses cheveux, la façon dont ses yeux demeuraient fixés sur le paysage. Elle ne voulait pas qu’Iphigénie soit inquiète, mais ses propres craintes menaçaient d’affleurer, même lorsqu’elle s’efforçait de la rassurer. Que se passerait-il si elle ne parvenait pas à convaincre les hommes ? Était-elle stupide de croire qu’elle le pouvait ? Pouvait-elle réellement promettre à Iphigénie qu’elle reviendrait chez elle une fois que tout serait terminé ? Il s’agissait peut-être des derniers jours qu’elles passeraient ensemble. Chaque minute était précieuse, chaque seconde, irrémédiablement perdue. Elle allait savourer ce voyage, et profiter de la présence de sa fille autant qu’elle le pouvait.

Le troisième jour, alors que le soir commençait à tomber, Klytemnestre regarda droit devant elle et aperçut, derrière la colline suivante, des mâts noirs tranchant sur le ciel gris-bleu, tels d’immenses arbres dressés dépourvus de feuilles. Elle aurait voulu avoir encore du temps devant elle. Elle déglutit en les voyant, et en eut la gorge nouée. Elle effleura le bras d’Iphigénie.

— Nous y sommes, lui dit-elle.

Le camp des soldats était vaste et tentaculaire, constitué d’édifices temporaires, de braseros et de sentiers boueux qui semblaient être empruntés depuis un certain temps déjà. Les odeurs de cuir, de chevaux et d’autres moins agréables succédant à l’air frais des collines lui semblèrent quelque peu envahissantes. Lorsque les hommes commencèrent à remarquer leur arrivée, Klytemnestre fut heureuse d’avoir emporté son voile épais. Elle le plaça devant son visage, mais se sentit coupable de n’avoir pas donné le sien à Iphigénie. En entrant dans le camp, elle fit mine d’ignorer les commentaires lubriques, les regards impudiques et les chuchotements complices.

Elle supposa que l’image de deux femmes pénétrant dans un camp de soldats sans être accompagnées d’un homme, à l’exception de leur conducteur et d’un petit garde à l’arrière, devait sembler un peu étrange. La nouvelle du mariage ne s’était sans doute pas encore répandue – Agamemnon n’avait peut-être pas gardé le secret pour éviter que d’autres hommes ne demandent un privilège semblable à celui d’Achille. Oui, cela semblait plausible. Elle ne pensait pas qu’elle pourrait supporter de se séparer de son autre fille. Ce n’était pas encore le moment.

Même si elle pouvait comprendre la curiosité des soldats, Klytemnestre regretta de n’avoir pas envoyé un homme en éclaireur afin qu’Agamemnon vienne à leur rencontre et les escorte dans le camp. Même le plus audacieux des hommes ne leur aurait pas montré un tel manque de respect si son époux avait été présent.

C’est à cet instant précis qu’elle perçut un son familier, plus proche de l’aboiement que d’une voix humaine, et fut surprise d’être aussi heureuse de l’entendre. Un peu plus loin, les grondements inimitables d’Agamemnon s’élevaient au-dessus du vacarme général, et bientôt, elle repéra la tête brune dont ils provenaient.

— Regarde, dit-elle à Iphigénie, tendant le bras au-dessus de l’épaule de sa fille tout en lui pressant la main. Nous voilà arrivées.

Iphigénie tourna sa tête blonde et Klytemnestre la vit arborer un large sourire.

— Père ! s’écria-t-elle, tout excitée.

On ne sait comment, par-dessus les cris, les braiments et le fracas, Agamemnon l’entendit et tourna la tête.

Il ne rendit pas son sourire à sa fille, mais fit signe avec gravité à Talthybios, qui se tenait, comme souvent, juste à côté de lui. Klytemnestre vit les lèvres de son époux prononcer un ordre, et le héraut s’éloigna à la hâte, sans doute pour effectuer des préparatifs pour leur séjour. Mais une fois que Talthybios se fut éloigné, il ne se retourna pas vers leur char.

Ce n’est que lorsque celui-ci s’arrêta à sa hauteur que son époux donna l’impression d’avoir remarqué leur arrivée.

— Je ne t’ai pas demandé de venir, grogna-t-il, en dardant son regard gris impitoyable sur Klytemnestre. Tu ne devrais pas être là !

Klytemnestre ouvrit la bouche, en vain. Aucun argument ne lui vint à l’esprit. Ce n’était pas l’accueil auquel elle s’était attendue après un si long voyage, et elle en fut légèrement froissée.

— Père ! s’écria Iphigénie pour la seconde fois, en bondissant du char et en l’étreignant. Je suis si heureuse de te voir ! piailla-t-elle en enfouissant sa tête dorée contre son large torse.

Il se tenait avec raideur, tel un arbre qui aurait résisté à la caresse du vent, et s’il leva à moitié la main comme pour tapoter la tête de sa fille, il la laissa suspendue en l’air, comme s’il hésitait. Il finit par poser les deux mains sur les épaules étroites d’Iphigénie en l’écartant doucement de lui, et en arborant un demi-sourire contraint lorsqu’elle leva la tête vers lui.

— Je suis heureux que tu aies fait bon voyage, se contenta-t-il de dire avant de se retourner vers Klytemnestre qui venait de descendre du char.

— Tu n’aurais pas dû venir, répéta-t-il, tandis qu’un grand pli venait barrer son front. Ce camp n’est pas un endroit pour les femmes. Tu sapes mon autorité en venant ici. Et qu’en est-il de notre fils ? Tu l’as abandonné… Que vont penser nos hommes ? Voir mon épouse ici alors que mon fils est seul au palais. Tu me déshonores !

Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton acerbe, et Klytemnestre était certaine qu’il les avait dits pour la blesser. Pourquoi agissait-il de cette manière ? Si ce camp n’était pas un endroit pour les femmes, pourquoi avait-il fait venir Iphigénie ? Avait-il réellement pensé qu’elle allait laisser sa fille s’y rendre seule ? Elle s’était efforcée d’agir au mieux, pour lui et pour ses enfants, mais sous ce regard impitoyable, elle commença à éprouver des doutes.

— Je sais que tu ne m’as pas demandé de venir, mais tu ne me l’as pas interdit ! Je pensais…

— Suffit, dit-il d’un ton étrangement calme, et d’autant plus menaçant. Tu partiras demain matin. Il est trop tard, maintenant.

— Mais, je vais manquer la cérémonie ! s’exclama-t-elle sur un ton implorant. Ne puis-je rester pour le mariage, maintenant que j’ai fait tout ce chemin ? Notre fille n’a même pas de servante pour la vêtir !

Le regard d’Iphigénie oscillait entre ses deux parents, ses jeunes yeux semblant plaider le parti de sa mère.

— Non, c’est impossible. Tu ne peux rester ici. Je suis désolé.

Son excuse la désarma, et elle demeura silencieuse un instant, plongeant ses yeux dans les yeux gris, tentant d’y lire quelque chose, d’y trouver l’espoir qu’il changerait d’avis. Mais elle n’y trouva rien.

— Très bien, dit-elle durement, en évitant de croiser le regard de sa fille, pour ne pas y lire sa déception, ou tout autre sentiment, parce qu’elle lui avait promis, promis, qu’elle serait auprès d’elle. Je partirai demain, répliqua-t-elle, mais je dois d’abord m’entretenir avec toi des dispositions consécutives au mariage. Je t’en prie, mon époux. J’espérais que…

— Oui, oui. Très bien. Nous parlerons avant ton départ demain matin. Pour l’instant, j’ai certaines tâches à accomplir.

Elle aurait préféré lui parler plus tôt, afin de se rassurer et de rassurer Iphigénie mais, craignant de perdre le peu qu’elle avait obtenu, elle se contenta de dire :

— Je te remercie, mon époux.

Il hocha la tête.

— Une tente a été préparée pour Iphigénie. Vous pouvez y dormir toutes les deux. Talthybios va vous y conduire – le voici qui arrive.

Et avant même que le héraut ne les ait rejointes, il était parti.

Tandis qu’elles se tenaient dans la boue, et contemplaient les larges épaules s’éloignant le long d’un des nombreux sentiers foulés à maintes reprises, Klytemnestre accusa l’affront en silence, sa main enserrant celle de sa fille. Elle avait espéré qu’Agamemnon serait heureux de la voir. Cela faisait un mois qu’il était parti, et les dieux seuls savaient quand ils se reverraient. Peut-être ne se reverraient-ils jamais plus… Elle avait probablement commis une erreur en accompagnant sa fille ici, mais elle était là, et il ne voulait même pas qu’elle partage sa tente.

Tu es stupide, se sermonna-t-elle. Comme une petite fille. Elle n’était plus une petite fille, elle n’était pas même simplement une femme. Elle était une reine, et elle ne devait pas l’oublier. Elle était l’épouse d’un roi, et pas n’importe quel roi, mais le souverain de toute la Grèce – dont le devoir, pour le moment, passait avant celui d’époux, et même de père.