46

Klytemnestre

Klytemnestre s’apprêta à crier, mais une main la bâillonna.

— S’il vous plaît, ma dame, lui confia Égisthe, qui la dominait de plusieurs centimètres. Je ne suis pas venu pour vous nuire, se pressa-t-il d’ajouter, ayant sans doute lu de la terreur dans ses yeux, et vos enfants sont sains et saufs. Personne ne leur fera de mal. J’ai simplement besoin que vous m’écoutiez. Accepterez-vous ?

Désespérée, elle le regarda dans les yeux pour voir s’il était sincère. Mais elle ne connaissait pas cet homme. Ses enfants étaient peut-être déjà morts. En ce moment même, des lames étaient peut-être posées sur leur cou. Elle détourna les yeux vers Damon, cet homme dont elle pensait qu’il était son allié, et le fusilla du regard.

— Il dit la vérité, ma dame, dit l’intendant, qui se tordait les mains. Je suis désolé… Je – vos enfants sont sains et saufs, je vous le promets.

Elle dévisagea de nouveau Égisthe, dont la main était toujours pressée contre sa bouche. Elle l’observa, sachant à savoir s’il mentait. Mais il la regardait avec franchise, l’air presque effrayé. Lentement, prudemment, elle hocha la tête.

Il ôta sa main et elle ne cria pas. Mais son regard resta fixé sur Égisthe, l’épiant, en quête d’un danger.

— Comme vous l’avez compris, je suis le fils de Thyeste. Le meurtrier d’Atrée et le cousin de votre époux. Mais je ne suis pas venu venger mon père, ni reprendre son trône. Je suis venu vous faire une proposition.

Klytemnestre eut un rire incrédule.

— Vraiment ? Et la manière dont vous m’avez piégée, dit-elle en jetant un regard acerbe en direction de Damon – était-ce pour que je sois plus malléable ? demanda-t-elle avec un tremblement dans la voix. Non, je pense que vous devriez partir. Tous les deux. Avant que je n’appelle mes gardes.

Elle leva légèrement le menton, les mâchoires serrées, en espérant qu’il ne percevrait pas ses craintes.

Mais la voix de Damon résonna à travers la salle.

— Je vous conseille de l’écouter, ma dame !

Les mâchoires de Klytemnestre se crispèrent davantage. Elle avait fait confiance à l’intendant, l’avait même considéré comme un ami. Elle l’ignora.

— Ma dame… insista Damon.

— Pourquoi devrais-je vous écouter ? vociféra-t-elle à l’intention d’Égisthe. Vous avez profité de mon hospitalité, vous vous êtes introduit malhonnêtement dans mon foyer, dans lequel mes enfants… elle s’interrompit, sentant sa gorge se nouer. Vous n’êtes ni un seigneur, ni un roi. Que pourriez-vous avoir à m’offrir ?

— La sécurité, répondit calmement Égisthe. Pour vous et vos enfants. Et pour Mycènes, également. Voilà ce que j’ai à offrir…

— J’en ai entendu assez, répondit sèchement Klytemnestre en commençant à se redresser. Comment feriez-vous pour…

— En devenant votre consort.

Surprise, elle demeura incapable de prononcer un mot.

— Avant que vous ne répondiez, je précise que je n’exigerai rien de vous en échange. Vous pourrez considérer cela comme… une sorte d’accord commercial, je suppose. Je retrouve ma demeure légitime, et vous bénéficiez de ma protection…

— Seigneur Égisthe, je n’ai pas besoin de consort. J’ai un époux. Et je peux parfaitement gouverner sans lui.

— Oui, Damon me l’a confirmé. Le royaume se porte bien à l’heure actuelle. Mais vous êtes vulnérable. Votre autorité vous vient de votre époux. Les hommes vous obéissent parce qu’ils le craignent. Et tant qu’il vit, vos ennemis garderont également leurs distances. Mais si Agamemnon meurt, que se passera-t-il ? Vous serez dépossédée de Mycènes. L’attaque viendra de l’intérieur ou de l’extérieur. Vos enfants seront assassinés. Et vous également, peut-être, ou bien vous servirez de trophée, d’esclave dans votre propre maison, à vendre au plus offrant, de prostituée ou serez battue au gré des caprices de votre nouveau maître.

Klytemnestre voulut répondre mais en fut incapable.

— Vous savez que je dis vrai, répondit Égisthe d’une voix calme. Vous le redoutez vous-même.

Cela était vrai. Elle avait songé à tout cela durant de nombreuses nuits. Peu importait qu’elle dirige bien la cité, peu importait qu’elle soit respectée, elle n’était reine que parce qu’Agamemnon était roi. Sans homme, une femme n’était rien. Ces visages souriants qui la servaient se montreraient méprisants envers une femme qui gouvernait sans légitimité. Cela était une amère vérité, et pourtant, elle ne pouvait la nier. Et Égisthe ne connaissait pas ses tourments intérieurs – si Agamemnon rentrait, elle pourrait bien le tuer elle-même. Et elle ne redoutait pas tant son acte que le risque qu’elle ferait courir à ses enfants survivants en vengeant Iphigénie.

— Si votre époux meurt au cours de cette guerre, vos enfants et vous mourrez également, reprit Égisthe d’une voix grave. Vous êtes dans une position délicate. Je vous offre une alternative. Alliez-vous à moi, et je m’engagerai cette nuit même, par des serments sacrés et des sacrifices, à ne vous faire aucun mal, ni à vous, ni à vos enfants, et à tout faire pour vous protéger. Je dispose encore de soutiens à Mycènes et dans les environs, des personnes qui étaient loyales envers mon père avant son exil, des personnes indignées par les actes d’Atrée, qui me servaient et servaient mon père avant notre destitution. Damon est l’une de ces personnes. Son père servait mon père, et l’assistait dans la gestion de ses affaires. Il a été assassiné pour cette raison, lorsque votre époux s’est emparé de Mycènes. Damon a dû faire semblant d’être un garçon de cuisine pour que sa vie soit épargnée. Et il m’a également sauvé – en m’aidant à m’enfuir du palais. Il fait preuve de loyauté envers moi, mais il n’en est pas moins dévoué envers vous malgré ces faits anciens.

Elle jeta un coup d’œil vers Damon, qui avait le regard baissé.

Égisthe poursuivit :

— Ma dame, si je reprends possession du trône de Mycènes, peu se placeront en travers de mon chemin. Votre époux est peu apprécié en raison de cette guerre inutile et coûteuse. Si nous étions tous deux unis, nous pourrions diriger ce royaume avec conscience et équité. Et je vous fais le serment que vos enfants seront traités comme s’ils étaient miens. Vos filles grandiront dans la quiétude et la joie. Quant à votre fils Oreste, il conservera son droit de naissance, s’il souhaite revenir à Mycènes pour le faire valoir.

Il se tut et resta silencieux, attendant sa réponse.

— Vous… me demandez de trahir mon époux, finit-elle par dire.

Il s’agissait davantage d’un constat que d’un reproche. Mais quelle sorte d’épouse serait-elle, si elle cédait le trône de son époux à un autre homme ? Cependant, quelle sorte d’épouse espérait de toute façon la mort de son époux, ou bien envisageait de le tuer ?

— Agamemnon nous a porté préjudice à tous deux, répondit Égisthe sur le ton de la confidence. Je vous ai observée sur la tombe de votre fille. Je connais les circonstances de sa mort. Vous ne lui devez rien.

Klytemnestre se redressa sur son fauteuil, s’efforçant de conserver une expression impénétrable. Que savait cet homme d’Iphigénie ? Il ne la connaissait pas, n’avait jamais entendu sa voix mélodieuse, jamais tenu sa douce main dans la sienne. S’abaisserait-il au point d’utiliser sa mémoire pour parvenir à ses fins ? Et cependant, en l’observant, elle ne décela dans son regard rien d’autre que de la compassion. Il la dévisagea à son tour et elle sentit qu’il devinait partiellement la douleur qu’elle s’efforçait de masquer.

— Mais… c’est impossible, soupira-t-elle. Vous parlez comme si cela n’impliquait aucune effusion de sang… mais je ne peux le croire. Mon époux voudra avoir des nouvelles de son royaume. Lorsqu’il apprendra qu’il a été destitué, il viendra reconquérir son trône. Il y aura une guerre civile. Je ne peux imposer cela à mon royaume.

— Il ne l’apprendra pas, expliqua Égisthe sur le ton de la confidence. Pas si nous contrôlons les nouvelles qu’il reçoit. Vous expédiez régulièrement des provisions en Troade, n’est-ce pas ? Nous enverrons un rapport avec chaque navire – pour lui donner des informations avant qu’il ne les demande. Damon m’a expliqué que les scribes vous sont dévoués. Ils écriront ce que vous demandez. Et nous enverrons nos propres hommes pour délivrer les messages – des hommes en lesquels nous avons confiance.

— Et s’il envoie son propre messager ?

— Nous renverrons l’un des nôtres à la place. Il est loin, et devra faire confiance aux messages que vous lui faites parvenir. Dites-lui que tout va bien, et il le croira – car c’est ce qu’il souhaite entendre. Cela fait deux années que la guerre a commencé. Agamemnon est-il revenu ? Pas une seule fois. Il se préoccupe de Troie, non de Mycènes. Il pense que sa souveraineté est garantie ici, même s’il cherche à s’emparer d’autres territoires ailleurs. Il a d’autres préoccupations que son royaume.

— Cela n’est pas aussi simple ! protesta Klytemnestre. Et qu’en est-il des étrangers ? Des autres royaumes ? Ils connaîtront la vérité. Ils pourraient le prévenir.

— J’éviterai les audiences avec des étrangers. Vous resterez la principale figure de Mycènes, du moins tant qu’Agamemnon ne sera plus une menace. Mais les hôtes étrangers sont rares, de toute façon. Combien en avez-vous reçu depuis que votre époux est parti ? Soit ils combattent sur les champs de bataille troyens, soit ils essaient de maintenir l’unité de leur propre royaume, argumenta Égisthe avant de s’interrompre et de se pencher vers elle. Faites-moi confiance, ma dame. Je sais que je vous ai donné peu de raison de le faire jusqu’à présent, mais pour votre bien et celui de vos enfants, vous devez comprendre que cela est votre meilleur choix. Plus vous attendez, plus le risque que votre époux meure au combat est élevé. Il est peut-être déjà mort. Et sitôt que cette nouvelle parviendra en Grèce, les loups arriveront. Et vous espérerez alors posséder un lion pour les repousser, un ami pour vous défendre. Telle est mon offre.

Ayant dit cela, Égisthe se renfonça dans son siège, en la dévisageant. Il connaissait sa situation, la comprenait aussi bien qu’elle. Tout ce qu’il avait eu à faire avait été de la rencontrer, puis de la cueillir, tel un fruit mûr.

— Je vois que vous avez pensé à tout, commenta-t-elle sèchement. Mais il y a des choses que vous ne savez pas, des choses que… vous ne me connaissez pas du tout. Et personne ne vous connaît.

— Effectivement, répondit Égisthe, en se penchant de nouveau vers l’avant, les mains serrées l’une contre l’autre. Non, bien sûr, je ne prétends pas vous connaître, ma dame. Cependant, j’espère que nous serons amenés à nous connaître, avec le temps. Damon m’a confirmé que vous étiez une femme remarquable – douce, courageuse et intelligente, dit-il en jetant un regard vers l’intendant.

Elle regarda également dans la direction de Damon. Celui-ci leva la tête quelques instants, puis la baissa de nouveau. Elle sentit ses joues s’empourprer.

— Mais par-dessus tout, poursuivit Égisthe, je sais que vous êtes une mère, et une mère ferait n’importe quoi pour protéger ses enfants. Je vous en donne l’occasion.

Klytemnestre ne dit rien, scrutant Égisthe pour deviner ses intentions. Pouvait-elle faire confiance à cet homme ? Faisait-elle encore confiance à son époux ? Pouvait-elle encore faire confiance à quiconque à part elle-même ? Et pourtant, il avait raison. Elle était vulnérable. Même une lionne ne pouvait régner seule.

— Je vais avoir besoin de temps pour réfléchir à votre proposition, seigneur Égisthe, dit-elle en adoptant un ton formel. Pendant ce temps, vous demeurerez au palais – sous bonne garde.

— Bien, si vous souhaitez qu’il en soit ainsi… répondit Égisthe en hochant humblement la tête.

— En effet, répondit-elle, en croisant les mains sur ses genoux.

Et pourtant, tout cela n’était qu’un simulacre de sa part. Elle avait déjà pris sa décision.

Égisthe avait raison : elle ferait tout ce qu’il fallait pour protéger ses enfants, assurer leur avenir. Il lui restait à trouver le courage de lui faire confiance et à prier pour que les dieux ne la châtient pas parce qu’elle était devenue la pire femme possible : une traîtresse.