40

Klytemnestre

— Il est temps de se lever, ma dame.

La voix de Talthybios lui parvint à travers la toile, lui annonçant ce qu’elle savait déjà. Elle avait observé la tente s’éclairer peu à peu au cours l’heure précédente, et avait entendu les esclaves nourrir les chevaux à proximité, en sentant que son estomac se nouait progressivement.

— Je suis réveillée, Talthybios, répondit-elle, les mots s’étranglant dans sa gorge sèche. Tu peux entrer.

Le rabat de la porte fut tiré en arrière. Elle s’assit.

Et sursauta.

Là, aux côtés du héraut, se tenait sa fille. Elle ne savait pas si elle devait pleurer d’amour ou de tristesse à la vue de ce visage juvénile, mais elle parvint à se maîtriser.

— Le seigneur Agamemnon a pensé qu’il valait mieux que la princesse soit apprêtée dans votre tente, maîtresse, puisque le coffre de voyage s’y trouve.

— Si tôt ? demanda-t-elle. Le soleil est à peine levé.

Agamemnon n’aurait-il pu laisser quelques heures de plus à sa fille ?

Talthybios hocha la tête.

— Il m’a demandé de vous assister, ajouta-t-il sèchement. Si vous avez besoin d’aide, il vous suffira de me le demander…

Il avait parlé comme s’il était à son service, mais elle savait qu’il était là pour la surveiller.

— Merci, Talthybios, répondit-elle néanmoins, avant de se tourner vers sa fille. Viens, Iphigénie, dit-elle en s’efforçant d’esquisser un sourire. Nous allons faire de toi une mariée.

Iphigénie lui demanda ce qui s’était passé au cours de la nuit, mais Klytemnestre répondit de manière évasive.

— Je croyais que nous devions partir, mais j’avais tort, mentit-elle, en aidant sa fille à ôter ses vêtements de nuit. Je suis désolée de t’avoir réveillée inutilement, ma chérie. As-tu bien dormi dans la tente de ton père ?

Lui cacher la vérité était-il une erreur ? Elle devait être la seule âme du camp à ne pas connaître la véritable raison de sa présence ici. Et pourtant… oui, cela valait mieux. Pourquoi la terrifier ? Elle souriait, tout heureuse – un peu inquiète, peut-être, mais rayonnante. Klytemnestre ne souhaitait pas lui enlever cela – c’était tout ce qui lui restait à présent.

Elle n’avait peut-être pas besoin de savoir ce qui se tramait. Au fond d’elle-même, Klytemnestre continuait de penser que son époux changerait d’avis. Conserver cet espoir lui évita de trembler lorsqu’elle brossa les cheveux dorés de sa fille et lui permit de sourire chaque fois qu’Iphigénie se tournait vers elle. La pensée que cette douce vie allait peut-être être emportée, comme une lampe qui, à peine allumée, allait être éteinte d’un souffle… et ce terrible serment qu’elle avait fait au cours de la nuit, sous l’emprise du désespoir… Cela était trop lourd à porter pour un seul être.

Non. Il n’irait pas jusqu’au bout. Cette conviction se renforça tandis qu’elle aidait Iphigénie à revêtir ses jolis vêtements de mariée. Cette idée lui était peut-être supportable pour l’instant, mais le moment venu, lorsque sa fille serait sur le point d’être sacrifiée, n’allait-il pas renoncer à cette folie ?

— Est-ce que tout va bien, maman ?

Elle s’aperçut qu’elle était en train de lisser la manche de sa fille depuis plusieurs minutes.

— Oui, ma chérie, répondit-elle en s’efforçant de sourire. J’étais en train de penser à quel point tu vas paraître magnifique aux yeux de ton époux.

— Est-ce que tu l’as vu ? demanda impatiemment la jeune fille. Le seigneur Achille… Est-il bel homme ?

— Je ne l’ai pas vu, répondit Klytemnestre, en essayant d’imiter le ton léger de sa fille. Mais il a la réputation d’être le plus beau de tous les Grecs.

Le sourire forcé d’Iphigénie se mua en un véritable sourire.

— J’espère qu’il me trouvera jolie, soupira-t-elle.

Klytemnestre saisit sa fille par les épaules.

— Il te trouvera belle, la rassura-t-elle. Ou bien il est stupide…

Iphigénie se mit à glousser et ses joues rosirent.

— Peut-être, oui, lorsque tu auras fini de m’apprêter…

Klytemnestre sourit et hocha la tête, mais lorsqu’elle se mit à peigner de nouveau les cheveux déjà parfaitement coiffés d’Iphigénie, une boule se forma dans sa gorge. Elle se mit à souhaiter qu’elle ne soit jamais prête, qu’elle puisse la peigner jusqu’au crépuscule, et regagner le palais avec elle comme si cette journée n’avait jamais eu lieu.

— J’ai parlé à ton père, lui dit-elle tout en entortillant les cheveux de sa fille au-dessus de sa tête. Il est d’accord pour que tu retournes avec moi au palais après la cérémonie de mariage. Tu n’as donc pas besoin de te faire de souci à ce sujet.

Elle ne sut pourquoi elle avait prononcé ces paroles, mais il lui sembla que les épaules d’Iphigénie se relâchaient légèrement, et elle se sentit soulagée de l’avoir rassurée.

— Je serai heureuse de pouvoir tout raconter à Elektra, gazouilla la jeune fille. Et nous devons lui ramener un présent. Je le lui ai promis.

Elle bavarda un moment à propos de ce qui pourrait lui faire plaisir – peut-être un galet venant de la plage, ou un coquillage si elle en trouvait un – et proposa de trouver également quelque chose pour Chrysothemis et Oreste. Klytemnestre se laissa bercer par sa douce voix tout en tressant l’extrémité de sa chevelure couleur miel. Lorsqu’elle fixa enfin sa tresse et éloigna ses mains de sa tête, elle eut l’impression que toute trace de chaleur estivale s’était évanouie.

Elle tenta de dire à Iphigénie à quel point elle était belle, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Elle se retourna et s’empara du voile de mariage safran qui se trouvait dans le coffre de voyage. En sentant son poids dans les mains, elle fut heureuse de constater son épaisseur. Il était préférable que sa fille ne voie pas à travers.

Elle se tourna de nouveau vers elle pour la regarder – la regarder réellement. Elle savait que cela était sa dernière occasion de la contempler, et elle ne voulait rien oublier, pas même une tache de rousseur.

— Qu’attends-tu, Mère ? Je veux voir quelle impression cela fait de porter un voile.

Klytemnestre eut un sourire d’excuse et Iphigénie lui rendit son sourire.

Puis, les mains tremblantes, elle souleva l’épais tissu et le posa sur la tête de sa fille, puis le maintint à l’aide d’un diadème en or.

— Il fait si sombre ! s’exclama Iphigénie, en agitant les bras devant elle. Je ne vois rien du tout ! ajouta-t-elle en gloussant tout en tournant la tête en tous sens. C’est dommage de couvrir mes cheveux, tu ne trouves pas ? Tu les as coiffés si joliment…

— Oui, tu as raison, répondit doucement Klytemnestre, cessant enfin de sourire puisque Iphigénie ne la voyait plus. Mais le voile est un élément très important du mariage. Tu ne dois ni l’enlever, ni le soulever. Me le promets-tu ? insista-t-elle en saisissant les épaules étroites de sa fille. C’est ton époux qui le fera, après le sacrifice.

Elle manqua de s’étrangler en prononçant ce dernier mot.

— Oui, je sais, Mère, répondit Iphigénie en poussant un léger soupir. J’aurais aimé voir à quoi je ressemblais.

— Tu ressembles… à une princesse de Mycènes, balbutia Klytemnestre, dont les yeux commencèrent à se remplir de larmes. Je suis si fière de toi.

— Tu te sens bien, Mère ?

Iphigénie avait peut-être perçu les sanglots dans sa voix.

Elle serra les mains de sa fille.

— Il est émouvant de voir sa fille se marier…

— Mais ensuite, je reviens au palais avec toi. Ne sois pas triste, Mère, prononça la petite voix à travers le voile.

Klytemnestre dut retenir le sanglot qui lui serrait la gorge. Incapable de parler, elle hocha la tête inutilement.

Il était encore tôt lorsque Talthybios les conduisit hors de la tente. Le soleil était bas sur l’horizon et un soupçon de rose teintait les nuages. Klytemnestre serra fortement la main d’Iphigénie en guidant ses petits pas mal assurés.

— Le sacrifice du mariage sera accompli dans la prairie qui se trouve à l’extérieur du camp, leur expliqua le héraut, qui marchait devant elles.

Les hommes et les chevaux dégagèrent le passage tandis qu’elles avançaient, entourées de visages lugubres.

Elles progressaient lentement, Klytemnestre continuant d’espérer que son époux allait apparaître, lui dire de faire demi-tour, qu’il n’y aurait finalement pas de sacrifice. Elle parcourut le camp du regard afin de repérer sa tête brune, mais même lorsque les tentes devinrent plus espacées et qu’elles commencèrent à gravir la colline en direction de la prairie, il demeura invisible.

Les jambes de Klytemnestre commencèrent à trembler lorsqu’elles approchèrent de la crête de la colline.

— Nous y sommes presque, dit-elle à sa fille, en espérant que celle-ci penserait que sa voix tremblait parce qu’elle était à bout de souffle.

Agamemnon va y mettre un terme. La déesse la sauvera. Agamemnon va y mettre un terme. La déesse la sauvera. Elle se mit à psalmodier dans sa tête. Dame Héra avait sans doute entendu sa prière. Elle allait intervenir. Son mari entendrait enfin raison. Il mettrait fin à tout cela. Elle le savait. Dès qu’il verrait…

Il était là. Ses larges épaules émergèrent au-dessus de la crête. Et à côté de lui se trouvait un prêtre – il ne s’agissait pas de Kalchas, ce pleutre – et à proximité…

Un autel.

L’estomac de Klytemnestre se figea, ce qui la fit trébucher.

— Tout va bien, Mère ? lui demanda une nouvelle fois Iphigénie, qui tâtonna pour trouver son bras. Qu’y a-t-il ? Sommes-nous arrivées ?

— Oui, ma chérie. Presque. Encore quelques pas et nous y serons.

Elle lutta pour dissimuler la terreur qui transparaissait dans sa voix, mais lorsque Iphigénie reprit la parole, elle comprit que sa fille pressentait que quelque chose n’allait pas.

— Pourquoi n’y a-t-il aucun bruit, Mère ? Pourquoi n’y a-t-il pas de chant de mariage ?

Klytemnestre n’eut pas la force de répondre, mais continua de la guider, combattant son désir de tourner les talons et de s’enfuir.

Agamemnon va y mettre un terme. La déesse la sauvera. Il n’y a aucune raison de s’enfuir. Agamemnon va y mettre un terme.

Son époux s’avança vers elle.

— Te voilà, ma fille, dit-il, d’une voix moins forte qu’à son habitude.

Des ombres passaient dans son regard.

Un petit soupir de soulagement surgit de dessous le voile.

— Père…

— Viens. Il est temps.

Il prit l’une de ses mains pâles dans les siennes et jeta un regard implacable à Klytemnestre, pour lui signifier qu’elle devait lâcher l’autre.

Elle hésita, resserrant son étreinte, mais il lui enserra le poignet si fortement qu’elle grimaça de douleur. La main de sa fille se dégagea de la sienne.

Il conduisit Iphigénie vers l’autel où se tenait maintenant le prêtre et l’abandonna à côté, puis revint se tenir à côté de Klytemnestre. Il lui enserra de nouveau le poignet de son énorme main.

Il va y mettre un terme. La déesse la sauvera. La voix qui résonnait dans son esprit était plus pressante, maintenant.

— Père ? l’appela Iphigénie. Mère ? Que se passe-t-il ?

— Je suis là ! répondit Klytemnestre. Ne crains rien…

Son cœur battait la chamade.

Agamemnon va y mettre un terme. La déesse la sauvera.

Le prêtre s’empara d’un couteau placé sous l’autel.

Elle se tourna vers son époux, l’implorant silencieusement de ses yeux remplis de larmes. Mais il avait détourné le visage.

Lâche. Il ne supportait même pas de regarder. Il laisserait sa fille souffrir seule. Mais, elle, sa mère, ne l’abandonnerait pas.

Elle se tourna de nouveau vers sa fille.

La déesse la sauvera. Il va se passer quelque chose. Elle ne va pas mourir. Elle ne peut pas mourir.

Sa fille était en train de pleurer.

Le prêtre leva son couteau… Agamemnon va y mettre un terme, la déesse la sauvera… et souleva légèrement son voile, afin d’exposer sa gorge.

Cela était en train d’arriver. Il n’allait pas y mettre un terme. La déesse ne la sauverait pas.

Klytemnestre tituba vers l’avant, mais Agamemnon la retint par le poignet.

— Non ! hurla-t-elle.

Le couteau glissa sur la gorge d’Iphigénie d’un bout à l’autre.