Klytemnestre
Klytemnestre avait un peu de retard pour se rendre sur la tombe d’Iphigénie, ce matin-là, mais elle accomplit les rites avec autant de dévouement que d’habitude. Ce moment était le plus paisible de la journée pour elle, ici, au-delà des murs de la citadelle, lorsque seuls Ianthé et le vent lui tenaient compagnie.
Une fois les prières dites et les libations répandues, elle revint au palais, pour affronter une journée chargée. Damon devait examiner avec elle la question des greniers de céréales et elle avait une audience avec le nouveau chef de culte d’Argos. Enfin, elle avait promis à Chrysothemis qu’elle l’aiderait dans ses travaux d’écriture. Elektra se joindrait peut-être à elles – Klytemnestre l’espérait. Elle la voyait peu ces jours-ci.
Elle venait d’atteindre le sommet des escaliers du palais lorsqu’elle entendit la voix d’Eudora.
— Oui, elle est ici. Je t’avais dit qu’elle serait bientôt de retour.
Klytemnestre sourit en voyant Alétès lâcher de la main d’Eudora et courir vers elle. Il devenait rapide – heureusement, Eudora était aidée de Ianthé.
Lorsque Alétès arriva à sa hauteur, Klytemnestre le prit dans ses bras. Il devenait également plus lourd.
— Est-ce que je t’ai manqué ? lui demanda-t-elle en frottant le bout de son nez contre le sien.
Alétès gloussa.
— A-t-il été sage ? demanda-t-elle à Eudora en le reposant sur le sol. Peux-tu le surveiller encore un peu ? J’ai quelques affaires à régler. Ianthé pourra t’aider.
— Bien sûr, ma dame, répondit Eudora en souriant, dévoilant un espace entre ses dents. Nous allons trouver quelque chose d’amusant à faire pour le prince, n’est-ce pas ?
Elle sourit à Alétès, qui avait de nouveau glissé sa petite main dans la sienne.
— J’ai laissé Chrysothemis avec sa sœur, ajouta-t-elle à l’intention de Klytemnestre. J’espère que cela vous convient, ma dame.
— Oui, bien sûr, répondit-elle en se penchant pour embrasser Alétès. Ce sont de petites dames maintenant. Je me rendrai dans leur chambre une fois mes affaires réglées. Merci, Eudora.
La vieille femme hocha la tête et s’éloigna avec Alétès.
Lorsque son audience avec le prêtre fut terminée, les lourdes portes de la Salle du foyer furent refermées, et elle demeura seule dans la pièce de forme carrée. Le soleil était encore haut, et sa lumière pénétrait à l’intérieur par le trou situé au-dessus du foyer, illuminant les fresques de couleur vive qui ornaient les murs. Des hommes en rouge et des femmes en blanc s’y promenaient autour de la salle, menant leurs chevaux, portant leurs paniers, parcourant un monde bleu et jaune. Elle s’adossa à son siège, admirant les silhouettes élégantes qui l’entouraient. Depuis combien de temps marchaient-elles ? Avançant encore et encore autour du foyer. Quel âge avaient ces murs ? Depuis combien de temps le feu se consumait-il ? Depuis bien plus longtemps qu’elle, que sa mère avant elle, et la mère de sa mère également. Songer à cela – l’immuabilité de ces murs – lui procura un étrange réconfort.
Elle inspira profondément, et la fumée des flammes éternelles remplit ses narines. Ce feu continuerait de brûler après elle, et qui se souviendrait d’elle, alors ? Une fois que ses enfants ne seraient plus là, et leurs propres enfants également ? Quelles voix résonneraient ici, dans cette salle pleine d’échos ? Que diraient ces bouches sans visages ? Diraient-elles qu’elle était sage ? Juste ? Qu’elle avait le sens du devoir ?
Les aboiements d’un chien du palais la firent sortir de sa rêverie. Elle se souvint de la promesse qu’elle avait faite à Chrysothemis et se leva du fauteuil doré. Elle sortit de la salle et traversa la cour puis pénétra dans le couloir qui menait à la chambre de ses filles et sentit soudain une main effleurer son bras. Elle se retourna et sourit.
— Je ne t’attendais pas en…
Mais Égisthe l’interrompit en lui donnant un baiser. Elle sentit ses lèvres tièdes sur les siennes, et sa main appuyée contre le creux de ses reins.
— Bonjour à toi également, murmura-t-elle en reprenant son souffle, et en penchant en arrière pour le regarder. As-tu attrapé quelque chose ?
— Deux lièvres, répondit-il en haussant les épaules. Le sanglier nous a échappé. Nous avons décidé d’y retourner demain, lorsque les chevaux seront reposés.
Ses joues étaient encore rouges d’avoir galopé à grande vitesse.
— Oui, tu as probablement raison.
Elle lui sourit, heureuse de le voir si plein d’énergie.
— Et Chrysothemis sera ravie avec ces lièvres – elle voulait un nouveau col pour son manteau d’hiver.
Il rayonnait.
— Et elle l’aura !
Klytemnestre rit.
— Cette jeune fille fait de toi ce qu’elle veut. Je crois que tu lui apporterais le soleil si elle te le demandait.
— Je ferais de mon mieux, répondit-il en souriant avant de l’embrasser à nouveau. Et pour toi, ma reine, j’irai décrocher la lune et les étoiles !
— Ce serait un beau présent, mais je pense qu’il vaut mieux les laisser où elles sont. Je n’ai besoin de rien de plus que ce que j’ai déjà.
Elle sourit et posa une main sur son épaule.
— Qui sait ? dit-il en posant une main sur son ventre.
— Ne te fais pas de fausse joie, répondit-elle en écartant doucement celle-ci. Ce n’est qu’un pressentiment… Je ne voudrais pas que tu sois déçu.
— Tu ne me décevras jamais, dit-il, en déplaçant sa main sur la joue de Klytemnestre.
Il sourit et elle répondit à son sourire. Ils restèrent immobiles un certain temps, tout près l’un de l’autre.
— Je devrais aller prendre un bain, murmura finalement Égisthe en reculant d’un pas.
— Ne le fais pas dans notre chambre, répondit Klytemnestre. Je vais aider Chrysothemis à travailler son écriture. Viens lorsque nous aurons terminé – tu pourras lui montrer les lièvres.
Il sourit à nouveau.
— Je ne serai pas long.
Puis il partit d’un pas vif en direction des chambres des invités.
Klytemnestre sourit en le voyant s’éloigner, et lorsqu’il eut disparu à l’angle, elle continua à longer le couloir jusqu’à la chambre des filles. Saluant d’un hochement de tête le garde qui se trouvait à l’extérieur, elle frappa et ouvrit la porte.
— Bonjour, les filles ! s’exclama-t-elle gaiement.
Les deux jeunes filles filaient la laine.
— Bonjour, Mère, répondit Chrysothemis avec un sourire.
Elektra ne leva pas les yeux de son fuseau.
— Souhaites-tu toujours que je t’aide à travailler tes lettres ? demanda-t-elle à sa plus jeune fille. J’ai des tablettes dans ma chambre.
Chrysothemis hocha la tête avec enthousiasme, lâcha son fuseau et se dirigea vers la porte.
— Veux-tu te joindre à nous, Elektra ? J’ai une tablette pour toi également. Sinon, tu peux apporter son fuseau.
La jeune fille finit par lever la tête.
— Sera-t-il là ?
Klytemnestre eut un instant d’hésitation avant de répondre.
— Oui.
— Alors je ne viens pas.
Klytemnestre se mordit la lèvre. Elle n’aimait pas que sa fille se montre aussi irrespectueuse, mais elle se disait que la réprimander ne ferait qu’empirer les choses.
— Si tu ne veux pas nous tenir compagnie, tu devras passer l’après-midi avec Eudora et ton frère.
— Ce n’est pas mon frère, répondit Elektra d’un ton neutre, en gardant de nouveau les yeux fixés sur son fuseau.
Klytemnestre se mordit de nouveau la lèvre.
— Je ne peux pas te laisser seule, dit-elle.
— J’ai dix-neuf ans, Mère, répliqua Elektra sans prendre la peine de dissimuler son impatience. Et le garde est là.
Klytemnestre s’apprêta à argumenter, mais y renonça. Sa fille avait raison. Elle était une femme désormais, même si elle n’était pas mariée. Mais elle craignait qu’elle ne s’exclue elle-même.
— Si tu changes d’avis, demande au garde de t’accompagner jusqu’à ma chambre.
Elektra ne répondit pas.
— Viens, dit-elle à Chrysothemis, à laquelle elle voulut redonner le sourire. Le seigneur Égisthe a une surprise pour toi.
Les yeux de sa fille s’illuminèrent, ce qui fit sourire sa mère, mais la joie qu’elle avait ressentie quelques minutes plus tôt s’était évanouie.