Klytemnestre
Klytemnestre était allongée sur un lit, et une lampe brûlait encore sur la table à côté d’elle. Égisthe était allé raconter une histoire à Alétès avant qu’il ne se couche, et elle attendait qu’il revienne. Il ne serait pas long, se disait-elle – et les yeux d’Alétès se fermeraient avant qu’il ne soit arrivé à la moitié du récit.
La nouvelle vie de Klytemnestre lui paraissait parfois irréelle. La plupart du temps, elle se laissait porter, trop absorbée pour songer à autre chose. Mais parfois, elle émergeait, et avait le sentiment de vivre la vie d’une autre. Celle-ci lui semblait fragile, comme si un coup de vent aurait pu la dissiper, ou comme si elle allait un jour se réveiller et se rendre compte que tout avait disparu. Mais la plupart du temps, elle n’éprouvait pas de craintes et se contentait d’apprécier ce qu’elle avait.
Repenser à cette soirée au cours de laquelle Égisthe avait dévoilé son identité était étrange. Si un prophète était venu la voir ce soir-là et lui avait annoncé ce qui allait advenir, elle ne l’aurait sans doute pas cru. Durant plus d’un an, presque deux, sa relation avec Égisthe était restée purement formelle. Au début, elle ne l’avait même pas laissé rencontrer ses filles, et se contentait de se joindre à lui pour le dîner, avant que tous deux ne regagnent leurs chambres respectives.
Mais avec le temps, malgré sa réserve, elle se surprit à apprécier sa compagnie. Il était prévenant et intelligent. Il la faisait rire – réellement rire, comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps – et surtout, il lui donnait le sentiment d’être moins seule. Il avait été un ami et un soutien, et l’était encore, lui prodiguant des conseils lorsqu’elle en demandait, et l’encourageant lorsqu’elle en avait besoin. Il l’aidait à gouverner sans essayer de la dominer.
Et il se montrait si bon avec les filles. Chrysothemis l’avait aussitôt apprécié, en raison de son humour et des cadeaux qu’il lui offrait. Et si Elektra se montrait beaucoup plus fermée, il s’était efforcé de gagner son estime.
Son mariage actuel – car c’était de cela qu’il s’agissait, à ses yeux du moins – était très différent du premier. Elle avait trouvé un nouveau bonheur avec Égisthe, une sécurité qu’elle n’aurait pas imaginée possible. Ce n’est qu’en vivant auprès de lui, en apprenant à lui faire confiance, qu’elle avait compris combien son ancienne vie était régie par la peur. La peur de dire ou de faire ce qu’il ne fallait pas, la peur de déclencher la colère d’Agamemnon, la peur qu’il ne la violente, ou, pire, qu’il ne s’en prenne aux enfants. Elle éprouvait encore des craintes, bien sûr, mais celles-ci ne venaient plus que de l’extérieur. Elles ne rôdaient plus dans sa maison, ne se glissaient plus dans son lit. Elle avait le sentiment de pouvoir enfin s’épanouir et devenir pleinement elle-même.
Elle entendit des pas familiers dans le couloir et la porte de la chambre s’ouvrit. Le visage souriant d’Égisthe apparut.
— Il s’est endormi avant le passage du festin des centaures, aujourd’hui, expliqua celui-ci en refermant doucement la porte derrière lui. Il a bien dû se dépenser avec Eudora, ajouta-t-il en ôtant ses bottes et en se glissant dans le lit à côté d’elle. Je suis également passé voir les filles – elles vont bien. Enfin, comme d’habitude, en ce qui concerne Elektra.
Il se pencha et l’embrassa sur la joue. Elle garda les yeux fixés devant elle.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Es-tu encore en train de penser aux réservoirs de céréales ? Je pense que Damon est on ne peut plus prudent…
— Non, ce n’est pas cela, répondit-elle en se tournant enfin vers lui. C’est simplement que… Je me fais du souci pour Elektra. Elle est si malheureuse.
Le visage d’Égisthe prit un air compatissant.
— Elle me parle à peine, reprit Klytemnestre. Au début, je comprenais pourquoi elle était bouleversée, mais j’espérais qu’avec le temps…
— Je ne suis pas son père. Je ne m’attends pas à ce qu’elle m’aime, confessa-t-il.
— Mais elle te déteste. Et elle m’en veut parce que je t’aime, parce que j’ai trahi son père. Elle l’aime encore. Pour Chrysothemis, la situation est différente – elle se souvient à peine de lui. Mais Elektra… j’ai bien peur qu’elle n’accepte jamais notre relation.
Égisthe ne dit rien mais lui prit la main.
— Je devrais peut-être lui trouver un époux, poursuivit Klytemnestre. La laisser commencer sa propre vie, dans son propre palais. Si elle peut trouver le bonheur, elle me pardonnera peut-être le mien. Les dieux savent qu’elle est assez mûre pour cela – même Chrysothemis est devenue une femme. Elles ont grandi si vite, que je me sens vieille.
Elle regarda Égisthe, attendant un conseil de sa part.
— Tu n’es pas vieille, répondit-il avec un sourire, en lui caressant la joue. Et oui, toutes les filles de l’âge d’Elektra sont normalement mariées, mais elle n’est pas comme les autres. Penses-tu vraiment qu’elle se laissera diriger par un homme ? Et je sais que tu n’as nulle envie de l’envoyer vivre loin d’ici.
— Tu as raison, avoua-t-elle à voix basse. J’aimerais que mes deux filles restent auprès de moi pour toujours. Je veux simplement qu’elles soient heureuses.
— Je sais, compatit Égisthe en lui embrassant le front. Donne-lui du temps. Les choses changeront peut-être si Agamemnon…
Mais il se tut. Elle comprit ce qu’il avait voulu dire. Si Agamemnon meurt. Tous deux avaient attendu ce jour, et cependant, malgré les années, cela n’était pas arrivé. Cela faisait neuf ans que son ancien époux était parti combattre. Elle ne s’était pas attendue à une absence aussi longue, et lui non plus peut-être. Mais un jour, la guerre serait terminée, et que se passerait-il ?
— Il mourra peut-être au combat, murmura-t-elle.
Égisthe hocha la tête, mais semblait réfléchir.
— Égisthe ?
— Et si cela n’est pas le cas ? dit-il d’une voix douce. Il a survécu, jusqu’à présent. Un jour, la guerre prendra fin, et alors, que se passera-t-il ? J’avais dit que je veillerai à ce que tu sois en sécurité.
— Et c’est ce que tu as fait.
— Mais si Agamemnon revient… il y aura une guerre civile. Tu le sais autant que moi. Et avec chaque vie perdue, j’aurai du sang sur les mains.
Il regarda au loin. Il avait perdu son humour habituel. Ils restèrent silencieux quelques instants.
— J’ai autrefois fait le serment que je le tuerai moi-même.
Il était étrange de prononcer ces mots. Ils semblaient si ridicules, sortis de sa bouche, qu’elle eut un rire forcé. Cela lui semblait si lointain, et elle n’en avait jamais reparlé, même à Égisthe.
Il la dévisagea, posant sur elle un regard interrogateur.
— C’était la nuit qui a précédé le meurtre d’Iphigénie. J’ai fait le serment à dame Héra que si Agamemnon tuait ma fille, je le tuerais à mon tour. Et j’ai été sur le point de le faire, j’avais la dague dans la main. Je…
Le visage d’Égisthe afficha une étrange expression. Était-ce de l’horreur ? Du dégoût ? La voyait-il différemment, maintenant qu’elle lui avait avoué son secret le plus sombre ? Elle aurait dû garder le silence.
— Tu devrais le faire, dit-il brusquement. S’il survit, s’il revient à Mycènes. Tu devrais le tuer.
Il la regardait avec sérieux. Il avait pris sa main, mais elle se sentit terrorisée.
— Je disais seulement… je ne peux pas.
— Je t’aiderai. Nous pourrons le faire ensemble. Pense à toutes les vies que nous pourrions sauver. Une guerre civile déchirerait ce royaume. Mieux vaut le tuer. Laisse-lui croire que tout va bien, laisse-le revenir au palais, croire qu’il est en sécurité. Et alors… tu sais que tu le pourras – toi seule pourras le faire.
Elle resta silencieuse, plongeant son regard dans ses yeux fiévreux, toujours effrayée.
— Il mérite de mourir, continua Égisthe. Pour ce qu’il a fait à Iphigénie. Les dieux ne te blâmeront pas. Il a commis le pire des crimes.
— Un crime n’en excuse pas un autre, argumenta-t-elle. Je serai à la fois condamnée par les dieux et les hommes ! J’ai déjà abandonné mon devoir sacré d’épouse, mais l’entacher aussi totalement… Je resterais dans les mémoires comme la pire épouse qui ait jamais existé.
Elle se mit à respirer bruyamment. Il lui semblait que la perspective de ce meurtre était bien plus terrible aujourd’hui que lorsqu’elle y avait songé il y a tant d’années. Elle avait alors le sentiment qu’Agamemnon lui avait tout pris. Elle se moquait de ce qui allait se passer, de ce que l’on dirait, de ce que serait sa vie. Elle se moquait de vivre ou de mourir. Mais désormais… désormais, elle était heureuse. Elle avait aujourd’hui beaucoup plus à perdre, ce qui la terrifiait. Puis une autre pensée lui vint.
— Et mes enfants ? Je ne peux leur imposer cela – savoir que leur père a été assassiné par leur mère. Cela détruirait Elektra. Elle ne me le pardonnerait jamais.
— Et qu’en est-il de notre enfant ? répliqua Égisthe, dont les yeux reflétaient la même terreur que les siens. Si Agamemnon revient, tu n’auras d’autre choix que d’envoyer Alétès ailleurs, de faire comme s’il n’avait jamais existé – car sinon, Agamemnon le tuera certainement. Tu le sais.
En le regardant dans les yeux, elle comprit qu’il avait raison. Les conséquences du retour d’Agamemnon les dépassaient. Elle ne pourrait supporter de perdre un autre enfant. Tout valait mieux que cela. Et pourtant, en pensant à Alétès, un autre visage innocent lui vint à l’esprit. Son magnifique Oreste, encore un bébé la dernière fois qu’elle avait posé les yeux sur lui, et qui devait avoir presque dix ans maintenant. En tuant Agamemnon, elle le perdrait sans doute pour toujours – Pourquoi Anaxibia le renverrait-il chez la meurtrière de son père ? Mais au moins, il était en sécurité. N’était-ce pas pour cette raison qu’elle l’avait envoyé chez sa belle-sœur ? Il aurait encore une demeure et une famille et un avenir, mais Alétès… Elle ne pouvait condamner son adorable petit garçon à l’exil.
Égisthe et elle échangèrent un regard. Leurs yeux brillaient, leur expression était tourmentée. Klytemnestre émit le souhait de ne jamais avoir à prendre une telle décision, et que sa nouvelle vie puisse continuer comme si l’ancienne n’avait jamais existé. Mais au fond d’elle-même, elle connaissait la vérité, depuis toutes ces années. Elle avait fait son choix le jour où elle avait accepté la proposition d’Égisthe.
— Je le ferai, dit-elle, d’une voix presque inaudible.
Elle sentit la main d’Égisthe presser la sienne.
— Nous le ferons.