Hélène
Plusieurs mois plus tard
Hélène se réveilla subitement, émergeant d’un rêve profond qu’elle oublia aussitôt. La chambre était plongée dans l’obscurité. Pâris était allongé à côté d’elle, immobile. Par quoi avait-elle donc été réveillée ?
Elle se retourna pour s’enfouir de nouveau sous les couvertures chaudes. Puis elle entendit un cri. Et un autre. Et un cri de femme.
— Pâris.
Elle lui secoua l’épaule tout en tendant l’oreille en direction de la fenêtre ouverte.
— Pâris. Réveille-toi.
Il gémit et elle le secoua plus fortement.
— Tu entends ? Il se passe quelque chose.
— Entendre quoi ?
Il y eut alors un craquement de bois, à petite distance, semble-t-il. Et de nouveaux cris.
Pâris s’était assis dans le lit.
— Ce n’est peut-être rien, dit-il. Une rixe dans la ville basse. Et pourtant, malgré l’obscurité, Hélène remarqua qu’il paraissait effrayé.
Il sortit du lit et commença à enfiler sa tunique. Hélène chercha à tâtons la robe qu’elle avait jetée dans un coin ce soir-là et l’enfila rapidement, en fixant les épingles qui la maintenaient sur ses épaules.
Lorsque tous deux furent habillés et eurent enfilé leurs sandales, ils quittèrent la chambre et s’avancèrent dans la cour éclairée par la lune. Il leur sembla qu’ils entendaient davantage de cris, ou peut-être les entendaient-ils mieux parce qu’ils s’étaient rapprochés. Hélène eut également l’impression de percevoir des bruits métalliques.
— Cousin ! s’exclama Pâris en s’élançant en direction d’Énée, qui venait de surgir dans la cour. Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, répondit Énée, qui paraissait avoir été arraché à son sommeil, tout comme eux. J’ai entendu les cris et…
— Je vais me rendre sur les remparts, le coupa Pâris en posant une main sur son épaule.
Énée acquiesça en jetant un coup d’œil sur la cour vide.
— Je devrais réveiller les autres.
Pâris ne demanda pas à Hélène de le suivre, mais elle lui emboîta le pas. Ses sandales claquaient sur les pavés derrière les siennes. Elle avait relevé sa jupe d’une main et tenait une lampe à huile de l’autre. La lune était suffisamment pleine pour que celle-ci soit inutile, mais elle était heureuse de pouvoir s’éclairer.
Ils se trouvaient désormais dans la partie basse de la citadelle. Les bruits s’étaient amplifiés. Pâris se dirigea aussitôt vers l’escalier qui menait sur les remparts et Hélène le suivit. Lorsqu’ils eurent enfin atteint le sommet et regardèrent par-dessus la muraille, elle cessa de respirer.
La ville basse était attaquée. Les Portes Scées étaient ouvertes, et une horde de guerriers grecs s’engouffraient au travers. Les rues étaient remplies de leurs boucliers circulaires. Elle vit des hommes courageux de la cité mourir en combattant, et d’autres s’enfuir de leur maison, terrorisés, leurs enfants dans les bras. Et peu à peu, les boucliers s’approchaient de la citadelle.
— Comment ont-ils pu entrer ? demanda Hélène, fouillant l’obscurité du regard, troublée par la scène qu’elle contemplait.
L’esprit encore ensommeillé, elle plissa les yeux pour observer les portes encore sombres. Celles-ci semblaient avoir été lacérées par les griffes d’un gigantesque animal. Entre elles, elle eut l’impression de voir la silhouette d’une énorme structure qui l’effraya encore davantage que les innombrables boucliers qui affluaient de part et d’autre.
— Il faut prévenir…
Elle perçut un cri étouffé sur sa gauche et se retourna vers Pâris.
Il se trouvait toujours près d’elle. Mais lorsqu’elle leva sa lampe, elle comprit ce qui avait provoqué son cri. Une flèche noire était fichée en travers de sa gorge. Des bulles de sang s’échappaient de sa bouche, et ses yeux étaient écarquillés de terreur. Il y eut un affreux gargouillement et il tomba, en s’étranglant et en crachant, en griffant le sol et en agrippant sa gorge. Hélène le regarda, pétrifiée, se tortiller sur le sol, le corps agité de soubresauts. Puis il s’immobilisa.
Elle eut le sentiment d’être encore dans son lit. De se trouver dans un rêve, tout cela lui paraissant irréel. Elle demeura debout, désorientée, à contempler le corps de Pâris. Le sang commença à s’amasser autour de sa tête, imprégnant les boucles souples de sa chevelure. Ses yeux révulsés regardaient dans le vide. La mort avait longtemps rôdé autour d’Hélène, mais elle n’avait jamais été aussi proche.
— Hélène !
Elle détourna les yeux de Pâris, mais aurait été incapable de dire combien de temps elle avait gardé le regard fixé sur lui. Il lui fallut quelques instants pour identifier la silhouette de Politès, l’un des plus jeunes frères de son époux, qui marchait dans sa direction. Il s’arrêta brusquement en voyant le corps de son frère.
— Hélène ! s’exclama-t-il en tremblant. Que fais-tu ici ?
Il donna une chiquenaude sur la lampe qu’elle tenait, et l’huile, en se renversant, étouffa la flamme.
— Est-ce que tu veux également recevoir une flèche ?
Elle le regarda sans comprendre, incapable de proférer un son.
— Rends-toi dans la Salle du foyer, lui dit-il, en agrippant son avant-bras, ce qui lui fit légèrement reprendre ses esprits. Certaines femmes doivent déjà s’y trouver. Vous devez rester à l’abri jusqu’à ce que nous ayons repoussé les Grecs de la ville basse. Est-ce que tu comprends ?
Elle hocha légèrement la tête et il parut satisfait. Sans attendre qu’elle s’éloigne, il se précipita pour redescendre les marches.
Il fallut quelques instants pour qu’Hélène retrouve l’usage de ses jambes, mais une fois qu’elle eut fait le premier pas, et le suivant, elle continua. Même lorsqu’elle fut dans l’escalier qui menait en bas des remparts, elle ne se retourna pas.
Elle parcourut la citadelle d’un pas hésitant, et des épaules l’effleurèrent et la bousculèrent. Des hommes se précipitaient en direction de la porte, munis de leurs lances et de leurs boucliers, et des femmes la dépassèrent en se bousculant lorsqu’elle atteignit les marches qui menaient à la Salle du foyer. Elle les remarqua à peine. Lorsqu’elle avait parcouru les rues emplies d’une foule en panique, elle n’avait cherché qu’un seul visage.
Elle avait désormais atteint la terrasse supérieure. La cour du palais apparut devant elle, avec son Grand Autel se dressant, immuable, au centre. Le vieux laurier qui l’abritait trembla sous la brise nocturne. Hélène l’observa en passant, tentant de percevoir le bruissement de ses feuilles. Les cris de la ville basse étaient désormais si lointains qu’elle parvint presque à les ignorer.
Lorsqu’elle atteignit la Salle du foyer, seul l’un des deux battants de la grande porte était entrebâillé. Elle avait vu à l’instant une femme se précipiter à l’intérieur, tirant un enfant qui pleurait derrière elle. Hélène se glissa par la petite ouverture.
La salle était bien éclairée par rapport à l’extérieur – le foyer brillait de sa flamme éternelle. Les yeux d’Hélène mirent un certain temps à s’acclimater et à entrevoir les visages effrayés qui l’observaient. Elle en reconnut certains, et d’autres non. Mais elle ne vit pas celui qu’elle cherchait.
— L’une de vous a-t-elle vu Kassandre ? demanda-t-elle à la cantonade.
Seul le silence lui répondit, elle n’entendit que le claquement de sandales qui se dispersaient et vit les visages se détourner d’elle. Cependant, une jeune femme s’avança dans sa direction.
— Je pense qu’elle se trouvait parmi les femmes qui se sont rendues au sanctuaire d’Athéna, expliqua celle-ci d’une voix douce. Elles sont allées supplier la déesse. La reine Hékabé les accompagnait.
Hélène hocha la tête silencieusement pour la remercier. En l’absence d’autres réponses, elle ne pouvait que supposer que la femme avait raison et fit demi-tour. Si Kassandre se trouvait au sanctuaire, elle allait s’y rendre également.
Mais tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, un autre groupe de femmes entra. Andromaque se trouvait au milieu d’elles.
Hélène se renfonça dans l’angle de la pièce. Andromaque portait son voile noir de deuil – si long qu’il traînait sur le sol. À côté d’elle, Astyanax, l’héritier de Troie, avait passé sa petite main dans celle de sa mère. Sa ressemblance avec son père était frappante.
Elle désirait plus que tout sortir de la salle, mais celle-ci ne possédait qu’une porte, et elle craignait de passer devant Andromaque. Elle se tenait dans l’ombre, mais le voile noir se tourna dans sa direction et les yeux sombres croisèrent les siens.
Elle ne pouvait partir maintenant. Andromaque penserait que c’était à cause d’elle. Parce qu’elle se sentait coupable, parce qu’elle avait peur – ce qui était le cas. Et si Andromaque la défiait ? Et si toutes les femmes le faisaient ? Et si elles pensaient qu’elle se rendait auprès des Grecs ? Non, elle avait manqué l’occasion de partir sans se faire remarquer. Elle espérait que Kassandre rejoindrait la Salle du foyer après avoir prié. Elle voulait simplement être sûre que son amie allait bien.
Elle se résolut à rester à sa place, évitant de croiser les regards des autres femmes qui attendaient en silence en écoutant les bruits éloignés de la bataille.