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Klytemnestre

La tenue de nuit de Klytemnestre frôla le sol boueux lorsqu’elle traversa le camp. Elle n’avait pas pris le temps de se changer – dans sa hâte, elle n’avait même pas enfilé de sandales. Des pierres venaient heurter la plante de ses pieds, mais elle y faisait à peine attention. Elle ne voyait que la tente qui se trouvait à quelque distance, avec ses rubans sacrés flottant sous la lueur de la lune, telle qu’Alkimos l’avait décrite.

Sa colère n’attendait qu’à s’exprimer. Comment avait-il pu ? Comment avait-il pu ? Iphigénie… son Iphigénie. Elle devait lui parler. Même si elles s’enfuyaient, sa fille ne serait pas en sécurité. Elle devait régler cela.

Elle ne se trouvait plus qu’à quelques pas de la tente, maintenant. Elle s’agrippait si fortement à sa lampe que sa main tremblait. Comment avait-il pu ?

Elle souleva le battant en toile et pénétra à l’intérieur. Elle évalua la pièce des yeux, et discerna à la lueur de sa lampe un lit, une couverture et l’homme qui dormait en dessous. Il était seul.

— Les dieux vous maudissent, Kalchas ! grommela-t-elle, en tirant sur sa couverture. Les dieux vous maudissent ! Comment avez-vous osé ? Mon Iphigénie… quel mal vous a-t-elle fait ?

Elle était déterminée à ne pas pleurer, mais les larmes jaillirent malgré tout. Elle dut faire un effort pour éviter que sa voix ne se brise.

Kalchas s’assit dans son lit, l’observant avec calme.

— Dame Klytemnestre, énonça-t-il tranquillement, comme s’il était parfaitement normal qu’elle lui rende visite au beau milieu de la nuit. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

Son flegme la mit hors d’elle.

— Vous savez très bien pourquoi je suis ici, Kalchas ! s’écria-t-elle. Vous savez ce que vous avez fait. Pourquoi vous en prendre à mon Iphigénie ? J’ai essayé de vous venir en aide ! À vous et à Leukippe… J’ai… J’ai trahi mon époux pour vous, j’ai…

— Les dieux exigent ce qu’ils exigent, ma dame. Je ne fais que lire les signes…

— N’essayez pas de me duper ! enragea-t-elle. Je ne suis pas aussi aveugle que mon époux !

Elle tenta de se calmer, s’apercevant qu’elle avait élevé la voix.

— Vous devez revenir sur vos paroles, Kalchas. Vous devez lui dire que votre prophétie est fausse. Les dieux seuls savent pourquoi vous avez prononcé de tels mots…

— Vous savez parfaitement pourquoi, répondit-il en la fixant, sans ciller, avec dureté.

— Vous voudriez donc venger une vie innocente en en prenant une autre ?

— Je…

Il s’interrompit, et son regard vacilla légèrement. Il soupira imperceptiblement.

— En réalité, je ne pensais pas qu’il m’écouterait. Je pensais que si je… que si les dieux demandaient un sacrifice inimaginable, il serait contraint d’abandonner. Que sa campagne serait annulée, et sa réputation ruinée. Je pensais qu’il serait humilié, et qu’il rentrerait…

— Mais… les hommes ont-ils accepté qu’il sacrifie son propre enfant ? Il aurait pu simplement refuser de le faire. Ils ne l’en auraient pas blâmé…

— En êtes-vous certaine ? Ces hommes, qui ont renoncé à tant de choses pour se battre pour lui ? Pour combattre au nom de la Grèce ? Qui ont laissé leurs royaumes sans protection, leurs fils sans père, leurs pères sans fils ? Beaucoup d’entre eux perdront la vie. Et lui, leur chef, leur guide, refuserait de sacrifier un enfant ? Qui plus est une fille, et non un héritier ? Il aurait été déshonoré !

Klytemnestre ne sut quoi lui répondre.

— Je pensais qu’il aurait éprouvé des remords à agir ainsi, poursuivit Kalchas. Le voir tomber ainsi de son piédestal aurait été suffisant. Je serais allé de l’avant. Cependant, je l’ai… sous-estimé. J’ai sous-estimé son orgueil, sa vanité. Son ambition. Troie est devenue son unique objectif. Comme une fièvre qui aurait envahi son esprit, ajouta-t-il avec dégoût. Il ne voit que Troie, et son poing autour. Rien ne l’arrêtera, je l’ai compris, désormais.

— C’est faux ! s’écria Klytemnestre avec désespoir. Il est inutile qu’il fasse ce sacrifice ! Les dieux ne l’ont pas demandé. Il s’agit uniquement de vous ! Dites-lui que vous avez menti, que vous avez commis une erreur ou que les dieux ont envoyé un nouveau présage ! Les vents favorables vont arriver, les bateaux partiront et… et je resterai avec ma fille.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un sanglot dans la voix.

— J’ai bien peur que ce soit impossible, répondit Kalchas, d’un ton de nouveau imperturbable.

Klytemnestre le dévisagea avec colère.

— Vous devez le faire ! Vous êtes le seul à pouvoir faire cesser cette folie ! s’exclama-t-elle en cherchant fiévreusement à capter son regard. Vous êtes un homme bon, Kalchas, ou du moins, vous l’étiez. Vous aimiez votre sœur, et savez ce que l’on éprouve en perdant quelqu’un que l’on aime. Je sais à quel point vous avez souffert… Combien il vous a fait souffrir, et je le regrette. Mais tuer Iphigénie ne vous ramènera pas Leukippe !

Elle s’agenouilla sur le sol, et l’implora, en agrippant ses couvertures et en laissant libre cours à son chagrin à travers les larmes qui roulèrent sur ses joues. Cependant, les yeux du prêtre demeurèrent froids comme la pierre.

— Je suis désolé, énonça-t-il d’un ton calme. Ne pensez pas que cela me fait plaisir. Non, en réalité, je… je peine à ressentir quelque chose, aujourd’hui.

Il émit un son creux, une espèce de rire qui s’éteignit de lui-même.

— Votre époux est un homme mauvais, qui doit souffrir. Je saisis l’occasion qui se présente aujourd’hui, et ne la laisserai pas échapper, quel qu’en soit le coût. Je ne peux faire ce que vous me demandez. Je ne lui offrirai pas cette échappatoire.

Klytemnestre demeura interdite. Que pouvait-elle dire d’autre ? Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle le regarda, à la recherche d’un argument qui aurait pu le faire changer d’avis, d’une faille dans ce visage de pierre. Mais ses yeux durs la fixèrent en retour et elle sut que c’était inutile. Elle ne faisait que perdre son temps.

Elle se releva et se dirigea vers l’entrée de la tente, mais à mi-chemin, entendit la voix du prêtre, et s’arrêta.

— Vous pouvez me détester, si cela est plus facile. Je sais que c’est le cas. Mais c’est votre époux qui nous a conduits à prendre cette voie et nous y emprisonne.

Elle secoua la tête et continua d’avancer, mais s’arrêta de nouveau lorsqu’il reprit la parole.

— Vous pouvez essayer de le convaincre – par tous les moyens. Dites-lui de renoncer et de rentrer chez vous. Vous réussirez peut-être là où son frère a échoué. Peut-être avez-vous davantage d’influence que lui.

Elle se retourna pour le regarder.

— Mais rappelez-vous le serment que vous m’avez fait. Vous avez juré sur la vie de vos enfants que vous ne révéleriez pas le lien que j’avais avec Leukippe à votre époux. Ne risquez pas la vie de vos autres enfants pour sauver celle qui est déjà condamnée.

— Je sais que j’ai fait ce serment, maugréa-t-elle avec amertume.

Et, faisant demi-tour avant que d’autres larmes ne se mettent à couler, elle quitta la tente précipitamment.