Klytemnestre
La journée n’était pas propice à des funérailles. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression. Le ciel était trop clair, la brise trop agréable. Dans l’esprit de Klytemnestre, une voix la tenaillait, aux limites de sa conscience, lui suggérant que cela aurait dû être plus pénible, qu’elle aurait dû éprouver des sentiments différents. Mais elle ne ressentait que du soulagement.
Bien des émotions l’avaient déjà traversée, la nuit précédente, dans cette chambre sanglante. Telle une immense vague, celles-ci l’avaient submergée, écrasée et brisée, comme un morceau de bois projeté contre les rochers. Mais désormais, elle se sentait apaisée.
Égisthe et elle suivaient la procession. Alétès se trouvait avec eux. Elektra se tenait en tête du cortège, son chant guttural couvrant celui des autres pleureuses. Klytemnestre avait décidé que ce n’était pas à elle de diriger le chant, ni de marcher à côté de la dépouille de son époux. Et cependant, elle savait qu’elle devait être présente, afficher son respect, faire son devoir.
— Il a laissé les chiens déchiqueter le corps de mon père, murmura Égisthe à son intention au moment où le cortège passait sous la porte des Lionnes. Tu lui accordes davantage de respect qu’il ne l’a fait de son vivant.
— Il s’agissait d’un roi, se contenta-t-elle de répondre.
Lorsqu’ils atteignirent le bas de la colline, la foulée de Klytemnestre devint plus solennelle. À gauche de la route, parmi les monuments funéraires plus anciens, se trouvait un monticule de terre fraîche. Elle pressa la main d’Égisthe tout en détournant les yeux.
Il avait montré de tels remords. L’avait serrée contre lui lorsqu’elle avait hurlé, bercée lorsqu’elle tremblait.
Mais tu avais demandé de préparer deux bains. Ses paroles troublées lui revinrent en mémoire. Je pensais que cela voulait dire…
Il avait simplement essayé de lui venir en aide. C’était ce qu’elle s’était dit. Comment aurait-il pu savoir ? Mais commettre un tel acte de sang-froid…
Elle était sa prostituée.
Non. Il ne s’agissait que d’une jeune fille. Encore une autre jeune fille malmenée par le monde. Qui avait eu des parents, un foyer et un caractère bien à elle, autrefois. C’était cela qui l’avait chagrinée davantage que tout le reste. Cette prise de conscience qui échappait à son doux et tendre compagnon.
Mais elle lui avait pardonné son acte. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce nouveau monde était trop terrifiant pour qu’elle l’affronte seule. Et comment le lui reprocher, après ce qu’elle avait fait elle-même ? Chacun avait à supporter son propre fardeau.
Le cortège s’arrêta, s’amassant autour de la tombe royale dont l’accès fut descellé. Klytemnestre voyait ses filles, maintenant. La jeune tête de Chrysothemis était inclinée, solennelle et grave. Mais Elektra… ses yeux étaient remplis de colère, étincelant dans son chagrin, et les larmes coulaient à l’intérieur de sa bouche tandis qu’elle émettait son chant plaintif. Klytemnestre la regarda, le cœur lourd, et leurs regards se croisèrent. Le chant de sa fille devient alors plus puissant, plus chargé de colère, les notes s’échappant de sa gorge comme des malédictions. Pour la première fois de la matinée, Klytemnestre sentit les larmes lui monter aux yeux.
Elle savait que sa fille ne lui pardonnerait jamais son acte. Elle le sentait au plus profond de son cœur douloureux. Mais qu’aurait-elle dû faire d’autre ? Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle aimait ses enfants par-dessus tout, mais chacun d’eux était une corde attachée à son sein et tirait dans sa propre direction. Elle n’avait pu laisser impunie la mort d’Iphigénie, mais la justice qu’elle avait rendue à l’une de ses filles allait-elle lui en faire perdre une autre ? Aurait-elle perdu un fils – le doux et pur Alétès – si elle n’avait pas commis cet acte ? Allait-elle perdre un autre fils, si Oreste ne lui était pas rendu ?
Son cœur battait la chamade et elle eut un étourdissement. Elle prit le bras d’Égisthe afin d’éviter que ses genoux ne se dérobent sous elle, et inspira profondément.
Elle s’était toujours efforcée d’agir au mieux, n’est-ce pas ?
Oui, se dit-elle. C’est ce qu’elle s’était efforcée de faire.
Elle énonça silencieusement une prière aux dieux. Elle leur demanda que son choix s’avère être le bon. Que l’avenir soit radieux. Que ses enfants soient protégés. Enfin, elle pria pour que sa nouvelle vie soit bénie et heureuse, autant qu’une vie puisse l’être.