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Klytemnestre

Trois ans plus tard

Père allait rentrer chez les siens. Il avait envoyé son héraut afin d’annoncer que l’armée arrivait en Laconie, et qu’il serait à Sparte dans l’après-midi. Klytemnestre eut le sentiment qu’elle pouvait enfin se détendre. Son père était sain et sauf, et n’avait pas été blessé. La campagne avait été un succès, avait annoncé le héraut, tout comme celle qui l’avait précédée, et celle d’avant. Et pourtant, chaque fois que son père partait, l’estomac de la jeune fille était noué, formant comme une boule qui se contractait au fur et à mesure que les semaines passaient. Chaque fois qu’il partait, elle savait qu’il pouvait ne pas revenir. Cette idée la hantait. Que ferait-elle sans lui ? Que deviendrait Sparte ? Sa mère avait fait des sacrifices aux dieux tout l’été, demandant que le roi revienne indemne chez lui. Les dieux avaient dû l’écouter, finalement…

Une grande fête était en préparation dans le palais, pour accueillir les guerriers. Les effluves de viande rôtie avaient pénétré dans la Salle du foyer, dans laquelle Klytemnestre était assise auprès de sa mère et de sa sœur, attendant l’arrivée des hommes. Kastor et Pollux étaient là également et jouaient aux dés sur une table située dans un angle. Père avait décidé qu’ils étaient trop jeunes pour l’accompagner, car ils n’avaient que dix-huit ans. Il avait préféré leur confier la sécurité du palais.

Si Klytemnestre était inquiète pour son père parce que la guerre se prolongeait, elle en éprouvait également une gratitude coupable. Elle ne craignait pas de se marier, mais savait que tout changerait une fois que ce serait le cas. Hélène et elle ne pourraient plus passer leurs journées ensemble et elle ne pourrait plus sortir à sa guise. Sa mère ne sortait presque jamais du palais. Et le mariage impliquait en outre d’autres obligations… des obligations pour lesquelles elle n’était pas sûre d’être prête. Lorsque le moment serait venu, pourtant, elle ferait tout ce que l’on attendait d’elle. Elle était décidée à être la meilleure épouse possible et à être complimentée pour sa loyauté, sa prudence, sa chasteté, son obéissance, et si les dieux le voulaient, pour ses nombreux enfants en pleine santé.

Certaines fois, elle se sentait frustrée d’être née fille. Elle aspirait à la liberté. Elle voulait exercer une autorité. Elle désirait faire autre chose que travailler la laine à longueur de journée. Chevaucher et chasser et voyager et débattre, comme le faisaient ses frères… Concourir et remporter des prix, composer des chansons et non uniquement danser. Parler et être réellement écoutée. Mais à chaque fois qu’elle sentait la frustration la gagner, elle la réprimait. Elle devait faire la paix avec ce qui ne pouvait être changé. Elle se mordait la lèvre, se consacrait avec effort au tissage, acquiesçait avec obéissance et souriait agréablement. Si les dieux avaient voulu qu’elle soit une femme, alors elle devait être la meilleure femme possible.

Et ce moment approchait. Elle était désormais en âge de se marier et, étant l’héritière de Sparte, cela n’avait pas sans doute pas échappé aux prétendants de Grèce. Elle offrait un beau parti, et beaucoup d’hommes de noble ascendance devaient souhaiter l’épouser. Bientôt, elle remplirait l’objectif pour lequel elle se préparait depuis qu’elle était assez âgée pour tenir un fuseau, l’objectif auquel la destinaient son père, sa mère et Thèkle : préserver sa maison et la lignée de son père, préserver l’avenir de Sparte. Il s’agissait d’une lourde tâche, mais, malgré elle, y penser lui causait un frisson d’excitation.

Il y eut un bruit provenant de l’autre extrémité du couloir. Des pas sur la pierre, le craquement sonore des grandes portes en bois. Klytemnestre serra avec force son fuseau lorsque le héraut de son père se présenta devant eux. Celui-ci prit une grande inspiration et scanda à la ronde.

— Le seigneur Tyndare, roi de Sparte, est ici !

La fête battait son plein depuis quelques heures, au cours desquelles la Salle du foyer avait retenti de rires, de chants et de récits de bravoure. Les plus nobles des guerriers y festoyaient aux côtés du roi et de sa famille, alors que les autres hommes et membres de la maisonnée se restauraient à l’extérieur, dans la cour. En cette chaude soirée d’été, la lueur du soleil couchant persistait dans le ciel. La viande avait été consommée, mais le vin coulait encore à flots. Klytemnestre avait même été autorisée à en boire une coupe, qu’elle dégustait à petites gorgées, humant son doux parfum végétal. Sa sœur était assise à côté d’elle, riant aux éclats pendant qu’un chien du palais léchait ses doigts pleins de graisse de viande.

Klytemnestre fit le tour de la pièce du regard. Un sujet la préoccupait plus que tout autre. L’un de ces hommes est-il mon futur époux ? Tous étaient des guerriers, et fortunés. Père choisirait peut-être un prétendant venant de Laconie, qui l’aurait impressionné durant la campagne. Elle contempla chacun des visages illuminés par le foyer. Certains étaient ridés et épuisés, d’autres, lumineux et expressifs, et elle se demanda si l’un d’eux ferait partie de son avenir.

Ses pensées furent interrompues par une main qui se posa sur son épaule. Elle sursauta légèrement et leva les yeux, découvrant son père qui se tenait debout à côté d’elle.

— Klytemnestre, dit-il en prononçant son nom avec une gravité inhabituelle. Je dois te parler.

Son cœur commença à battre la chamade. Ça y est, pensa-t-elle. Elle s’efforça de dissimuler son émoi, se leva calmement de sa chaise et lissa sa jupe avant de lui emboîter le pas vers la porte de la salle.

Il la guida à travers les festivités qui se déroulaient dans la cour puis le long du couloir paisible qui menait à la chambre de la jeune fille et s’arrêta. Il n’y avait personne ; tout le monde participait à la fête.

— Je crois que nous sommes suffisamment loin, déclara son père. Je pensais qu’il serait utile d’avoir un peu de tranquillité. Je ne vais pas t’éloigner de la fête très longtemps.

Il avait une expression étrange et semblait préoccupé.

— Qu’y a-t-il, Père ? demanda-t-elle, faisant mine de n’avoir rien deviné.

— Tu es promise, ma fille.

Il avait donc choisi. Elle prit une grande inspiration, légèrement déçue qu’il ne lui ait pas demandé son avis à propos des prétendants. Mais peut-être aurait-ce été trop demander ? Son père était sage et prudent ; elle devait lui faire confiance, et croire qu’il avait choisi le meilleur des hommes.

— À qui suis-je promise ? demanda-t-elle, s’efforçant de garder une voix calme.

Elle avait l’impression qu’il pouvait voir son cœur battre à travers sa robe.

— À Agamemnon, devenu récemment roi de Mycènes.

La voix de son père était étouffée et il semblait fuir son regard.

— À un roi ? demanda-t-elle, troublée. Pourquoi un roi voudrait-il m’épouser ? Il possède déjà un royaume. Pourquoi l’abandonner pour un autre ?

Le mauvais pressentiment logé au creux de son estomac s’amplifia.

— Je suis désolé, Nestre, dit-il d’une voix presque inaudible.

Il continuait d’éviter son regard.

— Père ? demanda-t-elle, d’une voix empreinte d’émotion, la crainte commençant à l’envahir.

— Je suis désolé, mon enfant, cela était nécessaire.

Il semblait fatigué et triste.

— Tu vas épouser le roi Agamemnon et partir pour Mycènes afin de devenir sa reine. Nous avons passé un accord. Dès que son royaume sera en ordre, il viendra te chercher. Je… j’espère que tu seras heureuse…

— Mais père… je suis l’héritière. Je suis supposée rester ici ! Pour être reine de Sparte…

Elle voulut prendre ses mains entre les siennes, mais il se déroba.

— Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait cela ?

Des larmes perlèrent dans ses yeux. Elle pouvait à peine parler, la voix étouffée par les sanglots.

— Ne suis-je pas assez digne ? J’ai toujours… J’ai tenté de te montrer que je suis digne d’être reine. S’il te plaît, Père. Ne m’éloigne pas d’ici !

Elle tomba à genoux et serra l’ourlet du manteau de Tyndare entre ses mains, versant des larmes contre sa jambe.

— S’il te plaît, Père !

Il se tenait avec raideur, mais posa légèrement la main sur la tête de sa fille.

— La décision a été prise. Ta sœur… commença-t-il, avant de s’interrompre.

— Hélène ?

Klytemnestre leva les yeux, subitement prise d’un accès de colère.

— Hélène ? Tu m’as préféré Hélène ? Est-ce pour cette raison que tu m’envoies au loin ?

Son père demeura silencieux.

— Ce n’est qu’une petite sotte. Une ravissante petite sotte… Et tu es fou de croire qu’elle fera une meilleure reine !

— Cela suffit ! s’exclama son père d’un ton sec.

Elle sut qu’elle était allée trop loin. Il ôta sa main de sa tête et dégagea le manteau qu’elle serrait entre ses doigts.

— Je t’ai dit quel était ton devoir ! Il te reste à honorer ton père et à obéir.

Elle leva les yeux vers lui et croisa enfin son regard. Il était dur, mais elle y décela également des excuses. S’il était désolé, pourquoi avait-il agi ainsi ? Pourquoi la punir, alors qu’elle n’avait fait que lutter pour être la fille qu’il désirait tant qu’elle soit – la fille dont Sparte avait besoin ?

— Nous devons tous accomplir des actes qui vont à l’encontre de notre volonté, soupira-t-il, son regard s’adoucissant légèrement. Maintenant, tu devrais reprendre tes esprits et retourner participer aux festivités, ou bien aller te reposer. Comme tu le souhaites !

Il s’éloigna alors d’elle et retourna en direction de la cour. Elle demeura seule, agenouillée sur le sol dur, la poitrine agitée de sanglots de colère. Lorsqu’elle eut récupéré assez de maîtrise d’elle-même pour se lever, elle se dirigea vers la chambre qu’elle partageait avec Hélène.

Elle s’allongea sur son lit, complètement habillée, les narines encore pleines de la fumée de la Salle du foyer, et les mots de son père résonnant dans sa tête. Tout avait changé. Sa vie entière, la vie qu’elle avait imaginée, s’était évanouie. Elle n’élèverait pas ses enfants dans les salles du palais. Elle ne prendrait pas soin de ses parents lorsqu’ils deviendraient âgés. Elle devrait laisser derrière elle tous ceux qu’elle avait toujours connus. De même que le paysage, les collines, la rivière et les arbres – les confins de son univers. Plus elle y pensait, plus elle se sentait en colère. Quelle amertume de découvrir que malgré tous ses efforts, en dépit du nombre de fois où elle avait tenu sa langue, supporté bien des extrémités, renoncé à ce qu’elle désirait, elle ne pouvait même pas compter sur l’avenir auquel elle s’attendait ! Même celui-ci ne lui appartenait plus.

Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle les essuya sur la manche de sa robe et s’allongea sur le côté. De l’autre côté de la chambre, elle aperçut le lit vide d’Hélène. Elle se représenta sa sœur, encore assise dans la Salle du foyer, insouciante comme elle l’était toujours, riant de sa petite voix cristalline. À cet instant, elle la détesta parce que celle-ci allait conserver tout ce qu’elle-même allait perdre. Et pourtant, elle savait que son ressentiment envers elle était injuste. L’une d’elles aurait de toute façon été contrainte de partir. Elle n’avait pas imaginé qu’il s’agirait d’elle.

***

Klytemnestre resta allongée un certain temps, secouée de temps à autre de sanglots. Ceux-ci s’atténuaient lorsqu’elle retrouvait son calme, en se disant qu’il était inutile de pleurer, puis reprenaient lorsqu’elle songeait qu’elle allait quitter sa maison, qu’elle ne verrait plus jamais les siens, qu’elle serait seule sur une terre étrangère avec un époux dont elle ne connaissait pas le caractère.

Finalement, elle parvint à retrouver la maîtrise d’elle-même. Verser des larmes était inutile, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait rien à faire. Elle ne renoncerait pas si facilement à son droit de naissance… Elle irait implorer sa mère. Elle était certaine que celle-ci désapprouvait la décision de son père. Sa mère l’avait préparée à être reine depuis sa plus tendre enfance et lui avait dit qu’un jour, elles s’occuperaient ensemble de ses enfants, ici, au palais. Elle la soutiendrait. Elle parlerait à Père, lui ferait entendre raison. Les fiançailles pouvaient être annulées…

Mère doit se trouver dans sa chambre, à cette heure, pensa-t-elle. Elle assistait rarement aux fêtes jusqu’à une heure aussi tardive et se retirait dans sa chambre sitôt que l’étiquette le permettait. Klytemnestre savait qu’elle devait aller la voir maintenant, alors qu’elle était seule. Le plus tôt était le mieux. Agamemnon pouvait venir la chercher à tout moment…

Elle sortit du lit et quitta sa chambre. Elle entendait encore le bruit des festivités qui se déroulaient au cœur du palais, mais le couloir était silencieux. La chambre de ses parents n’était pas loin de la sienne. Elle parcourut une partie du couloir avant d’en emprunter un autre. À la moitié de celui-ci, elle aperçut un petit rai de lumière sur le sol malgré l’obscurité ambiante, provenant du bas de la porte de la chambre de ses parents. Elle avait raison ; sa mère s’y trouvait. Le cœur de Klytemnestre s’emplit d’espoir et elle avança vers la lumière.

En s’approchant, elle entendit des voix. Des éclats de voix. L’une était celle de sa mère, qui paraissait en colère. L’autre était celle de son père.

Elle cessa d’avancer. Si ses parents se disputaient, le moment était mal choisi pour leur parler de son mariage. Et s’ils la surprenaient ici, ils penseraient qu’elle les espionnait. Elle fit demi-tour silencieusement et commença à revenir sur ses pas.

Mais elle entendit alors prononcer son prénom. Ils parlaient d’elle. Elle s’arrêta de nouveau. Elle savait qu’elle aurait dû retourner dans sa chambre, mais si leur dispute la concernait, elle avait le droit de savoir, n’est-ce pas ? Et s’ils parlaient de ses fiançailles… La tentation était trop forte. Elle reprit la direction de la chambre.

Elle atteignit la porte. Celle-ci était fermée, mais elle distingua dans l’obscurité un interstice dans le bois épais, un trou laissé par un nœud qui avait dû tomber, éclairé par la lumière provenant du feu qui brûlait dans la pièce. Elle y jeta un coup d’œil. Sa mère était assise sur le bord du lit nuptial, et ses joues étaient empourprées par la colère. Père était assis à côté d’elle. Il avait l’air à la fois confus et inquiet, et sa main était appuyée légèrement sur la cuisse de sa mère. Celle-ci détournait le regard. Il semblait y avoir une interruption dans leur dispute.

— Nous n’avons pas le choix, Léda, avança son père d’un ton calme et prudent.

— Mais cela n’a aucun sens ! rétorqua sa mère en secouant la tête. Pourquoi faire d’Hélène ton héritière ? Elle ne peut réellement y prétendre, tu le sais bien. Et Klytemnestre est plus âgée. Elle est ton héritière par droit de naissance. Et elle possède plus d’atouts. Elle est intelligente, calme et obéissante… Qu’a-t-elle donc fait pour que tu la rejettes ?

Klytemnestre sourit en entendant les paroles de sa mère, et une douce chaleur se répandit dans sa poitrine douloureuse. Sa réaction était celle qu’elle avait espérée.

— Elle n’a rien fait, soupira profondément son père. J’ai appris certaines choses lorsque j’étais absent. Il y a… des rumeurs concernant Hélène. Elles se répandent vite – et largement semble-t-il.

Les traits de sa mère se figèrent et son visage blêmit.

— Quelles rumeurs ?

Klytemnestre se rapprocha encore de la porte.

— Ce garçon, Thésée, venu nous rendre visite il y a quelques années, celui qui…

Sa mère hocha la tête avec impatience et il continua.

— Il a proféré des mensonges. Il s’est vanté de ce qu’il savait auprès de qui voulait l’entendre, apparemment !

Thésée ? Ce nom à lui seul lui faisait l’effet d’un coup de poignard dans la poitrine, réveillant sa culpabilité. Était-ce pour cela ? Elle n’aurait jamais dû quitter Hélène du regard.

Sa mère, en revanche, parut rassurée.

— Eh bien, si ce n’est que cela…

— Ce n’est pas tout, Léda, répondit son père en prenant les mains de sa mère entre les siennes.

Il la regarda dans les yeux et elle… eut l’air effrayée, comme si elle appréhendait ce qui allait suivre. Sa lèvre inférieure trembla.

— Les gens savent, Léda, dit-il doucement. Ou du moins ont-ils deviné. Ils l’appellent Hélène la Bâtarde.

Klytemnestre dut plaquer une main sur sa bouche pour étouffer un cri. De tous les mots dont on pouvait désigner une personne… Elle fut soudain envahie par un sentiment protecteur. Qui étaient ces gens qui proféraient des mensonges sur sa sœur ?

Sa mère prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Son père lui tenait les mains. Il paraissait être lui aussi sur le point de pleurer. Mais en regardant leurs visages, Klytemnestre comprit qu’ils n’étaient pas scandalisés. Ils semblaient plutôt accepter ce qui était en train de se produire, comme s’ils savaient que ce jour allait arriver.

— Je suis désolée, mon amour, dit son père. Je suis désolé d’avoir dû évoquer cela. Je te l’aurais épargné si cela avait été en mon pouvoir…

Il tendit une main vers le visage de sa femme et essuya une larme sur sa joue.

— Mais comprends-tu, maintenant ? Hélène ne pourra pas faire un bon mariage. Peut-être ne pourra-t-elle jamais se marier… parce que sa virginité ainsi que sa lignée ont été mises en doute. Sauf si nous faisons d’elle un parti plus attrayant. Si nous faisons d’elle l’héritière de Sparte, personne ne se souciera plus des rumeurs ! Les prétendants se battront pour l’épouser…

— Mais cela ne doit pas se faire au détriment de Nestre ! répondit sa mère d’une voix rauque. Elle mérite d’être heureuse. Ma pauvre fille…

— Et Hélène ? Il s’agit également de ta fille…

— Elle ? aboya sa mère.

Klytemnestre observa avec stupéfaction le visage de Léda afficher une grimace de mépris.

— J’aurais préféré qu’elle… J’ai essayé… J’ai essayé de… J’ai consommé des herbes…

Les yeux de sa mère étaient emplis de douleur lorsqu’elle se détourna de son époux, fixant la porte sans la voir.

— Klytemnestre est ma véritable fille. Notre fille. Née de l’amour…

Klytemnestre commença à prendre la mesure de la portée des paroles de sa mère, et elles lui semblèrent trop lourdes à porter, comme si les mots eux-mêmes étaient trop pesants, et impliquaient trop de choses pour pouvoir se faufiler à travers le petit interstice de la porte.

Son père avait l’air peiné. Des rides de tristesse marquaient ses traits, plus accusés sous l’effet de l’éclairage. Il posa tendrement une main sur la joue de son épouse et tourna son visage vers lui.

— Tu n’es pas une femme cruelle, Léda. Pense à ce que tu dis. Quelle joie tirera Hélène de l’existence si elle ne se marie pas ? Si elle n’a pas d’enfants ? soupira-t-il en baissant les yeux. Je sais qu’ils t’ont fait souffrir, mais…

Sa mère ravala un sanglot.

— Je sais, reprit Tyndare. Mais ce n’est pas Hélène qui t’a fait du mal. Ce n’est pas sa faute.

Sa mère sanglotait sans retenue, maintenant, son corps agité de secousses entre les bras puissants de son époux. Puis elle finit par reprendre contenance. Lorsqu’elle se mit à parler, cependant, sa voix était à peine audible. Klytemnestre dut tendre l’oreille pour l’entendre.

— Je suis bien consciente que tout cela n’est pas la faute d’Hélène. C’est la mienne. Je me suis montrée imprudente. Mais parfois, je ne supporte pas de la regarder. Elle me rappelle… elle me les rappelle, elle me rappelle ce qui s’est passé et combien je t’ai déshonoré. Combien je continue de t’apporter le déshonneur, murmura Léda, dont la voix se brisa de nouveau.

Elle secoua la tête.

— Je suis tellement désolée. Ce jour-là, j’ai tout gâché ! Et ma pauvre petite Nestre est maintenant privée de son droit de naissance à cause de moi…

Klytemnestre ne saisit pas le sens de toutes ces paroles, mais elle comprit que la souffrance de sa mère était réelle. Elle aurait aimer s’élancer vers elle et la prendre dans ses bras. Lui dire que tout allait bien, qu’elle ne lui en voulait pas.

— S’il te plaît, mon amour. Ne dis pas des choses pareilles.

Tyndare appuya son front contre celui de son épouse et entoura de ses mains sa tête brune.

— Ce n’est pas vrai… Tu sais que je ne te blâme point !

Mais sa mère poursuivit, la respiration entrecoupée :

— J’avais espéré qu’une fois Hélène mariée, qu’une fois partie… Mais désormais, je dois perdre la fille que j’aime et avoir pour toujours devant les yeux celle qui restera…

Son père leva les yeux vers elle tout en baissant la tête.

— Je suis désolé. La dernière des choses que je souhaitais était de te faire souffrir. Mais je dois prendre la plus sage des décisions – pour mes deux filles.

Sa mère leva le regard et regarda son époux dans les yeux, mais Klytemnestre ne put lire son expression.

— Tu es un homme bon, Tyndare, finit-elle par dire, en posant sa tête sur la poitrine de son époux.

La colère qu’elle avait éprouvée auparavant semblait s’être éteinte, laissant place à une patiente acceptation. En voyant sa mère renoncer, Klytemnestre ressentit un léger pincement au cœur : la seule personne qui la défendait abandonnait la partie, et pourtant, Léda paraissait si frêle, si épuisée par ses efforts, qu’elle ne pouvait en éprouver de la rancune. Les deux époux demeurèrent assis près d’une minute en silence avant que Léda ne se redresse et demande à Tyndare :

— Dis-moi quel homme est le fiancé de ma fille…

Son père poussa un léger soupir de soulagement.

— Il sera digne de Nestre. Il s’agit d’un homme admirable, un grand meneur d’hommes. Il a conquis un large royaume, et la richesse, mais cela n’est qu’un début. Je pense qu’il deviendra l’un des puissants seigneurs de la Grèce. Plus puissant que moi-même.

Klytemnestre écoutait avec attention, désireuse d’entendre tout ce qu’elle pouvait à propos de cet homme qui avait tant impressionné son père qu’il était prêt à la laisser partir facilement. Elle vit sa mère afficher un air moqueur, et ses yeux emplis de scepticisme.

— Je te dis la vérité, mon amour, reprit Tyndare. C’est ce que je vois en lui. Il est affamé de pouvoir, et a les moyens de l’obtenir. C’est pourquoi nous devons renforcer nos liens avec sa maison.

Sa mère parut sur le point de l’interrompre, mais son père sembla deviner ce qu’elle allait dire.

— Il ne choisira pas Hélène – je le lui ai déjà suggéré. Il a besoin d’une reine qui renforcera sa légitimité et ne la remettra pas en question. Et il a besoin d’héritiers dès maintenant. Hélène n’est pas prête. Elle n’a pas encore ses menstrues, n’est-ce pas ?

Sa mère secoua la tête à contrecœur.

— Il a plus de trente ans et attendait d’avoir conquis son royaume avant de se marier, mais il lui faut désormais des héritiers pour préserver sa lignée.

— J’ai l’impression que tu as réponse à tous mes arguments, concéda sa mère d’un ton résigné. Tout ce que tu as dit semble mûrement réfléchi. Je n’aurais pas dû en attendre moins de toi.

Elle lui adressa un faible sourire.

— Tout ira bien, tu verras, répondit son père, en lui souriant à son tour. Tes deux filles seront reines. Et les épouses les plus admirées et les plus enviées de Grèce. Nous enverrons Klytemnestre à Mycènes avec tout l’apparat qu’elle mérite et ferons d’Hélène l’épouse la plus convoitée de sa génération.

— En la liant à ton royaume, objecta sa mère en soupirant.

— Ma décision ne se limite pas à cela, mon amour. Mais elle y contribuera certainement. Les hommes oublient souvent les médisances lorsqu’un trône est en jeu…

Il sourit, tentant d’arracher un sourire en retour à sa mère.

— Les événements tourneront à notre avantage, je te le promets !

Klytemnestre perçut un bruit derrière elle. Il venait de loin, mais elle ne pouvait pas se contenter de l’ignorer. Les invités commençaient à partir. Elle devait regagner sa chambre. Ses parents n’avaient pas terminé leur discussion, mais elle ne voulait pas risquer d’être découverte. Elle s’éloigna de la porte pas à pas, silencieusement, puis accéléra l’allure. Une fois parvenue dans sa chambre, elle se glissa rapidement entre ses draps.

Son cœur battait la chamade, mais pas uniquement parce qu’elle avait craint d’être surprise. Elle avait entendu tant de choses au cours des minutes précédentes, tant de faits qu’elle ignorait et qui la déstabilisaient. Hélène la Bâtarde, avait dit son père. Klytemnestre n’était pas certaine de comprendre tout ce qu’elle avait entendu, et elle était déjà en train d’oublier certains détails, mais elle savait ce que ces mots signifiaient. Père n’était pas le père d’Hélène. Ramenant ses couvertures jusqu’à son menton, elle se demanda si Hélène le savait. Non. Elle devait l’ignorer, bien sûr. Car elle en aurait parlé. Elles n’avaient pas de secrets l’une pour l’autre. Et ses parents ne devaient pas le lui avoir dit, si cela n’était pas supposé se savoir. Hélène était incapable de garder un secret. Dois-je le lui dire ? pensa Klytemnestre. Si je ne le lui dis pas avant de partir, elle ne le saura jamais. Mais cela était peut-être préférable, pensa-t-elle en se tournant de l’autre côté, afin de trouver une position plus confortable. Hélène adorait Père. Elle était fière d’être sa fille… Elle serait si bouleversée si elle apprenait la vérité, et à quoi cela servirait-il ?

De plus, elle avait entendu autre chose qui la perturbait encore davantage que l’ascendance d’Hélène. À cause de Thésée, les hommes se montreraient réticents à épouser sa sœur. L’important n’était pas qu’il mentait. Mais qu’il s’était trouvé seul avec elle. Il pouvait raconter ce qu’il voulait et les gens le croiraient. À cette seule pensée, elle se sentit en colère, imaginant qu’il puisse se vanter, riant alors qu’il avait détruit l’avenir de sa sœur. Elle pouvait l’entendre, ce rire insouciant, irréfléchi, des garçons qui savent qu’il leur appartient de dévaster le monde…

Elle se redressa et rejeta ses couvertures, bouillonnant presque de colère, et cependant, derrière la rage qu’elle éprouvait envers Thésée, se dissimulait un autre sentiment beaucoup plus sombre et difficile à affronter : la culpabilité. Hélène était encore jeune alors, elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Quant à elle, il avait été de son devoir de la protéger. De préserver sa virginité, sa réputation. Hélène n’avait disposé d’un peu de liberté que parce que ses parents avaient fait confiance à Klytemnestre, qui devait veiller sur elle. Et elle l’avait abandonnée. À cause d’elle, sa sœur ne ferait pas un bon mariage…

En s’allongeant de nouveau, elle sentit s’éteindre la colère qu’elle avait éprouvée envers son père, envers Hélène, qui la privaient de son droit de naissance. Elle payait le prix de sa propre erreur. Elle ne pouvait remédier à ce qui s’était produit, elle ne pouvait punir Thésée pour ses mensonges, mais elle pouvait réparer les dommages qui en découlaient. Elle ne se disputerait plus avec son père. Tout devait se dérouler ainsi…

Le jour suivant, Klytemnestre se remit à l’ouvrage dans la Salle des femmes. Elle n’avait pas beaucoup dormi, étant restée éveillée une partie de la nuit à ruminer sur ce qu’elle avait entendu et à imaginer son nouvel avenir. Préoccupée, elle n’était pas d’humeur à se consacrer au tissage.

Elle remarqua qu’il y avait un défaut dans l’un des rangs précédents de son tissage. Soupirant, elle s’apprêta à défaire son ouvrage – ce n’était pas la première fois depuis le début de la matinée. Tout en s’exécutant, elle commença à prendre conscience que l’atmosphère de la salle avait brusquement changé. Cela la frappa. Les bavardages habituels avaient laissé place au silence. Elle se retourna et vit que toutes les femmes, sauf Hélène, avaient délaissé leur tâche et courbaient la tête. Elle en identifia la raison. Son père se tenait sur le seuil. Elle ne pensait pas l’avoir déjà vu entrer ici. Il croisa son regard.

— Klytemnestre, puis-je te parler ? demanda-t-il.

Puis-je ? Il était le roi, et il était son père. S’il souhaitait lui parler, il lui aurait été difficile de refuser. Surprise par son ton conciliant, elle délaissa le métier à tisser et se dirigea vers lui. Il marcha devant elle le long d’une petite partie du couloir, puis lui adressa la parole d’une voix douce.

— Je voulais voir si tu allais bien, après notre conversation d’hier soir. Je suis désolé de t’avoir bouleversée. Je sais que cela a dû être un choc pour toi, et que tu es en colère contre moi, mais je te promets que j’ai effectué un bon choix. Le roi Agamemnon…

— Ne t’en fais pas, Père… l’interrompit-elle.

Il cligna des yeux, surpris, et elle se força à sourire.

— Je ferai ce que tu me demandes… Je sais que tu t’efforces seulement de faire ce qu’il y a de mieux.

Tyndare demeura silencieux, les sourcils froncés, l’air déconcerté. Puis il se pencha et enlaça Klytemnestre.

— Tu es une fille merveilleuse, Nestre, murmura-t-il. Ta mère et moi tenons énormément à toi, et nous espérons que ton mariage te comblera…

Il desserra son étreinte et se redressa.

— Je suis heureux que nous nous réconcilions, dit-il, d’un ton redevenu formel.

Puis il fit demi-tour et s’éloigna.

Klytemnestre laissa échapper un long soupir. Tout était réglé. Elle revint dans la Salle des femmes et s’installa de nouveau près du métier à tisser. Hélène lui jeta un long regard interrogateur, qu’elle fit semblant d’ignorer.