Hélène
Elles s’étaient installées dans la chambre de Kassandre ce matin-là. Celle-ci était plus petite que celle de Pâris, mais confortable et joliment décorée. Kassandre était une tisseuse de talent et accrochait au mur les tentures qu’elle confectionnait. Elle y avait placé quantité d’animaux et de fleurs, et d’autres trésors de la nature – elles étaient à la fois douces et chaleureuses, comme l’était la jeune femme. Hélène aimait les observer tout en filant.
Des bruits de bataille leur parvenaient de loin. Le combat se déroulait à plus grande distance de la ville, cette fois. La plupart des frères de Kassandre se trouvaient dans la plaine, et si elle s’efforçait de faire preuve de sa gaieté habituelle, Hélène voyait que son amie était effrayée. Elle ne cessait de jeter des regards vers la fenêtre, comme si la brise pouvait lui apporter des nouvelles de la bataille.
— Devrais-je me rendre aux portes de la cité, selon toi ? demanda-t-elle brusquement, son pied tapant nerveusement sur le sol orné d’un tapis. J’aurais peut-être quelques informations. Ou bien je pourrais me rendre utile…
Elle regardait Hélène, comme si elle attendait que celle-ci lui donne la marche à suivre.
— Rends-toi aux portes, si tu le souhaites.
Mais Kassandre hésita.
— Je ne sais pas. Ma mère aura peut-être besoin de moi pour les libations… dit-elle en jetant brièvement un regard vers la porte. Elle dit qu’Apollon est favorable aux jeunes femmes. Si elle m’appelle et que je ne suis pas là… non, je devrais rester ici.
Elle hocha avec détermination sa jolie tête, mais ses sourcils demeurèrent froncés. Les deux jeunes femmes filèrent en silence quelques instants.
— Et qu’en est-il d’Othryoneus ? demanda brusquement Hélène en espérant égayer un peu son amie. Te rend-il toujours visite ? Tu ne vas sans doute pas tarder à te marier.
Le visage de Kassandre s’éclaira en un sourire radieux et Hélène sut qu’elle avait réussi à changer le cours de ses pensées.
— Oui, il continue de me rendre visite. Parfois, Mère le laisse me prendre la main.
Son sourire s’élargit encore.
— Mais la plupart du temps, nous parlons. Il possède un grand cœur. Et il sait beaucoup de choses. Tu sais, il m’a dit que…
Elle fut interrompue par un coup frappé à la porte.
Elle sauta sur ses pieds et l’atteignit en un instant, puis l’ouvrit. Son frère jumeau se tenait devant elle, le visage livide.
— Mon frère ! s’écria-t-elle, tandis qu’il titubait sur le seuil.
Sa main était enveloppée de laine imbibée de sang et pendait, inerte, à son côté.
— Ma main, marmonna-t-il.
Des gouttes de sueur tombaient de son front.
Kassandre le conduisit rapidement jusqu’au fauteuil qu’elle venait de quitter et il se laissa tomber dessus.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle en se précipitant pour prendre une cruche d’eau sur la table.
— Ma main, gémit-il de nouveau, son visage contracté sous l’effet de la douleur. La lance est passée à travers. Je… Agénor l’a bandée. Elle est en mauvais état, Kass, dit-il d’une voix émue en levant le regard vers elle, ses traits juvéniles remplis d’appréhension. Tu dois m’aider.
— Je vais t’aider, ne t’inquiète pas. Reste calme, maintenant.
Elle se dirigea vers son lit et s’empara du voile en laine qui y était posé, trempa son extrémité dans la cruche d’eau et essuya le front de son frère.
— Tout ira bien. Je suis là. Je vais prendre soin de toi.
Hélène avait été si accaparée par l’arrivée d’Hélénos qu’elle n’avait pas vu qu’une autre silhouette se tenait à l’entrée de la pièce. Ce n’est que lorsque Déiphobe pénétra dans la chambre qu’elle le vit. Son bras droit était couvert de sang.
— Kassandre ! s’exclama Hélène, attirant l’attention de son amie sur lui.
— Déiphobe ! Toi aussi tu es blessé !
Comme elle était affairée avec Hélénos, elle lui fit signe de s’asseoir sur le lit.
— Hélène, peux-tu l’aider ?
Elle acquiesça d’un signe de tête et traversa la pièce à contrecœur. Déiphobe la mettait mal à l’aise – à cause de la manière dont il la regardait lorsqu’ils se croisaient. Elle sentait qu’il l’observait, y compris lorsqu’elle s’éloignait. Mais cette fois, il avait besoin d’elle. Et Kassandre également.
— Que dois-je faire ? demanda-t-elle, en s’asseyant à côté de son beau-frère.
Le sang provenait d’une longue estafilade sur le haut de son bras. Ses traits étaient impassibles, mais elle était certaine qu’il souffrait.
— Essaie de nettoyer le sang, répondit Kassandre qui commença à dérouler l’étoffe de laine qui enveloppait la main de son jumeau.
Elle s’interrompit parce qu’il se mit à gémir de douleur.
— Je dois aller chercher de quoi les soigner, affirma Kassandre en se relevant de sa position agenouillée. Nous aurons besoin de miel et d’herbes pour les blessures. Et de laine propre pour les bandages. Peux-tu m’attendre ici en attendant que je revienne ? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte sans attendre la réponse d’Hélène. Je vais également apporter un peu de vin fort pour la douleur, s’écria-t-elle à l’intention de ses frères en disparaissant dans le couloir.
Comment se faisait-il que Kassandre sache toujours exactement quoi faire ? Hélène était assise sur le lit et se sentait inutile. L’odeur du sang imprégnait la petite chambre – elle en percevait la saveur. Hélénos était assis sur son fauteuil, et geignait den tenant des propos incompréhensibles. Il valait mieux éviter de le toucher, se dit-elle. Kassandre lui avait demandé de nettoyer le bras de Déiphobe, mais elle craignait de le manipuler. Sa main demeura en suspens, figée sur le tissu mouillé. Et si elle lui faisait mal ?
— Allez-y, lui commanda-t-il en la fixant. Continuez.
Elle le regarda, prit une grande inspiration et posa le tissu sur sa peau. Le sang avait déjà commencé à sécher, si bien qu’elle dut frotter légèrement pour l’enlever. Elle vit Déiphobe grimacer lorsqu’elle approcha le tissu de l’estafilade, mais il ne se plaignit pas. Ce n’est que lorsque son bras fut presque entièrement nettoyé qu’il s’adressa à elle.
— Que ressentez-vous ? lui demanda-t-il d’un air détaché. En voyant des hommes blessés à cause de vous ?
Sa question la surprit. Elle ouvrit la bouche pour répondre mais aucun son n’en sortit. Ils ne sont pas blessés à cause de moi, aurait-elle voulu répondre. Mais était-ce la vérité ? Ils se battaient pour l’idée qu’ils se faisaient d’elle, mais cela faisait-il réellement une différence pour les hommes qui gisaient morts dans le sable ? Pour les veuves qui attendaient aux portes ? Ses lèvres figées n’eurent pas à formuler de réponse car Kassandre réapparut à cet instant, les bras chargés de jarres et de paquets. Elle tendit une outre de vin à Hélène.
— Donnes-en à boire à Déiphobe pendant que je confectionne le cataplasme. Mais gardes-en la plus grande partie pour Hélénos, cependant, insista-t-elle en regardant son jumeau avec inquiétude. Il en aura besoin.
Il lui fallut un certain temps pour nettoyer et panser les blessures. Kassandre prodigua à ses frères la plupart des soins, mais Hélène l’aida autant qu’elle le pouvait – apportant de l’eau propre, versant davantage de vin, tenant la main valide du pauvre Hélénos afin de le soutenir lorsqu’il souffrait beaucoup. Sa main gauche était en si piteux état qu’Hélène avait du mal à la regarder. Malgré les soins de Kassandre, elle redoutait qu’il ne puisse jamais en retrouver l’usage. Mais pour le moment, elles ne pouvaient que lui servir davantage de vin et le laisser se reposer.
Il était allongé sur le lit de sa sœur, désormais plus calme, mais encore pâle. Déiphobe, dont la blessure était bénigne en comparaison, s’était assis près d’Hélène et de Kassandre, le bras enveloppé d’une bande de laine serrée.
— Le combat a été difficile aujourd’hui, dit-il avant d’avaler une rasade de vin. Nous ne sommes pas les seuls à avoir été blessés. Certains ont même été tués.
— Et les Grecs ? demanda Hélène. Y a-t-il beaucoup de morts parmi eux ?
— Si vous vous inquiétez pour votre époux spartiate, c’est inutile, siffla Déiphobe. Il était en pleine forme. Il espérait probablement en découdre de nouveau avec notre cher Pâris.
— C’est lui qui m’a touché, prononça Hélénos d’une voix faible depuis le lit. Il a envoyé sa lance directement dans ma… expliqua-t-il en grimaçant à ce souvenir. Il a également fendu mon arc en deux. Il était déchaîné, véritablement. Je crois que j’ai abattu l’un de ses compagnons. Cela explique sans doute pourquoi il s’est acharné sur moi.
— Lequel ? demanda Hélène. Qui as-tu tué ?
— Je ne sais pas. Son aurige, sans doute. Un homme de petite taille, aux cheveux noirs.
Deipyros ? La description correspondait. Elle éprouva une certaine pitié pour Ménélas. Ils étaient inséparables depuis leur enfance.
— Je ne verserai aucune larme sur ces Grecs ! vociféra brutalement Déiphobe. Des hommes meurent tous les jours ! Et d’autres mourront. Il semble que les dieux ont voulu que cette guerre perdure jusqu’à ce que chacun d’entre nous aille rejoindre Hadès !
— Je ne pense pas, dit Kassandre d’une voix douce. La guerre est presque achevée. Je pense qu’elle prendra fin avant l’hiver prochain.
Déiphobe eut un rire amer.
— Tu le penses, c’est bien cela ? Et comment pourrais-tu le savoir, ma sœur ? Tu n’as pas combattu sur la plaine. Tu n’as pas constaté la motivation des Grecs. Ils combattront jusqu’à leur dernier souffle.
— Je n’ai pas dit pour autant qu’ils allaient abandonner, répliqua Kassandre sans rien ajouter.
Ils restèrent tous quatre assis en silence un bref instant avant qu’elle ne reprenne la parole.
— Qui d’autre a été blessé au combat ? demanda-t-elle. Hektor était-il indemne lorsque vous êtes revenus dans la cité ? Et Pâris ?
Hélène s’aperçut qu’elle n’avait même pas demandé de nouvelles de son propre époux.
— Oui, ils se trouvaient toujours parmi les combattants, répondit Déiphobe. Je pense avoir aperçu Énée, également.
— Et Othryoneus ? demanda Kassandre. L’avez-vous vu également ?
— Non, énonça lentement son frère. Mais il s’est peut-être dirigé vers la pla…
— Non.
La voix était venue du lit et ils se tournèrent vers Hélénos, qui se redressa.
— Kassandre, je suis désolé. Je m’apprêtais à te le dire…
— À me dire quoi ? A-t-il été blessé ?
Hélénos hocha gravement la tête.
— Il a succombé au combat. Je l’ai vu.
— En es-tu certain ? demanda Kassandre, d’un ton angoissé. Il est peut-être seulement blessé.
Son frère secoua la tête.
— Il est mort, Kassandre. Il a reçu un coup d’épée d’un Grec dans le ventre. La lame a traversé son corselet.
La jeune fille baissa légèrement la tête. Même Hélène savait que personne ne sort indemne d’une telle blessure. Les lèvres de son amie étaient entrouvertes, mais aucun son n’en sortait. Elle resta assise en regardant droit devant elle, et Hélène vit que ses yeux commençaient à scintiller. Elle eut l’impression que son cœur cessait de battre en regardant le chagrin se frayer silencieusement un chemin dans l’esprit de Kassandre.
Et lorsque celle-ci tourna la tête vers elle, et la regarda dans les yeux, ce fut comme si elle avait reçu un coup de poing à l’estomac. Là, sur le visage de Kassandre, s’afficha une expression qu’elle avait déjà vue des centaines de fois auparavant. L’expression qui la poursuivait à l’intérieur de la citadelle et jusqu’aux portes de Troie. Il s’agissait de détresse, de douleur et de perte. Mais avant tout, de reproche.