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Hélène

Deux ans plus tard

Hélène menait une vie empreinte de solitude depuis que Klytemnestre avait quitté Sparte. Elle avait non seulement perdu sa sœur, mais également sa meilleure amie. Il lui semblait qu’une partie d’elle-même avait été emportée sur ce chariot. Durant des mois après son départ, elle s’était sentie désemparée et n’avait eu personne à qui parler hormis Thèkle, et personne avec qui passer du temps, hormis elle-même. La nuit, sa chambre était trop silencieuse sans la douce respiration de sa sœur… C’était à ce moment-là qu’elle lui manquait le plus, lorsqu’elle était allongée dans l’obscurité. Comme elle aurait espéré, alors, pouvoir l’appeler par son nom, et l’entendre lui répondre, converser avec elle, comme autrefois, lorsqu’elles étaient toutes deux seules dans le noir. Elles auraient parlé de choses importantes, se confiant mutuellement ce qu’elles avaient sur le cœur, en pleine nuit, ou discutant de tout et de rien, gloussant paisiblement dans leurs oreillers jusqu’à ce que l’une d’elles s’endorme.

Son père avait remarqué à quel point elle se sentait seule. L’ayant vue à peine esquisser l’ombre d’un sourire en l’espace de six mois, il lui avait présenté deux servantes. Adraste et Alkippe, deux jeunes filles de la noblesse capturées durant la campagne de Mycènes, avaient le même âge qu’Hélène, et son père avait pensé qu’elles pourraient lui tenir compagnie tout en étant à son service. Il avait raison. Les trois jeunes filles étaient devenues amies, autant que cela était possible lorsque deux d’entre elles servent la troisième.

Adraste et Alkippe se trouvaient ce jour-là dans la chambre d’Hélène, pour l’apprêter. Alkippe était en train de parfaire la coiffure complexe de la jeune fille – une tâche dans laquelle elle était devenue experte – tandis qu’Adraste cherchait dans une boîte à bijoux en ivoire les parures que celle-ci pourrait arborer pour la journée. Hélène adorait ce rituel matinal. Elle se sentait adulte depuis qu’elle avait ses propres servantes, et elle bavardait et riait ensemble avec elles. Et il n’y avait pas que cela. Il y avait de la magie dans cet instant. À chaque étape, avec chaque nouvelle pièce d’habillement, avec chaque pièce d’or ou joyau placés sur son corps, elle se sentait transformée, passant de la jeune fille qu’elle était à une princesse. Elle avait le sentiment d’avoir beaucoup évolué au cours des deux années écoulées depuis le départ de Nestre, et elle aurait aimé que sa sœur puisse voir à quel point elle avait changé.

— Que pensez-vous de celui-ci, maîtresse Hélène ? demanda Adraste en brandissant un collier de perles d’ambre polies. Il serait merveilleusement assorti à vos cheveux, mais n’est-ce pas trop ? Nous devrions peut-être le conserver pour une occasion spéciale !

— Non, non, répondit Hélène, tandis qu’Adraste faisait mine de le remettre dans le coffre. Je l’aime beaucoup, et je ne pense pas qu’il soit trop précieux. Je suis l’héritière, après tout, ajouta-t-elle en souriant.

Adraste lui rendit son sourire et hocha la tête, puis ajusta le collier autour de son cou.

— Je n’ai jamais réellement compris pourquoi, murmura soudain Alkippe d’une voix douce tout en plaçant une fleur dans les cheveux d’Hélène. Je veux dire, pour quelle raison êtes-vous l’héritière ?

Devant elle, Adraste se figea, les yeux écarquillés. Hélène ouvrit la bouche pour répondre, mais Alkippe la devança, les mots sortant de sa bouche sous la forme de cris perçants :

— Je suis désolée, ma dame. Cela était si malvenu de ma part ! Je ne voulais pas dire… C’est que… Eh bien, vous avez des frères, c’est ce dont je voulais parler. Est-ce qu’habituellement, ce ne sont pas les garçons qui… ? Je me posais la question, c’est tout.

— Il n’y a pas de mal, Alkippe, affirma Hélène en se retournant vers elle avec un sourire. Je suppose que cela vous paraît étrange, s’il n’en est pas ainsi à Mycènes, mais je ne pense pas que cela soit si inhabituel… ajouta-t-elle, en rejetant l’une de ses tresses en arrière. Ma sœur m’a dit que c’est parce que Kastor et Pollux sont jumeaux. Père craignait qu’ils ne se battent au sujet du royaume, et il a donc fait en sorte qu’aucun d’eux ne soit roi.

— Le seigneur Tyndare est un homme sage, approuva Adraste, l’air pensif. Notre royaume a été déchiré par des frères qui se battaient pour le trône. C’est pour cela que nous sommes ici… Nous ne nous plaignons pas, bien sûr, ma dame, ajouta-t-elle prestement. Nous sommes heureuses de vous servir, et votre père s’est montré très bon envers nous…

— En effet, confirma Alkippe, qui courba respectueusement la tête.

Hélène sourit faiblement en guise de réponse. Il lui arrivait d’oublier la situation de ses servantes, et l’infortune qui les avait conduites ici. Elle savait qu’elles étaient esclaves, mais elle préférait les considérer comme des amies. Cela était plus facile…

Une fois entièrement vêtue et parée, elle se dirigea vers l’angle de sa chambre pour s’adonner à la phase finale de son rituel matinal. Là, sur une table basse couverte d’un fin tissu, se trouvait une petite sculpture peinte, la silhouette d’une femme aux bras levés. Hélène s’agenouilla devant elle et tendit la main vers Adraste. La jeune fille lui passa un petit flacon d’huile parfumée, dont Hélène répandit quelques gouttes sur la tête de la figurine. Celle-ci possédait un visage rudimentaire peint sur l’argile, avec de grands yeux arrondis et une bouche souriante. Hélène la contempla en disant :

— Dame Artémis, je vous rends grâce, afin que vous veilliez sur ma sœur.

Elle prononçait ces mots chaque matin depuis que Nestre était partie. Puis, oignant une nouvelle fois la tête de la figurine, elle ajouta :

— Et protégez ses enfants, afin qu’ils vivent et apportent de la joie à leur mère.

Elle effectuait cette seconde requête depuis près d’un an. Elle savait combien la vie d’un enfant était fragile. Sa mère avait perdu deux enfants malades, lui avait expliqué Thèkle.

Une fois sa prière terminée, Hélène se leva et quitta la chambre, suivie des deux servantes. Ces dernières l’accompagnaient partout, telle une ombre à deux têtes. Parfois, cela l’agaçait, surtout lorsqu’elle avait envie d’être seule, mais la plupart du temps, elle appréciait leur présence. Cela renforçait son sentiment d’appartenance à la famille royale.

Hélène marchait à pas mesurés dans les couloirs, démontrant, l’espérait-elle, un certain raffinement. Elle n’était pas pressée d’atteindre la Salle des femmes, car elle ne pourrait s’y asseoir et continuer à rire et bavarder avec ses amies tout en filant tranquillement. Elle apprenait désormais à tisser et n’était pas très douée. Cela exigeait une trop grande concentration et elle commettait régulièrement des erreurs. De plus, Thèkle viendrait surveiller sa progression et émettrait ses habituels commentaires désobligeants. Peu importait qu’elle se sente adulte désormais, avec ses servantes, ses bijoux, et sa poitrine qui tendait enfin sa robe, sa nourrice lui donnait l’impression d’être encore une enfant.

Elles étaient arrivées à proximité de la Salle du foyer. Elles n’étaient pas supposées s’y rendre, mais Hélène espérait que sa mère s’y trouverait, et qu’elle pourrait lui tenir compagnie, comme le faisaient les femmes de sang royal. Mais aujourd’hui, comme tous les autres jours, ses espoirs furent déçus. Hélène avait le sentiment d’avoir à peine vu Léda en l’espace de deux ans. Depuis le départ de Nestre, celle-ci demeurait dans ses appartements la plupart du temps. Elle se montrait de temps à autre lorsque sa présence était requise pour une occasion officielle, mais elle semblait plus âgée et sans vie. Hélène pouvait à peine se souvenir d’avoir vu sa mère sourire, et cela lui faisait l’effet d’un ver dévorant son cœur. Que l’une de ses filles vive encore à Sparte ne semblait pas avoir d’importance pour elle. Hélène savait qu’elle était insignifiante à ses yeux. Elle n’était pas la bonne fille. Elle avait espéré que l’absence de Nestre les rapprocherait, qu’il y aurait davantage de place dans le cœur de sa mère, que leur perte commune créerait un lien entre elles. Mais cela avait rendu les choses encore plus difficiles… Elle avait le sentiment d’avoir perdu sa mère en plus de sa sœur – une perte encore plus douloureuse, car sa figure spectrale hantait encore constamment les lieux.

Elle traversait la cour quand elle entendit une voix la héler. La voix de son père :

— Hélène ! Attends-moi, Hélène !

Elle se tourna vers lui et sourit. Au moins, son père était-il resté le même, même s’il avait légèrement vieilli en deux ans. Il lui adressait toujours un sourire, qu’elle buvait tel un nectar divin.

— Je dois te parler, dit-il, d’un ton réfléchi, mais dépourvu de gravité.

Hélène avait une petite idée de leur futur sujet de conversation et elle en éprouva un sentiment d’exaltation.

— Pourquoi ne viendrais-tu pas t’asseoir auprès de moi ?

Tyndare fit un geste en direction de la salle, et de son trône, placé près du foyer.

Lorsqu’ils furent assis, Hélène se mit à pianoter du bout des doigts, impatiente.

— Hélène, il est temps de te marier, lui annonça son père.

Elle expira lentement l’air qu’elle avait retenu dans ses poumons. Elle n’était pas surprise, car elle attendait cette nouvelle depuis quelques mois. Après tout, elle avait l’âge qu’avait Nestre lorsqu’elle s’était mariée. Son tour était venu.

— Je n’aurais pas à partir, n’est-ce pas ? demanda-t-elle impulsivement, cette pensée lui ayant soudainement traversé l’esprit. Étant l’héritière, je vais rester à Sparte avec vous ?

— Oui. Tu resteras ici, ne t’inquiète pas… Quel que soit celui qui t’épousera, il viendra vivre avec nous.

— Quel que soit ?

Hélène eut l’air légèrement déçue.

— Tu n’as donc pas fait ton choix ?

— Non, ma chérie. Nous attendrons de voir qui est l’homme qui te correspondra le mieux, dit-il, un léger sourire aux lèvres.

Hélène semblait toujours inquiète. Son père poursuivit donc ses explications.

— Nous allons organiser un tournoi un peu particulier… Les meilleurs prétendants de Grèce se rendront ici pour obtenir ta main. Ils arriveront au cours des semaines à venir. J’ai fait savoir que tu étais prête à te marier, et ils vont venir de toutes les régions. Tous espéreront remporter le tournoi et obtenir ta main en récompense.

— Ils vont concourir pour moi ? demanda Hélène, surprise.

— Et pourquoi pas ? répondit son père avec un sourire. Tu es l’héritière d’un riche royaume. Et tous ont entendu parler de ta grande beauté…

La jeune fille rougit. Elle aimait l’idée que des hommes se battent pour elle. Elle imaginait les prouesses qu’ils auraient à accomplir, les présents qu’ils apporteraient, et un large sourire apparut sur son visage.

— Je dois te révéler quelque chose, Hélène, avant que le tournoi ne commence, ajouta son père.

Le sourire d’Hélène s’effaça légèrement, et elle hocha la tête, l’incitant à poursuivre.

— Il s’agit simplement de… Il y a des prétendants, du moins certains d’entre eux… qui pensent que tu es la fille de Zeus.

— Quoi ? pouffa-t-elle. Mais c’est ridicule, Père ! Pourquoi pensent-ils une chose pareille ?

— Parce que je leur ai dit que c’était le cas, dit-il avec un petit soupir. Tout ce que je te demande, c’est de les laisser y croire.

Hélène cessa de rire. Elle demeura silencieuse un moment, regardant son père dans les yeux. Elle était surprise et quelque peu troublée, mais ne pouvait nier le fait que cette idée présentait un certain attrait.

— Hélène ? la pressa impatiemment son père. Respecteras-tu ma volonté ?

— Oui, bien sûr, Père. Si c’est ce que tu désires…

Il sourit.

— Très bien !

Une fois Tyndare parti, les servantes se mirent à piailler comme des moineaux.

— Oh, cela va être tellement amusant ! roucoula Adraste. J’espère que cela va avoir lieu bientôt !

— Et tous ces prétendants ! s’extasia Alkippe. Je parie qu’ils seront très beaux !

— Oui ! dit Hélène dans un souffle. Cela va être magnifique, n’est-ce pas ?

Enfin, se dit-elle. Tu vas bientôt devenir une vraie femme, comme Nestre. Elle éprouva une sensation de papillons dans le ventre, mais se dit qu’il s’agissait de bons papillons. Devenir une femme allait être excitant et merveilleux, et plus personne ne la traiterait comme une stupide petite fille. C’était une bonne chose, et le tournoi offrirait un merveilleux spectacle. Elle avait hâte que Nestre les rejoigne pour y assister avec elle…