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Hélène

La journée avait été monotone. Elle aurait même pu affirmer que tout le mois écoulé avait été ennuyeux. Depuis que Thésée et son père étaient rentrés à Athènes, chaque journée écoulée ressemblait à la précédente. Rien ne changeait. Filer et filer la laine jusqu’à ce qu’elle ait l’impression qu’un fil tournait continuellement dans sa tête. Et aujourd’hui, cela avait été pire, car Nestre n’avait pu lui tenir compagnie. Sa sœur avait commencé à apprendre l’usage du métier à tisser, et Hélène avait passé la journée avec Thèkle. La nourrice continuait de lui raconter des histoires, mais elle les connaissait toutes. N’avait-elle pas pris conscience du fait qu’elle avait grandi ? Elle aurait voulu entendre des histoires de grandes personnes. Des histoires réelles. Des histoires d’épreuves, de trahisons, de vengeance et d’amour… Et surtout d’amour. Parfois, Nestre lui en racontait, mais elle les inventait.

L’après-midi touchait à sa fin – telle était du moins son impression. Elle était dans la Salle des femmes depuis des heures. Le soleil n’allait sans doute pas tarder à se coucher.

— Puis-je m’arrêter ? demanda-t-elle à Thèkle.

La nourrice parut contrariée lorsqu’elle jeta un regard aux modestes écheveaux empilés dans le panier d’Hélène.

— Oui, je suppose que cela devrait suffire pour aujourd’hui…

Hélène se tourna vers l’angle de la pièce, dans lequel sa sœur était installée devant un métier à tisser. Une esclave était debout près d’elle et lui donnait des instructions. Hélène s’apprêta à lui adresser la parole.

— Ta sœur est occupée, la devança Thèkle. Ne l’importune pas !

La vieille nourrice regardait le garde qui se tenait à côté de l’entrée principale. Le père d’Hélène avait pris la décision d’en poster un à cet endroit.

— Tu peux demander au garde de t’accompagner à l’extérieur. Emmène Agathe si tu le souhaites…

Hélène grimaça. Agathe n’était plus amusante du tout. Elle était même devenue encore plus calme qu’auparavant et craignait en permanence de s’attirer des problèmes.

— Je ne veux pas jouer avec elle, marmonna Hélène à voix basse.

La jeune esclave se trouvait de l’autre côté de la pièce et elle ne souhaitait pas qu’elle l’entende.

— Eh bien pourquoi ne rejoindrais-tu pas tes parents ? Ils se trouvent dans la Salle du foyer, à cette heure. Je suis sûre qu’ils seraient heureux de te voir…

Hélène hésita. Elle aimait s’asseoir sur les genoux de son père. Il la serrait dans ses bras, la faisait rire et lui racontait ce qui se passait au palais. Mais si sa mère était là… Hélène s’était toujours sentie mal à l’aise en sa présence. Pourtant, celle-ci ne se comportait pas avec méchanceté à son égard. Jamais. Parfois, elle se montrait même très affectueuse… Mais il lui arrivait d’être froide et distante. Elle faisait mine de ne pas la voir en passant dans le palais, même lorsque son regard croisait celui de sa fille. Quelques mois auparavant, Hélène l’avait vue installée dans son fauteuil favori près du foyer. Nestre était assise à côté d’elle. Elles filaient la laine ensemble, discutaient et riaient. Hélène avait éprouvé un vif désir de se joindre à elles, mais lorsque sa mère l’avait vue, elle s’était empressée de délaisser son ouvrage et de s’éloigner. Cela lui avait fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Pourquoi sa mère ne s’asseyait-elle pas auprès d’elle comme elle le faisait avec Nestre ? C’était comme si quelque chose en elle la repoussait.

Décidée à ne pas subir les histoires de Thèkle une heure de plus, elle posa sa quenouille et se dirigea vers la porte. Son père se trouverait peut-être dans la Salle du foyer, après tout… Elle passa devant le garde et s’engagea dans le couloir. L’homme lui emboîta aussitôt le pas. Au début, elle avait trouvé ennuyeux de ne pouvoir se promener dans le palais à sa guise, comme auparavant, mais elle s’était habituée à cette ombre qui la suivait partout.

Bientôt, elle atteignit l’extrémité du couloir, qui se trouvait au cœur du palais, à proximité de la cour centrale. Elle s’arrêta sous le porche et jeta un coup d’œil à travers la porte partiellement ouverte. À l’extrémité de la salle, le trône de son père était vide. Elle éprouva une légère déception. À côté se tenait sa mère, sur son fauteuil sculpté d’ornements, auprès de l’âtre qui projetait une lueur vive devant elle, au centre de la pièce. La seule autre personne présente était une servante. Les deux femmes étaient assises, silencieuses, en train de filer.

Hélène, voulant garder une contenance devant son protecteur, se retint de faire demi-tour et de revenir sur ses pas. Et qui sait, sa mère serait peut-être de bonne humeur ? Mais il était impossible de le savoir. Elle prit donc une grande inspiration et franchit le seuil de la pièce. Léda leva les yeux au moment où elle contournait le foyer circulaire pour la rejoindre. Et elle sourit. Hélène poussa un soupir de soulagement et lui rendit son sourire, en accélérant le pas.

— Hélène, approche-toi, viens t’asseoir près du foyer avec moi, lui dit-elle.

Il s’agissait d’une simple requête, mais elle en fut heureuse. C’était tout ce qu’elle avait souhaité. Sa mère était si belle, si gracieuse… Hélène voulait simplement passer du temps avec elle, lui faire plaisir, lui ressembler.

Il y avait plusieurs chaises autour de la pièce. Hélène en prit une dont l’assise était basse, et la posa non loin de sa mère. Elle laissa cependant un peu d’espace entre elles, car elle ne voulait pas risquer de l’ennuyer.

Elle soupira de nouveau avec légèreté, ses épaules se détendirent et ses lèvres s’étirèrent en un sourire de plénitude. La Salle du foyer était sa pièce préférée au sein du palais. Le feu qui y brûlait au centre la rendait lumineuse et chaude, même la nuit, et durant la journée, les rayons du soleil s’y introduisaient par l’orifice carré du plafond, illuminant les fresques éclatantes qui ornaient les murs. Celles-ci représentaient des scènes de chasse et des femmes portant des tenues somptueuses, qui prenaient vie dans un tourbillon de bleu, de jaune et de rouge. Les figures préférées d’Hélène étaient les animaux, notamment le lion, le sanglier et la biche gracieuse ; elle aimait la manière dont elles bondissaient et se faufilaient, sauvages et belles.

Sa mère continua de filer la laine, les lèvres closes. Elle faisait aller et venir la magnifique laine pourpre entre le fuseau et la quenouille, l’étirant de ses longs doigts pâles. Hélène se souvenait du toucher de ces doigts sur sa peau ; leur fraîcheur apaisante, leur rugosité due à des années de travail de la laine… Les mains d’une femme n’étaient jamais au repos. Même une reine devait filer, tisser et coudre. Mais c’était elle qui filait la laine la plus fine, qui tissait les vêtements les plus importants. Ceux du roi.

— Qu’es-tu en train de confectionner ? lui demanda Hélène en la regardant timidement.

— Une cape pour ton père. Un roi a besoin d’une belle cape lorsqu’il part faire la guerre.

La guerre ? Le cœur d’Hélène se serra.

Sa mère avait dû remarquer son changement d’expression. Elle tenta de la rassurer :

—Ne t’inquiète pas, mon enfant. Ton père part simplement aider l’un de ses amis. Il ne sera pas absent longtemps. Et les dieux le protégeront !

Elle adressa un sourire rassurant à sa fille, mais semblait ne pas croire elle-même à ses paroles.

— Quand part-il ? demanda Hélène.

— Dès qu’il aura rassemblé ses hommes. Et sitôt que j’aurai terminé cette cape, ajouta-t-elle avec un autre petit sourire.

— Alors tu dois arrêter ! s’écria Hélène, alarmée. Arrête de filer ! Ne tisse pas cette cape, ainsi, il ne pourra pas partir !…

Sa mère eut un petit rire.

— Ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent, Hélène… Il partira, que sa cape soit terminée ou non. Mais il vaut mieux qu’il n’ait pas froid au cours de son voyage, n’est-ce pas ? Et qu’il ait splendide allure, de façon que tout le monde dise « Voici un grand roi » !

Hélène hocha la tête, mais elle était effrayée. Elle avait beau être jeune, elle savait ce qu’était la guerre. Les hommes partaient et ne revenaient pas.

— Mais vois comme tes cheveux sont en désordre, ma fille ! ajouta sa mère d’un air désapprobateur. La servante qui t’a coiffée ce matin n’a pas suffisamment serré les mèches. Des cheveux s’échappent sur le dessus, dit-elle en faisant un signe à la servante derrière elle, qui bondit sur ses pieds. Nous ne pouvons te laisser déambuler ainsi. Veux-tu que Mélissa te recoiffe ?

Hélène savait que sa mère tentait de changer de sujet, mais elle hocha la tête avec obéissance. Cependant, elle ne reconnut pas la servante ; celle-ci devait être nouvelle au palais. Elle était jeune et dotée d’un physique quelconque, avec un visage rond, mais esquissait un doux sourire. Elle se redressa et, bientôt, sentit les mains de la servante dénouer ses cheveux.

— Bonjour maîtresse Hélène, claironna la voix enjouée de celle-ci derrière son épaule. Mon nom est Mélissa. N’hésite pas à me dire si je tire trop fort !…

Hélène songea que ses manières étaient un peu familières pour une esclave, mais cela lui plut. Il y avait tant d’esclaves qui restaient silencieuses, agissant comme des fantômes.

Sa mère continuait de filer la laine à la gauche d’Hélène. Le fuseau couvert de laine pourpre flottait encore à l’extrémité du champ de vision de la jeune fille. Elle garda cependant la tête bien droite afin que la servante puisse la coiffer. Malgré les craintes qu’elle éprouvait pour son père, elle se sentait sereine. Elle savait que sa mère était auprès d’elle. Elles profitaient d’un silence paisible.

Mélissa avait terminé de dénouer ses cheveux et commença à y passer un peigne fin. Le passage des dents sur son cuir chevelu y provoqua des picotements.

— Oooh, vous avez de si beaux cheveux, maîtresse Hélène, soupira-t-elle. Votre mère a dû recevoir la visite de Zeus en personne pour donner naissance à une enfant possédant un tel feu !

Un mouvement brusque se produisit à gauche d’Hélène, suivi du bruit d’une gifle et d’un gémissement aigu derrière elle. Elle se retourna. Mélissa gisait par terre, l’air désorientée, se tenant la tête, ses yeux écarquillés remplis de peur et de confusion. Sa mère se tenait devant l’esclave, tremblante, et se massait la main. Son expression était étrange. Elle était intermédiaire entre la rage et la douleur.

— Sortez ! gronda-t-elle d’une voix rauque et basse. Toutes les deux… Sortez !

Hélène était terrifiée. Elle n’avait jamais vu sa mère dans cet état auparavant. Elle se releva et s’élança hors de la salle avant même que l’esclave n’ait le temps de se relever. Elle ne revit jamais Mélissa.

Cette nuit-là, elle ne put dormir. Elle passait et repassait dans sa tête l’incident de la Salle du foyer, pour essayer de le comprendre. Elle ne cessait de penser que cela avait un lien avec ses cheveux. C’était cela qui avait bouleversé sa mère. Le fait que Mélissa ait dit que ses cheveux étaient si beaux.

Mère est peut-être jalouse, songea-t-elle. Cela était possible. La reine Léda était connue pour sa beauté, mais ses cheveux n’avaient rien de particulier. Ils étaient sombres comme le jais, tout comme ceux de Père, de ses frères et de Nestre. Et ceux de la plupart des gens du palais. Mais les cheveux d’Hélène… étincelaient. Comme du feu. Comme de l’or. Tout le monde le disait sans cesse. Cela était hors du commun, un don des dieux. Comme Mélissa l’avait dit… Oui, il était possible que sa mère éprouve de la jalousie. Hélène pourrait peut-être couvrir ses cheveux. Ainsi, sa mère l’aimerait probablement autant que Nestre et les jumeaux. Cependant, pourquoi devrait-elle se cacher ? Y penser la mit subitement en colère. Pourquoi devrait-elle mendier l’amour de sa mère, alors que celle-ci le prodiguait librement à ses frères et sœurs ? Elle n’y pouvait rien, si elle était la plus belle !…

Mais quelque chose d’autre la tracassait également. Son père partait à la guerre. À cette seule pensée, elle eut l’impression que son estomac était de plomb. Elle se demanda si Nestre le savait. Je devrais le lui dire, pensa-t-elle. Sa sœur devait être mise au courant. Et puis elle avait envie de partager ses craintes…

— Nestre ? appela-t-elle à voix basse dans le noir.

Le lit de sa sœur n’était pas très éloigné du sien.

— Es-tu réveillée ? insista-t-elle.

— Oui, chuchota sa sœur.

— J’ai appris quelque chose aujourd’hui. Une mauvaise nouvelle…

Elle fit une pause.

— Père va partir à la guerre, reprit-elle.

— Je sais, répondit Nestre.

— Tu le sais ? demanda Hélène, en se redressant.

— Les préparatifs ont commencé il y a des semaines, tu ne l’avais pas remarqué ?

Hélène se sentit un peu irritée. Elle avait cru que, pour une fois, elle en savait plus que sa sœur.

— Mère est en train de confectionner une cape pourpre pour Père, annonça-t-elle, même si elle savait que cela était présomptueux de sa part.

Elle voulait simplement montrer qu’elle était au courant d’une chose que Nestre ignorait.

— Mmmh, marmonna sa sœur en guise de réponse. J’ai interrogé Thèkle et elle me l’a confirmé. Mais elle a dit qu’il ne devrait pas être absent plus de quelques mois.

— Est-ce que tu es inquiète pour lui ? demanda Hélène.

— Bien sûr que je le suis ! Mais il est fort, et intelligent… Il a déjà fait la guerre auparavant. Un bon roi aide toujours ses amis, affirma-t-elle d’une voix qui tremblait légèrement, cependant. Thèkle… Thèkle a dit que si la guerre se passait bien, si les hommes en sortaient vainqueurs, Père commencerait à me chercher des prétendants. Mes menstrues ont déjà commencé, mais elle dit qu’il ne veut pas me marier tout de suite. Il doit trouver l’homme qui convient, afin de s’assurer que Sparte conservera sa puissance.

Hélène demeura silencieuse l’espace d’une minute. Trop de choses étaient en train de changer. Père partait à la guerre. Nestre allait se marier. Tout le monde allait la quitter. Elle aurait préféré que ce soit sa mère qui parte, et non son père… Mais non, il était horrible de penser une chose pareille ! Elle aimait sa mère… Et Nestre ne partirait pas vraiment. Elle resterait au palais. Elle était l’héritière de Sparte, et son époux devrait donc venir y vivre jusqu’à ce qu’ils deviennent à leur tour roi et reine. C’était elle, Hélène, qui allait partir… C’est ce qu’elle craignait particulièrement. Une fois que Nestre serait mariée, ce serait son tour. Et alors, elle resterait vraiment seule.

— Qui vas-tu épouser, selon toi ? demanda-t-elle enfin, en s’allongeant de nouveau.

— Eh bien… celui qui offrira les plus beaux présents, je suppose. Ou le meilleur guerrier. Père décidera quel homme est le plus digne de régner…

— Oui, mais qui as-tu envie d’épouser ? insista Hélène. À quoi ressemblera ton époux selon toi ? Tu as bien dû y penser…

Klytemnestre réfléchit quelques secondes avant de répondre.

— J’espère qu’il s’agira d’un homme gentil. Et d’un bon père !

— Quant à moi, j’espère que mon époux sera bel homme, ajouta Hélène, imaginant à quoi il pourrait ressembler.

Ses yeux seraient-ils foncés ou verts, comme les siens ?

— Grand, et bon coureur, bon cavalier et bon lutteur. Et doux, bien sûr. Doux à mon égard, reprit-elle.

— Si les dieux le veulent, nous aurons de bons époux. Et beaucoup d’enfants forts et en bonne santé, répondit sa sœur.

— Oui, approuva Hélène.

Elle désirait se marier. Elle voulait devenir une femme. Elle voulait diriger sa propre demeure et être la compagne d’un homme puissant. Mais elle ne voulait pas quitter son foyer.

— J’ai peur, Nestre, avoua-t-elle à voix basse. Je n’ai pas envie de partir ni d’aller vivre ailleurs.

La voix de sa sœur s’éleva dans l’obscurité.

— Tu n’y seras peut-être pas obligée. Père te choisira peut-être un époux qui viendra vivre ici avec nous. Ainsi, nous pourrons former une grande famille et élever nos enfants ensemble. Ne serait-ce pas merveilleux ?

Hélène ne répondit pas. Son père, en effet, agirait peut-être ainsi. Mais elle savait qu’il serait obligé de faire le meilleur choix pour Sparte. Et elle devrait s’y plier.

Comme elle se taisait, sa sœur poursuivit :

— N’aie pas peur de l’avenir, Hélène. Nul ne sait ce qui se passera. Mais tout ira bien pour nous tous. Père fera en sorte que ce soit le cas. Et tout se passera bien.

Cela est facile à dire, pour toi, pensa Hélène, tandis qu’elle s’apprêtait à sombrer dans un sommeil agité. Tu es l’héritière.