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Hélène

Deux ans plus tard

En avant puis en arrière. En avant puis en arrière. Hélène déplaçait la navette entre les fils. Après toutes ces années, le tissage lui était devenu très familier. Le rythme de la navette, le parfum de la laine, la solidité rassurante du cadre en bois. Si elle fermait les yeux, elle aurait presque pu imaginer se trouver de nouveau à Sparte.

De l’autre côté de la chambre, Pâris était assis et arrangeait sa coiffure, répartissant de l’huile délicatement parfumée sur chacune de ses boucles à l’aide d’un peigne et surveillant sa progression à l’aide d’un miroir en argent. De temps à autre, le métal poli captait un rayon de lumière venant de la fenêtre et le réfléchissait en direction d’Hélène, à travers les fils du métier à tisser.

Troie était en guerre, mais la vie quotidienne n’avait guère changé. Depuis son arrivée deux ans plus tôt, l’armée grecque avait passé une grande partie de son temps à piller les villages environnants, étendant son empire et accroissant son patrimoine en conquérant l’arrière-pays troyen. Pâris lui avait dit que les soldats avaient aussi pillé quelques îles au large de la côte. Il les avait qualifiés de lâches.

— Les murailles de Troie sont imprenables, l’avait-il rassurée. Les Grecs le savent, et ils craignent nos hommes. Laissons-les tuer des fermiers. Ils ne prendront jamais Troie.

La cité semblait en effet bien défendue. La citadelle, dans l’enceinte de laquelle se trouvaient les palais royaux, était située au sommet d’une acropole rocailleuse. Ses murailles étaient si élevées et si épaisses qu’Hélène pensait qu’elles auraient pu être bâties par des géants. Et en contrebas, dans la plaine, telle la chair entourant le noyau d’une olive, se trouvait la cité basse, elle-même entourée d’une autre muraille, au-delà de laquelle était creusé un vaste fossé. Les quelques escarmouches qui s’étaient produites – au cours des premiers mois de l’arrivée des Grecs – avaient eu lieu derrière la cité, sur la plaine s’étendant entre les murailles et la plage sur laquelle les navires grecs avaient débarqué. Cependant, s’il n’y avait pas eu de restrictions de nourriture, il aurait été difficile de dire que le pays était en guerre.

Les Grecs disaient qu’ils étaient venus la chercher, elle, mais pour l’instant, ils semblaient davantage intéressés par le fait de piller toutes les richesses de la Troade. Hélène se demandait parfois ce que Ménélas regrettait le plus : son propre enlèvement, ou le vol du trésor royal de Sparte ?

Mais pourquoi devrait-elle s’en soucier ? Elle menait une nouvelle vie, maintenant, et avait un nouvel époux. Pâris était bel homme, riche et… elle avait tout ce qu’elle désirait, ici, à Troie. Tout en travaillant, elle se mit à fredonner un air familier qui lui était revenu inconsciemment, un air de son enfance, un air qu’elle avait l’habitude de chantonner lorsque Nestre et elle filaient la laine dans la Salle des femmes…

Une terrible émotion lui serra la poitrine et les notes restèrent bloquées dans sa gorge. Oh, Nestre…

La nouvelle de ce qu’avait fait Agamemnon pour que ses navires puissent prendre le large était parvenue à Troie. Pauvre Nestre… D’habitude, penser à sa sœur lui redonnait le moral, mais cette fois, elle ne ressentit que de la culpabilité. Elle n’avait jamais eu l’intention qu’une telle chose se produise. Que Nestre ou quiconque en subisse les conséquences. Ce qui s’était passé était indépendant de sa volonté.

— Pourquoi as-tu l’air si triste ? demanda Pâris en se tournant vers elle, ses cheveux soigneusement coiffés. Tu es bien plus jolie lorsque tu souris…

Hélène essuya la larme qui menaçait de couler sur son visage et se força à sourire.

— Voilà qui est mieux, affirma Pâris en se levant de son fauteuil. Je vais me rendre à l’armurerie. Mon épée a besoin d’un nouveau fourreau – celui-ci est trop terne.

— Puis-je t’accompagner ? demanda Hélène en se levant précipitamment.

Elle n’aimait pas rester seule dans la chambre. Pâris éclata de rire.

— Crains-tu qu’une harpie vienne t’enlever après mon départ ? s’amusa-t-il en jetant sa peau de léopard autour de ses épaules. L’armurerie n’est pas un endroit pour les femmes. Va t’asseoir dans la salle avec les autres, si tu as besoin d’un peu de compagnie.

Hélène hésita.

— Viens, insista Pâris, en se dirigeant vers la porte. Je vais dans cette direction. Je t’accompagne.

Hélène hocha la tête, car elle ne désirait pas lui avouer que la Salle des femmes l’effrayait tout autant que la perspective de rester seule.

Pâris accomplit avec elle le bref trajet en direction de la salle, comme il l’avait promis, marchant entre les beaux édifices qui occupaient la terrasse centrale, et Hélène le suivit de près. Lorsqu’elle arriva près de la salle, l’une des portes était entrebâillée et elle entendit des voix venant de l’intérieur. Elle se retourna pour prendre congé de Pâris, mais celui-ci était déjà en train de passer la porte menant à la terrasse inférieure. Elle prit une grande inspiration et se glissa à travers l’interstice.

Le silence se répandit comme une traînée de poudre dans la salle. Elle évita de croiser les regards qu’elle sentait s’attarder sur elle et marcha tête baissée en direction du coin inoccupé le plus proche. Progressivement, le bourdonnement général reprit, mais Hélène sentait encore de temps en temps qu’un visage désapprobateur se tournait vers elle, et lorsqu’elle entendait les femmes parler leur dialecte local, elle était certaine qu’elles parlaient d’elle. Elle tendit l’oreille pour percevoir son nom parmi les consonances étrangères, mais elles parlaient trop rapidement.

Elle se maudit d’avoir oublié son fuseau ; celui-ci lui aurait sans doute permis d’avoir l’air moins mal à l’aise. Elle se sentait si stupide, assise là, seule dans un coin, à contempler ses sandales. Il aurait été préférable qu’elle s’en aille. Mieux valait encore se trouver dans une chambre vide. C’étaient ses craintes insensées qui la faisaient se sentir vulnérable. Pourtant, personne n’oserait rentrer dans la chambre tant que Pâris ne s’y trouvait pas.

Hélène s’apprêtait à se relever lorsqu’elle aperçut une tunique bleue du coin de l’œil. Elle leva les yeux et vit qu’une jeune fille l’observait.

— Bonjour, lui dit celle-ci avec un grand sourire.

Elle avait des cheveux blonds, était mince, avait les coudes osseux et son regard était amical.

— Mon nom est Kassandre, reprit-elle. Puis-je m’asseoir près de toi ?

Hélène fut un peu surprise par l’apparition soudaine de la jeune fille.

– Ou… oui, bien sûr, parvint-elle à articuler. Assieds-toi, si tu le souhaites.

La jeune fille lui sourit et approcha une chaise. Elle s’assit en posant les mains sur ses genoux, et en jouant avec le tissu de sa jupe.

— Mon nom est Hélène.

— Je sais, répondit la jeune fille. Tu es l’épouse de mon frère.

— Ah, tu es donc l’une des filles du roi Priam, répondit Hélène, presque pour elle-même.

Il y avait tant de femmes, à Troie – les épouses du roi, les filles du roi, les épouses des fils du roi – qu’elle éprouvait une certaine confusion quant à l’identité de chacune.

— Tes cheveux sont toujours si beaux, affirma Kassandre en détachant chaque mot avec soin.

Elle parlait impeccablement grec, même s’il ne s’agissait pas de sa langue maternelle.

— Mon frère Politès se moque des miens, reprit-elle, en plongeant brièvement son regard dans les yeux d’Hélène. Il dit que les dieux ont oublié de les teindre. Mais je lui ai dit que c’était stupide. Les dieux ne teignent pas nos cheveux…

Hélène gloussa, surprise de se sentir d’emblée aussi à l’aise.

— Quant à moi, je trouve que tes cheveux sont superbes, commenta-t-elle en souriant avec réserve.

— Pourquoi restes-tu assise seule ici, au lieu de t’asseoir auprès des autres femmes ? demanda doucement Kassandre. Ne les apprécies-tu pas ?

— Ce n’est pas vraiment cela… répondit Hélène en jetant un regard vers les autres femmes. Elles… c’est simplement que j’ai l’impression que nous sommes très différentes.

— Oh, répondit Kassandre, en hochant sagement la tête. Je ne m’entends pas tellement avec les autres femmes non plus. Elles parlent de choses sans intérêt. Et elles ne me comprennent jamais vraiment lorsque j’essaie de… Parfois, elles me disent des choses désagréables.

Hélène ne répondit pas, mais observa le visage de la jeune fille qui avait les yeux baissés sur ses genoux.

Finalement, Kassandre releva la tête.

— Cela te dérange-t-il si je reste à côté de toi un petit moment ?

Hélène secoua la tête en signe de dénégation.

— Non, bien sûr, dit-elle tranquillement en remerciant silencieusement les dieux qu’au moins une personne au sein de la Salle des femmes ne la traite pas comme une pestiférée.