Klytemnestre
Klytemnestre hurla.
Elle se libéra d’un coup sec de l’emprise d’Agamemnon, se jeta en avant et atteignit sa fille au moment où celle-ci tomba.
— Non non non non non non… supplia-t-elle.
Elle avait l’impression qu’un cheval avait frappé de ses sabots la poitrine d’Iphigénie. Il y avait tant de sang. Sa peau blanche striée de rouge. Elle souleva son voile, mais les yeux ouverts de sa fille étaient éteints.
Elle tendit sa main tremblante vers le sang, ne parvenant pas à croire que cela était réel. Elle appuya la main sur la blessure, comme si cela allait la ramener à la vie, mais elle savait qu’Iphigénie n’était déjà plus là. Elle étreignit sa fille et la berça en gémissant.
— Je suis désolée, je suis désolée, chuchota-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. Je n’ai pas pu te protéger. Je suis désolée.
Elle chercha du regard Agamemnon derrière elle, mais il gardait le visage détourné.
— Vous ne l’emmènerez pas !
Klytemnestre se mit à frapper sauvagement de son bras libre le prêtre et ses serviteurs tout en enlaçant de l’autre le corps inanimé d’Iphigénie.
— Les rites doivent être accomplis, ma dame, insista le prêtre en reculant d’un pas.
— Je ne veux pas que ma fille soit brûlée sur un bûcher comme un bœuf ! hurla-t-elle, des larmes roulant sans qu’elle en ait conscience sur ses joues anesthésiées. Vous le direz à mon époux. Elle sera inhumée à Mycènes, comme il se doit.
Elle regarda à la ronde les hommes qui l’entouraient, les mettant au défi de s’opposer à sa décision.
— Très bien, ma dame, finit par dire le prêtre au bout d’un moment. Nous le lui dirons.
Ils se dispersèrent, tête baissée.
Elle était encore agenouillée dans l’herbe, à l’endroit où cela s’était produit. Elle était couverte du sang de sa fille – elle en avait sur les mains, les bras, la poitrine. L’air était imprégné de l’odeur de son sang. Comme si les relents du mal s’échappaient d’un être aussi pur, et qu’une fois libérés, ils ne pouvaient plus être contenus.
La vision d’horreur se mit à tourner en boucle dans son esprit, à l’instar d’une bête sauvage en cage. Elle cria, sanglota, gémit et proféra des malédictions, mais la bête demeura en elle, plantant ses griffes dans son cœur. Elle la griffa en retour, éraflant ses propres joues glacées avec ses ongles jusqu’à ce que son sang goutte en perles noires et se mêle à celui de sa fille. Elle en eut à peine conscience.
Agamemnon avait dû accepter de renoncer au bûcher, car lorsque les serviteurs furent de retour, ils avaient avec eux un char et un linceul.
Cependant, elle ne voulut pas lâcher sa fille, n’étant pas encore prête à la laisser partir. Patiemment, en douceur, les serviteurs lui firent lâcher le corps, et elle les laissa enfin le laver de son sang et l’envelopper dans le tissu parfumé. Elle savait que c’était elle qui aurait dû accomplir ces tâches, mais elle avait l’impression que ses pieds étaient enracinés dans la terre, que ses bras étaient trop lourds pour être soulevés. Elle observa donc avec désarroi, en silence, comment sa fille, dont elle avait entendu la douce voix une heure plus tôt, dont elle avait tenu la main chaude, fut déposée à l’arrière du char, réduite à une simple dépouille.
Elle suivit le char lorsqu’il traversa le camp, ses pieds glissant mécaniquement l’un derrière l’autre. Elle entrevit à peine les visages qui se tournèrent pour observer le convoi, entendit à peine les cris de surprise et les prières murmurées sur son passage lorsque les témoins aperçurent le sang. Elle faillit heurter le char lorsqu’il s’arrêta enfin.
— Ma dame, prononça une voix à côté d’elle.
Elle se tourna et au bout d’une seconde ou deux, comprit qu’elle avait en face d’elle le visage de Talthybios.
— Vous devriez changer de vêtements, ma dame, répéta-t-il à voix basse.
Son expression jusqu’alors impassible offrait une brèche, son visage était pâle. Ce n’est que lorsqu’il souleva le rabat de la porte qu’elle s’aperçut qu’ils se trouvaient devant sa tente.
— Faites vite. Entrez. C’est le moment, ma dame.
Elle trébucha en passant à travers l’orifice, dont le rabat se referma derrière elle. Elle regarda à l’intérieur et vit le lit d’Iphigénie.
Ce fut comme si un voile avait été écarté, comme si le vent de la réalité était venu dissiper la brume qui l’engourdissait.
Sa fille était morte. Et elle avait laissé faire.
Pourquoi ne l’avait-elle pas sauvée, au lieu de la conduire à la mort ? Pourquoi avait-elle fait confiance à la déesse ? Elle aurait dû agir. Et maintenant… il était trop tard. Et elle se sentait responsable de ce qui s’était passé.
Mais non. Elle n’en était pas responsable.
En revanche, Agamemnon l’était. C’était lui qui avait donné l’ordre. Lui qui avait déclenché tout cela. Lui dont l’ambition était si grande qu’il était capable de sacrifier son propre enfant – leur enfant – pour obtenir ce qu’il voulait. Et c’était bien de cela qu’il s’agissait. Sa vie entière, depuis qu’elle s’était installée à Mycènes, avait été régie par ce qu’il voulait. Elle était devenue l’épouse qu’il voulait qu’elle soit, avait eu les enfants qu’il voulait avoir… Quant à elle, elle avait simplement désiré avoir une famille. Ne l’avait-elle pas méritée ? Avec son sens du devoir, son obéissance, son étouffante soumission ? Toutes ces heures passées à filer et à courber la tête, à se taire et à écarter les jambes. Mais malgré cela, sa famille, l’unique chose qu’elle avait désirée, il la lui avait enlevée. Elle ressentit la profonde injustice de tout cela, pour elle, pour sa fille, pour ces yeux sans vie qui contenaient autrefois toute la lumière du monde.
C’est à cet instant qu’elle se remémora son serment.
Je le tuerai à mon tour. C’est ce qu’elle avait chuchoté au cœur de la nuit. Ses lèvres crispées prononcèrent les mots, se souvenant de leur consistance. Ne le méritait-il pas ? Leur fille gisait, raide, dans un linceul. Et pourquoi ? Pour que les vents soient favorables ? Pour avoir l’occasion de se couvrir de gloire ?
Ses joues étaient brûlantes, désormais, et son cœur battait à tout rompre. Plus elle contemplait le lit vide, plus son battement s’intensifiait. Et plus elle se sentait déterminée.
Elle ne changea pas de vêtements. Si elle restait ici, sa volonté pourrait faiblir. Elle partit à grandes enjambées, ignorant les regards et les chuchotements.
Lorsqu’elle se trouva près de la tente, elle comprit qu’elle ne savait pas ce qu’elle allait faire une fois à l’intérieur.
Tue-le, lui ordonna la bête qui était encore tapie au fond d’elle.
Comment ? interrogea docilement sa propre voix. Mais elle n’avait plus le temps d’y songer. Elle se trouvait sur place, maintenant.
Il n’y avait pas de garde. Elle eut le sentiment que dame Héra la poussait en avant. Sa main trembla lorsqu’elle écarta le rabat de la porte.
Agamemnon était assis à l’extrémité, son large dos tourné vers l’entrée. Il ne sembla pas l’entendre. Une fois à l’intérieur, elle s’arrêta.
Serait-elle capable de le faire ? Elle tendit devant elle ses mains encore recouvertes du sang de sa fille. Étaient-ce des mains de meurtrière ?
Elle serait capable de le faire pour Iphigénie.
Avançant en silence, elle regarda autour d’elle.
Là. Sur la table qui la séparait de son époux – une dague. Dont la poignée en or scintillait, semblant l’encourager, comme si dame Héra l’avait déposée là pour elle.
Elle la ramassa et se dirigea vers le large dos exposé de son époux.
Elle y était presque. Ses jambes se raidirent, mais elle continua d’avancer. Elle leva la dague. Elle était si près de lui, maintenant, qu’elle pouvait entendre sa respiration, sentir sa transpiration.
Elle hésita un instant, en brandissant l’arme. Elle avait l’impression que quelque chose la retenait.
Mais elle devait agir. Elle en avait fait le serment.
Elle leva la dague plus haut et…
— Mon seigneur…
Klytemnestre baissa le bras précipitamment et se tourna vers l’entrée, d’où provenait la voix. Elle parvint à dissimuler l’arme dans sa manche au moment où Talthybios entra.
— Mon sei… Dame Klytemnestre, balbutia-t-il, l’air surpris. Vos vêtements… Je pensais que vous alliez vous changer.
— Oui, je…
La voix d’Agamemnon s’éleva derrière elle.
— Que fais-tu ici ?
Mais lorsqu’elle se retourna vers lui, l’expression de confusion de son époux se mua en inquiétude – ou peut-être était-ce de la répulsion.
— Ton visage, gronda-t-il… Talthybios, je pensais t’avoir demandé de te rendre auprès d’elle. Pourquoi est-elle encore couverte de sang ? A-t-elle traversé le camp dans cet état ? Et ces griffures ?
— Ou… oui mon seigneur. Je veux dire, j’ai essayé…
— Fais venir une esclave ici pour s’occuper d’elle. Je ne veux pas qu’elle retraverse le camp. Veille à ce qu’elle apporte des vêtements propres.
— Oui, mon seigneur. Tout de suite.
Talthybios se précipita hors de la tente, les laissant tous deux seuls. Klytemnestre était encore sous le choc de ce qu’elle s’était apprêtée à faire – de ce qui avait failli se passer. Elle regarda Agamemnon sans mot dire.
— Iphigénie sera inhumée à Mycènes, comme tu l’as demandé, lui dit-il d’un ton rude, semblant incapable de la regarder en face. J’espère que cela t’apportera du réconfort. Je… Tu viens de traverser une terrible épreuve. Je te suggère de retourner au palais dès que possible.
Il demeurait incapable de s’excuser, de prendre la responsabilité de ses actes. Elle resta debout à le regarder. La main qui tenait encore le manche de la dague tremblait. Quelques secondes. C’était tout ce dont elle aurait eu besoin. Quelques secondes d’hésitation. Si elle n’avait pas été si lâche…
— Je vais faire préparer ton char, annonça-t-il. Je ne te verrai pas avant ton départ. Le prophète avait raison – les vents ont déjà commencé à tourner. Je dois prendre des dispositions pour notre départ.
Il se tourna vers la porte.
— Mon époux, murmura-t-elle.
Il s’arrêta et jeta un regard vers elle. Mais elle fut incapable de prononcer une parole de plus. Elle serra le manche de la dague.
— Adieu, femme, dit-il. Jusqu’à mon retour.
Et il disparut, et avec lui l’occasion qu’elle avait eue de le tuer.