Hélène
Hélène était assise dans l’angle de la Salle des femmes, seule. C’était la première fois qu’elle y retournait depuis des mois, et elle s’en serait abstenue si elle en avait eu la possibilité. Mais elle n’avait nulle part où aller. Pâris et elle s’étaient disputés et il lui avait dit de sortir de la chambre. Elle n’aurait pas dû attiser sa colère, mais il était si difficile de rester docile alors qu’elle était si malheureuse à cause de lui. Pourquoi sa vie à lui se déroulait-elle sans heurts alors que la sienne était en lambeaux ?
Autrefois, elle se serait rendue dans la chambre de Kassandre, mais la porte ne lui était plus aussi facilement ouverte qu’autrefois. Elle voyait encore la jeune fille de temps à autre – elle la rencontrait par hasard, ou celle-ci entrait dans la chambre de Pâris lorsqu’elle passait devant – mais leur complicité avait disparu depuis la mort d’Othryoneus, et cette fracture s’était élargie dans les semaines qui avaient suivi. Désormais, lorsque leurs chemins se croisaient, son amie souriait poliment et échangeait quelques mots avec elle, mais ses manières affectées blessaient bien plus Hélène que le fait de ne plus la fréquenter.
Une part d’elle-même était en colère. Pourquoi Kassandre avait-elle du ressentiment envers elle ? S’il n’y avait pas eu la guerre, Othryoneus ne se serait sans doute jamais rendu à Troie – et ils n’auraient jamais été fiancés s’ils n’avaient pas eu l’occasion de conquérir sa main en combattant. Il était injuste, se dit Hélène, que sa mort vienne s’ajouter à toutes celles qui lui avaient déjà été attribuées. Il était injuste que sa seule amie ne puisse plus supporter sa compagnie.
Et pourtant, elle supposait que Kassandre savait tout cela. Si elle lui en avait réellement voulu, elle la détesterait, l’injurierait et se mettrait en colère contre elle. La vérité était qu’Hélène, qu’elle soit coupable ou non, apportait la mort. Elle était comme un nuage de pestilence, abîmant tout ce qu’elle touchait, répandant la douleur, la misère et le déclin. Elle ne pouvait en vouloir à son amie de se tenir éloignée.
Kassandre se trouvait également dans la Salle des femmes, cet après-midi-là, assise au centre, à préparer des cataplasmes avec d’autres jeunes filles nobles. La salle était devenue le lieu où l’on soignait les blessés, et une rangée de matelas de paille avait été disposée d’un côté. Presque tous étaient occupés.
Sur l’un des matelas, non loin de l’endroit où Hélène était assise, était allongé le prince Hektor, et Andromaque, son épouse, s’occupait de lui. Elle avait appris qu’il avait été transporté là la veille. Il n’avait pas de blessures ouvertes, comme les autres hommes présents, mais avait été frappé à la poitrine par une grosse pierre, projetée violemment par un Grec au cours de la mêlée. Il ne portait plus sa tunique, et sous la toison noire de son torse, sa peau était tuméfiée et marbrée de route et de violet. Il tentait de rassurer son épouse mais Hélène se rendait compte qu’il souffrait. Il grimaçait lorsqu’il s’asseyait pour boire de l’eau, et elle l’avait vu cracher des caillots de sang. Elle était inquiète pour lui, et ne pouvait s’empêcher de jeter un regard dans sa direction lorsque Andromaque lui tournait le dos.
Les combats faisaient rage depuis le matin. Le fracas des armes, les hennissements stridents des chevaux et les mugissements de la guerre parvenaient jusqu’à la salle. Les Grecs s’étaient rapprochés des murs de la ville et des hommes blessés et brisés étaient venus se faire soigner dans la Salle des femmes tout au long de la journée. Elle avait l’impression qu’ils étaient animés d’un nouveau feu, d’une rage renouvelée, d’une soif de sang – ou aspiraient simplement à la fin de la guerre.
Hektor semblait de plus en plus inquiet au fur et à mesure que la journée passait, alors que ses frères et camarades venaient occuper les matelas à côté de lui. Bien plus d’hommes encore, sans aucun doute, gisaient morts sur le champ de bataille. Et pourtant, il ne pouvait rien faire. Il ne pouvait les défendre, ni répliquer, coincé ici, entre les murs de la citadelle.
Hélène l’avait vu tenter de quitter son lit à plusieurs reprises. Mais Andromaque le réprimandait.
— Sois raisonnable ! lui disait-elle. Si tu meurs, nous perdrons Troie ! Et que deviendra ton fils ? Que deviendrai-je ? Tu ne pourras protéger personne si tu meurs…
Son ton était sévère mais Hélène vit qu’elle semblait réellement inquiète. Elle avait des cernes noirs sous les yeux parce qu’elle était restée éveillée pour tenir compagnie à son époux toute la nuit. Il paraissait évident qu’elle redoutait par-dessus tout de le perdre.
Au milieu de l’après-midi, une esclave pénétra dans la salle et se dirigea vers l’endroit où Hektor était allongé.
— Dame Andromaque, dit-elle en courbant la tête pour la saluer. Votre fils, le seigneur Astyanax, voudrait vous voir. Il est dans une terrible colère.
— Eh bien, ne pouvez-vous le calmer ? répondit Andromaque avec irritation. Je dois m’occuper de mon époux.
— Oui, ma dame, j’ai essayé de le calmer. Mais il insiste pour que vous veniez le voir. Il s’est mis dans un tel état…
— Dans ce cas, pourquoi ne l’emmenez-vous… non. Il est préférable qu’il ne vienne pas ici, dit-elle en jetant un regard sur les hommes blessés. Très bien, je vais aller le voir.
Elle se leva du coussin sur lequel elle était agenouillée, puis se pencha pour embrasser la main d’Hektor.
— Je ne serai pas absente longtemps, dit-elle, l’air contrariée.
Elle tenait fermement la main de son époux et semblait ne pas vouloir la lâcher.
— Il est sans doute effrayé, reprit-elle. Tu le connais…
— Vas-y, lui conseilla Hektor. Je suis certain qu’il a davantage besoin de toi que moi. Je serai toujours là lorsque tu reviendras.
Il lui adressa un sourire réconfortant et lâcha sa main.
Andromaque traversa la salle en hâte, l’esclave sur les talons.
Elle était à peine partie qu’une voix détourna l’attention d’Hélène de son ouvrage.
— Hélène…
Elle regarda autour d’elle et vit qu’Hektor la regardait.
— Voudriez-vous me donner un peu de votre eau ?
Elle vit que sa coupe était vide et hocha la tête timidement. Elle s’empara de la jarre posée sur la table à côté d’elle et s’avança vers le matelas d’Hektor. Elle était surprise qu’il se soit adressé à elle alors qu’il y avait de nombreuses autres femmes dans la salle, mais elle supposa que c’était parce qu’elle se trouvait non loin de lui, et que les autres femmes étaient plus occupées. Lorsqu’elle arriva près de lui, elle s’agenouilla sur le coussin qu’Andromaque avait utilisé et se mit à remplir la coupe d’Hektor. Ses mains tremblèrent légèrement lorsqu’elle inclina la jarre, ce qui la mit mal à l’aise. Elle éprouvait une grande admiration pour Hektor, et si une partie d’elle-même était flattée parce qu’il lui avait demandé de l’aide, son regard la rendait nerveuse.
Brusquement, tandis qu’elle le servait et que le silence se prolongeait entre eux, elle éprouva le besoin de s’exprimer, tant qu’elle en avait l’occasion.
— Je suis désolée, vous savez, murmura-t-elle. Pour tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle en le regardant par intermittence. Je n’avais pas imaginé les conséquences de mon arrivée ici et… je sais que vous pensez que je suis stupide. Mais je ne souhaite pas que quiconque doive mourir à cause de moi.
Elle sentait qu’il la regardait tandis qu’elle-même contemplait ses genoux et que ses paroles s’évanouissaient dans le silence.
— Si je pense que vous êtes stupide, c’est d’aimer mon frère, rectifia-t-il.
Elle leva prudemment les yeux.
— J’ai pensé que je pouvais tenter de le quitter. De quitter la ville, chuchota-t-elle. Je pourrais encore me rendre aux Grecs. J’ai songé que peut-être…
— Cela ne ferait aucune différence, soupira Hektor. Plus maintenant. Et même au début. Vous n’êtes pas le véritable enjeu de cette guerre, Hélène.
Elle ne savait pas s’il souhaitait alléger sa culpabilité ou minimiser l’importance qu’elle avait dans ce conflit. Cependant, il ne semblait pas en colère. Simplement triste. Quelle que soit son intention, elle sentit un changement se produire en elle, comme si elle était soulagée d’un énorme poids.
Lorsqu’elle reposa la jarre sur le sol en pierre, une ombre passa au-dessus d’elle. Elle leva les yeux et aperçut le visage mécontent d’Andromaque.
Aucun mot ne fut échangé. Hélène posa la jarre et se releva précipitamment. Évitant de croiser de nouveau le regard d’Andromaque, elle retourna s’asseoir sur le fauteuil qu’elle occupait dans l’angle et reprit sa quenouille.
Lorsqu’elle osa de nouveau lever les yeux, elle vit qu’Andromaque avait repris sa place sur le coussin et avait posé sa main délicate sur la joue d’Hektor. Ils s’entretenaient à voix basse et Hélène n’entendit pas leurs paroles.
L’après-midi était bien avancé lorsque le messager arriva. Il s’agissait d’un jeune homme paraissant en pleine santé, mais son teint était de cendre lorsqu’il pénétra dans la salle.
— Dame Laothoé.
Sa voix éteinte se propagea dans la salle, et les murmures s’éteignirent.
— Dame Laothoé, répéta-t-il, avant que celle-ci ne s’écarte d’un groupe de femmes vêtues avec distinction.
Il s’agissait de la plus jeune épouse du roi Priam. Elle était plus jeune qu’Hélène et possédait de grands yeux clairs.
— Je suis porteur de la nouvelle que vos deux fils ont été tués, ma dame, annonça-t-il en baissant la tête. Leurs corps sont en train d’être transportés dans la citadelle.
— M… mes fils ? demanda Laothoé, une expression de confusion s’affichant sur son joli visage. Non, vous devez faire erreur… ils n’ont pas pris part au combat. Le roi a dit qu’ils étaient trop jeunes. Ce ne sont sans doute pas eux.
— Ce sont eux, ma dame. Le seigneur Polydoros apportait des lances aux hommes et le seigneur Lykaon aidait à transporter les blessés. Tous deux ont été tués par un homme appelé Achille. Il y a de nombreux témoins.
Un cri déchirant s’éleva brusquement de la bouche de Laothoé. Les femmes qui se trouvaient près d’elle se précipitèrent pour l’empêcher de s’effondrer tandis que son corps était agité de douloureux sanglots.
— Il faut que je les voie, murmura-t-elle. Ils ne doivent pas rester seuls. Je dois être auprès d’eux.
Le cœur d’Hélène se serra en la voyant, en entendant la douleur dans sa voix. Elle avait vu les deux garçons jouer dans la citadelle au fil des années. Il s’agissait des plus jeunes frères de Pâris, et ils étaient enfants lorsque la guerre avait commencé. Aujourd’hui, ils avaient été emportés tous les deux, alors qu’ils étaient encore imberbes.
Une fois qu’elle se sentit assez forte pour marcher, Laothoé fut guidée hors de la salle par certaines de ses compagnes afin de procéder aux soins des dépouilles de ses uniques enfants. Hélène se sentait à la fois en colère et coupable. Combien de vies les dieux allaient-ils prendre pour la punir de son inconséquence ? Elle serra sa quenouille jusqu’à ce que le bois craque. Mais son attention fut détournée par un cri.
— Non, Hektor, je t’en prie !
Andromaque s’accrochait au bras de son époux qui se tenait debout près de son matelas.
— Quelle sorte d’homme tue de petits garçons ? explosa-t-il, faisant retentir sa voix à travers la salle. Je vais apprendre aux Grecs à se battre contre un homme digne de ce nom.
Sa poitrine contusionnée se soulevait de rage tandis qu’il tentait de rattacher son corselet.
— Je t’en prie, Hektor, le supplia de nouveau Andromaque, les yeux écarquillés par le désespoir et la crainte. N’y va pas.
Soudain, une autre voix s’éleva dans la salle.
— Elle a raison, mon frère, intervint Kassandre d’une voix douce et claire. Tu devrais te méfier d’Achille. Il a tué beaucoup d’hommes aujourd’hui. Sa violence est à son comble. Tu devrais attendre que sa fureur diminue.
Mais Hektor ne sembla même pas l’entendre. Il se pencha pour prendre ses gantelets – son visage affichant une expression douloureuse. Andromaque pleurait, impuissante, près de lui.
— La bataille d’aujourd’hui est terminée, mon frère, continua Kassandre en s’avançant vers lui. Ménage tes forces pour un autre jour.
Hektor plaça son casque sur sa tête, comme pour ne plus l’entendre.
— Je t’en prie, supplia encore Andromaque, en portant ses mains à son visage. Je t’en prie, mon époux.
Il s’arrêta et la regarda, puis caressa sa joue humide avec la main.
— Je me bats pour toi, et pour Troie.
Il sortit, et Andromaque se précipita derrière lui.
La salle resta silencieuse un moment, comme si Hektor en avait aspiré tout l’oxygène. Hélène demeura assise, immobile, sa quenouille abandonnée sur ses genoux. Elle connaissait les affreuses rumeurs qui couraient à propos d’Achille. Il avait la réputation d’être le plus meurtrier de tous les Grecs. Le plus rapide à la course, le plus fort à la lance. Hektor était le meilleur des guerriers troyens, mais il était blessé. La peur lui noua l’estomac et lui tordit les entrailles.
Elle commença à éprouver une sensation familière – celle de regards dirigés sur elle, des regards de colère et de tristesse la frappant comme s’il s’agissait de lances acérées. Elle releva la tête et vit les visages haineux qui la contemplaient, des visages désespérés et effrayés, tournés vers elle. Elle imagina que tous les visages de la salle devaient avoir cette expression, mais elle n’osa pas vérifier. Elle aurait voulu repérer celui de Kassandre au milieu d’eux. Une paire d’yeux amicale. Mais elle redoutait à la place d’y découvrir de l’hostilité.
Elle décida donc de partir. Elle abandonna sa laine et sortit en hâte de la salle, la tête basse. Elle allait retourner dans sa chambre. Pâris lui aurait certainement pardonné, maintenant. Il le fallait. Elle ne pourrait supporter une telle solitude.
Elle traversa la citadelle, évitant le regard de ceux qu’elle croisait en enroulant son voile autour de son visage. C’est en passant dans la cour qui menait à la chambre de Pâris qu’elle l’entendit. Un cri terrible qui la fit s’immobiliser sur-le-champ.
Tandis qu’elle se tenait debout et écoutait, le cri se mua en gémissement. Comme celui d’un animal blessé, un son sauvage et brut. Une pure émotion émergeant d’une gorge. Puis le son se propagea et commença à provenir d’autres directions. Et bientôt, ce fut comme si la cité entière gémissait – un corps doté de milliers de voix.
Le cœur d’Hélène se serra douloureusement lorsqu’elle revint sur ses pas. Elle gravit les marches qui menaient au sommet des fortifications. Elle pouvait à peine respirer lorsqu’elle se pencha pour agripper la muraille et observer la plaine en contrebas.
Il lui fallut un moment pour comprendre ce qu’elle voyait. Là, à l’extérieur de la cité, bien visible depuis l’enceinte, un chariot allait et venait. Derrière, les chevilles entravées par une corde, était attaché un corps. La chair était déchiquetée, mélange de sang noir et de poussière, et la tête rebondissait sur le sol rocailleux.
Hélène savait qu’il s’agissait d’Hektor. Tout comme elle savait que c’était Achille qui conduisait le chariot. La ville pleurait son prince et la perte de son protecteur.
Un sanglot s’éleva soudain dans sa gorge, et elle détourna le regard. Elle ne pouvait supporter de regarder ce corps, si malmené et abîmé. Il lui donnait la nausée. Elle avait le sentiment que sa poitrine avait été écrasée.
Elle s’appuya contre la muraille pour reprendre ses esprits et aspira de douloureuses bouffées d’air. Et au-dessous, sur la muraille externe au-dessus des Portes Scées, à un jet de pierre de l’endroit où elle se trouvait, se tenait Andromaque. Ses cheveux noirs étaient ballottés par le vent et fouettaient l’air autour d’elle. Elle criait et sanglotait, lacérant sa poitrine et la peau blanche de ses bras nus. Hélène comprit que le premier cri déchirant qu’elle avait entendu provenait de cette pauvre créature, et elle vit le chagrin d’Andromaque jaillir d’elle en un flot incessant. À côté d’elle se tenait la silhouette sombre de la reine Hékabé, dont l’immobilité contrastait avec le corps agité de spasmes d’Andromaque, même si ses épaules tremblaient lorsqu’elle regardait le corps ravagé de son premier fils traîné devant elle.
Tout autour d’Hélène, la cité continuait de gémir, le son s’amplifiant au fur et à mesure que la nouvelle se répandait. Elle versa des larmes silencieuses qui coulèrent le long de ses joues et demeura seule avec son chagrin.
Hektor, le seigneur de Troie, était mort.