Chapitre 7
Le Dragon et la création des dépanneurs La Maisonnée

Au début du mois de janvier 1982, ma première journée chez Steinberg a débuté dans le bureau de Gerry Spitzer, à la Place-Alexis-Nihon.

Mel Dobrin, le président du conseil d’administration, y assistait également. Nous parlions de l’avenir. Plus précisément de ce que devait être cette nouvelle division qu’ils souhaitaient mettre sur pied. Dans les faits, j’étais maintenant président de cette entité à créer. Mais à ce moment, cette compagnie n’avait pas de nom, pas de bannière, pas d’employé et pas de bureau. J’étais, à moi seul, la totalité de la division!

Voilà pourquoi il était essentiel d’en préciser les para - mètres. Or, ce n’était pas parfaitement clair dans l’esprit des dirigeants de Steinberg. Le mandat qu’ils me confiaient était de développer une nouvelle bannière de dépanneurs franchisés qui serait complètement indépendante de Steinberg, bien qu’elle fasse évidemment partie de l’empire. Ils voulaient à la fois redo - rer le blason de Steinberg, mais aussi éviter que d’autres détaillants dans ce créneau, comme Provi-Soir, s’emparent de tout le marché. Voilà à peu près où on en était dans le développement du projet. Pour le reste, ils me faisaient confiance et ils me disaient qu’ils appuieraient mes démarches.

J’étais toutefois un peu inquiet que les dirigeants ne connaissent pas grand-chose de la concurrence. J’arrivais de Metro-Richelieu et, là-bas, tous les intervenants, en tout cas tous les membres de la direction, savaient qui contrôlait les destinées des autres regroupements de détaillants ou des grandes chaînes d’alimentation du Québec. On n’avait peut-être jamais rencontré ces dirigeants, mais tous les vice-présidents de Metro-Richelieu savaient qui étaient Mel Dobrin, Jack Levine ou Gerry Spitzer, tout comme ils savaient que Pierre Croteau présidait les destinées d’IGA-Québec. C’étaient des informations de base.

Aussi, quand Melvyn Dobrin m’a demandé, le plus sérieusement du monde, qui était le président de Metro-Richelieu, j’ai été un peu abasourdi. Pendant quelques décennies, Steinberg avait été la plus importante chaîne alimentaire au Québec et c’était toujours un géant. Au fil des ans, l’entreprise avait bâti des ramifications dans d’autres provinces et dans d’autres secteurs d’activité. Ses dirigeants avaient donc la réputation de rarement regarder en arrière et d’être assez suffisants. D’ailleurs, la rumeur voulait que les luttes politiques intestines aient été féroces depuis la mort, en 1978, de Sam Steinberg, le grand concepteur de la chaîne. Mais que le président de Steinberg ne sache même pas qui était le président de l’un de ses principaux concurrents, ça me renversait.

Cependant, j’étais assuré d’avoir leur appui pour mon travail et, finalement, comme je n’aurais pas à oeuvrer dans la branche mère de l’entreprise, j’aurais donc une relative autonomie.

Par ailleurs, si Mel Dobrin ne connaissait pas les autres dirigeants, moi je savais parfaitement les noms de la plupart de ceux qui travaillaient au siège social de Steinberg et je les avais, pour la majorité, déjà rencontrés. Aussi, en sortant de la réunion, je suis allé me présenter à mes nouveaux « collègues ». Parmi ces personnes, il y avait Diane Marcelin, avocate et viceprésidente aux affaires corporatives. En 2012, elle était juge à la Cour supérieure du Québec. À l’époque, je l’avais déjà rencontrée à quelques occasions et j’étais content de la revoir.

— Bonjour, Diane, lui ai-je lancé en entrant dans son bureau. Nous sommes maintenant confrères…

— Et j’en suis heureuse, m’a-t-elle répondu. Ça va probablement brasser un peu la cage. En passant, j’ai eu ce que je crois être une très bonne idée pour tes nouveaux dépanneurs…

— Tant mieux, parce que rien n’est encore arrêté làdessus. Alors, quelle est ta suggestion?

— Que penserais-tu de « La Maisonnée »?

— C’est vrai que ça sonne bien. As-tu vérifié si le nom était disponible? Est-ce qu’on peut l’incorporer?

— Gaétan… Je suis avocate, je ne t’en aurais pas parlé sinon, a-t-elle répliqué avec le sourire.

— J’aime bien ton idée. Peux-tu t’assurer que nous conservons les droits sur ce nom? Je te reviens sous peu.

Le nom de la compagnie mère n’était pas encore trouvé, mais celui que Diane m’avait suggéré pour les dépanneurs me plaisait beaucoup. Il fallait cependant que j’y réfléchisse un peu, car je devais m’assurer qu’il correspondait au genre d’entreprise que je voulais bâtir. Or, comme je commençais, je n’en savais encore rien.

Le premier point à régler était de me trouver un bureau, au moins provisoire, où je pourrais débuter. J’ai choisi de m’installer temporairement au siège social de la division Steinberg- Québec, qui se trouvait sur la rue Hochelaga, près de la rue Viau, dans l’est de Montréal. Marvin Biltis y travaillait à titre de vice-président-directeur général des supermarchés Steinberg du Québec et c’est lui qui m’a accueilli. Gerry Spitzer m’y a accompagné puisqu’il y avait aussi un bureau. Il m’en a d’ailleurs trouvé un à côté du sien. Puis il m’a dit que je devais avoir une secrétaire et qu’il souhaitait que je puisse compter sur la meilleure. Il m’a présenté Linda Millar. Je n’ai pas eu besoin de discuter longtemps avec elle pour comprendre qu’elle était très compétente et qu’elle pourrait m’appuyer dans mon travail. Je lui avais expliqué que je cherchais une personne qui serait, ni plus ni moins, mon adjointe. Ce défi l’intéressant, elle a donc eu le poste.

Je me suis ensuite retrouvé seul dans mon nouveau bureau. Je me sentais comme l’écrivain face à la page blanche. Je devais jeter les bases d’une nouvelle compagnie d’alimentation et, pour réussir, il fallait que je procède par étapes. J’ai donc pris une feuille et j’ai commencé à noter ce à quoi devraient être consacrées mes prochaines semaines:

Trouver et organiser des bureaux.

Engager une équipe de direction.

Incorporer une compagnie et trouver le nom de la bannière de dépanneurs.

Travailler avec Steinberg pour que l’entrepôt des supermarchés devienne aussi le grossiste des nouveaux magasins de proximité.

Créer un nouveau concept pour ces dépanneurs.

Établir le contrat qui régirait les modalités entre les franchisés et nous.

À cette liste, j’ai ajouté que je voulais que, trois ans plus tard au maximum, une centaine de dépanneurs franchisés soient ouverts. Bref, la commande était imposante.

Je me suis attaqué en priorité à la question des locaux. Je ne pouvais engager qui que ce soit tant que je ne saurais pas où installer le personnel. Je voulais que ces nouveaux locaux soient accueillants, propres et assez près de l’entrepôt puisque nous allions avoir à coopérer étroitement. Armé de ces critères, j’ai fouillé dans les journaux du quartier et je me suis promené dans les environs.

J’ai ainsi déniché un bel espace, au-dessus d’une caisse populaire, qui convenait parfaitement à mes besoins. Et là, j’ai découvert un des avantages à faire partie de la grande famille Steinberg. En effet, la compagnie avait développé un volet immobilier qui était devenu l’une des pierres angulaires du succès des supermarchés et qui était connu sous l’appellation d’Ivanhoe Investments. J’ai donc contacté la firme, qui s’est occupée de tous les détails de la négociation et de la signature du bail. Les résultats furent particulièrement efficaces.

La question de l’aménagement s’est aussi réglée très rapidement, puisque j’avais récupéré beaucoup d’équipement du siège social de Steinberg. En moins de trois semaines, nous étions installés au 5707, rue Sherbrooke Est, et les lignes télépho niques étaient déjà activées.

Parallèlement, j’avais trouvé la perle au chapitre des finances. Je voulais quelqu’un qui provenait de chez Steinberg, car il devait connaître les rouages de l’entreprise qui étaient très différents de ce qui existait ailleurs. Or, je l’avais rencontré et engagé sur-le-champ.

Sur ces entrefaites, et complètement par hasard, j’ai croisé un ancien copain du séminaire de Trois-Rivières, Jacques-André Auger. Il avait également travaillé en marketing et, comme il était libre, il a accepté d’embarquer dans l’aventure.

À l’exploitation, j’ai recruté quelqu’un qui venait des « indépendants » et qui connaissait le système pour un tel type de magasins. Bref, très rapidement, la structure administrative a été montée.

En ce qui concerne le nom de cette nouvelle bannière de dépanneurs, j’avais accepté la suggestion de Diane Marcelin et La Maisonnée avait été créée. Il fallait aussi trouver un nom pour la compagnie qui gérerait les relations avec les franchisés, et donc les dépanneurs. Nous avons retenu « Franchise Plus» qui est devenue une filiale de Steinberg. Concrètement, le protocole créait un commerce à risques partagés entre Franchise Plus et le détaillant indépendant, qui devenait le propriétaire du fonds de commerce et devait utiliser les biens et services mis à sa disposition par Franchise Plus.

Tout allait très vite et je voulais qu’il en soit ainsi. Je souhaitais montrer aux dirigeants de Steinberg qu’on pouvait être à la fois efficace et rapide. D’une certaine façon, et pour prendre une image un peu fantaisiste, avec les indépendants, j’avais appris à tirer le premier et à poser les questions ensuite. C’est ce que je faisais. Je fonçais et si des problèmes survenaient, je les réglais.

Toutes ces démarches effectuées, nous nous sommes mis au vrai travail : déterminer le concept de La Maisonnée que nous allions créer. Pendant une semaine, nous avons visité des dépanneurs. Nous sommes entre autres allés voir plusieurs établissements Provi-Soir, qui connaissaient une belle popularité, ainsi que les autres Boni-Soir ou Dépanneur 7 Jours de ce monde. Je ne voulais pas recréer ce qui existait ou me contenter de l’améliorer. Je voulais faire quelque chose de nouveau et de révolutionnaire. Rien de moins. J’aspirais à quelque chose d’étonnant et qui soit à la mesure des attentes de la clientèle de plus en plus exigeante des années 1980.

Bien entendu, les règles de base de ce type de commerce seraient conservées. C’étaient des magasins de proximité où les clients se rendaient pour leurs achats rapides entre les grosses visites à l’épicerie. Il devait donc y avoir un peu de tout, mais généralement dans de plus petits formats. De plus, et vous l’avez certainement déjà remarqué, tous les aliments d’utilisation quotidienne, comme le pain ou le lait, se trouveraient au fond du magasin. Pour y arriver, le client aurait à traverser tout le dépanneur et passer à côté de produits attirants mais absolument pas indispensables, comme les croustilles.

Mais, avec La Maisonnée, je voulais aller bien plus loin. Tout d’abord, les propriétaires seraient des «maîtres-dépanneurs», une expression évidemment copiée sur le «maîtres-épicier» de Metro-Richelieu.

La première constatation que nous avions faite concernait la superficie des établissements. Puisque je voulais qu’on puisse y trouver beaucoup de choses, il fallait que les magasins La Maisonnée soient plus grands que ce que l’on rencontrait habituellement. Si les Provi-Soir occupaient en moyenne 185 mètres carrés (2000 pieds carrés), il fallait que les succursales La Maisonnée en aient environ 220 (2400 pieds carrés).

Le concept que nous voulions inventer créerait de nouvelles avenues. Il allierait les avantages du dépanneur traditionnel, avec tous les articles courants de l’épicerie, à une sélection de produits spécialisés. Ainsi, il y aurait une boulangerie où seraient cuits sur place des pains, des brioches et des croissants. La Maisonnée vendrait aussi de la charcuterie et de l’épicerie fine, comme des fromages ou du café en grains, fraîchement moulu sur place.

Pour y arriver, il fallait tout prévoir. Par exemple, il était impensable de demander à nos maîtres-dépanneurs d’être aussi des boulangers. Nous devions trouver une autre façon d’atteindre nos buts dans le cadre de ce type d’établissement. Nous avons alors déniché une entreprise de la Beauce, appelée Doyon, qui construisait des fours à pain pouvant s’adapter à nos besoins. Même chose pour la confection du pain. On ne demanderait pas à nos commerçants de le pétrir à la main tous les matins. Nous avons donc trouvé une compagnie qui nous fournirait du pain et d’autres produits congelés qu’il suffisait ensuite de faire cuire.

La Maisonnée devait aussi avoir une autre particularité : la décoration. En effet, tous les dépanneurs que nous avions visités étaient froids et plutôt inhospitaliers. Ils étaient conçus pour l’efficacité, mais assurément pas pour y un passer un bon moment. Le client entrait, prenait ce qu’il cherchait et fichait le camp. Ce ne serait pas comme ça à La Maisonnée.

D’abord, les étagères ne seraient plus en métal, mais plutôt en bois, ce qui apporterait tout de suite une atmosphère plus chaleureuse. Nous nous étions aussi attardés aux couleurs des murs: il était important de créer une impression sympathique dès l’entrée. Nous avions même acheté les droits sur les toiles d’un artiste québécois, Louis-Émond Massicotte, dont nous pouvions reproduire les oeuvres pour les afficher dans nos magasins. Chacun de nos établissements affichait quatre ou cinq de ces reproductions qui représentaient généralement des paysages québécois d’antan. Ma philosophie était la suivante: si le client vient acheter du lait, pourquoi ne pas en profiter pour rendre sa visite agréable et lui suggérer d’acheter autre chose?

Il a fallu six semaines pour tout planifier et tout mettre en place.

En même temps, un autre dossier, celui des emplacements, avançait à la vitesse grand V. Je le rappelle, ce type d’établissement doit être à proximité des gens. C’est sa vocation. Cependant, je ne voulais pas que nos points de vente soient construits dans un quartier résidentiel, comme un ancien magasin du coin. J’ai donc choisi à la fois des locaux dans de petits centres commerciaux qui sont prévus pour s’intégrer à la vie d’un quartier, et des bâtiments autonomes.

Voyez-vous, dans le cas d’un dépanneur de coin de rue, les gens s’y rendent pour une raison précise : acheter du lait, du pain ou quelque chose du genre. Dans le cas de magasins installés dans un centre commercial, il y a d’autres boutiques autour. Les clients peuvent donc venir soit pour le dépanneur, soit pour aller dans un autre établissement et, passant à côté, se rappeler qu’ils manquent de pain ou de lait à la maison. L’achalandage est donc plus intéressant.

Mon spécialiste de l’immobilier était donc à l’affût. Le premier site qu’il m’a proposé était dans un petit centre commercial situé un peu à l’est de notre propre siège social et dont la construction était presque complétée. Je suis allé le visiter et l’endroit m’a paru idéal. Un local neuf qui possédait les dimensions que nous recherchions, une rue passante à l’avant et un quartier résidentiel à l’arrière, d’autres projets de commerces intéressants comme voisins, bref, c’était l’endroit idéal où établir le premier dépanneur La Maisonnée au Québec.

Quand les négociations ont eu lieu avec le promoteur, je ne sais pas trop comment ils y sont parvenus, mais les gens de Steinberg ont obtenu que le nom du centre commercial soit « Centre commercial La Maisonnée ». Avouez que ça donne un bon coup de pouce…

Nous avons analysé deux autres emplacements. Le premier était situé sur la rue Sainte-Catherine Ouest, le second dans l’est de Montréal, sur le boulevard Henri-Bourassa.

Tout fonctionnait à merveille. Il y avait toutefois un écueil important. Nous n’arrivions pas à arrimer le fonctionnement de l’entrepôt de Steinberg aux besoins des dépanneurs. Il faut comprendre que l’opération n’était pas simple. Les entrepôts de Steinberg fournissaient et avaient toujours fourni des super - marchés. Ils avaient développé une expertise extraordinaire pour négocier avec leurs fournisseurs, savaient quels produits se vendaient dans leurs magasins corporatifs, avaient leurs routes et leurs types de camions pour la livraison, pouvaient remplir un camion au complet pour seulement un ou deux marchés à approvisionner, et ainsi de suite. Tout le système était rodé.

Les besoins que nous avions étaient différents. Les dépanneurs La Maisonnée étant plus petits, ils nécessitaient toute une gamme de produits qui ne se trouvaient pas dans les inventaires réguliers de Steinberg. De plus, il nous fallait appro - visionner nos dépanneurs plus souvent et, chaque fois, avec des quantités beaucoup moins importantes, car il était impensable de stocker trop de matériel dans les minuscules arrière-boutiques. Bref, les besoins de La Maisonnée entraînaient une refonte du système informatique de l’entrepôt Steinberg. Si bien que le dossier bloquait.

Bien sûr, nous aurions pu créer notre propre entrepôt. Mais le travail me semblait colossal et aurait impliqué un retard d’au moins un an dans la mise en place et l’ouverture de La Maisonnée, ce que je ne voulais en aucun cas.

Je suis donc retourné au centre-ville pour avoir une discussion avec Gerry, Mel et Jack. Il fallait que les choses bougent. Cependant, quel que soit l’angle d’analyse, nous en arrivions toujours à la même conclusion: Steinberg n’était pas spécialiste des petits marchés et était incapable de s’ajuster. Je les ai donc convaincus de traiter avec un autre grossiste.

Naturellement, cette solution ne leur plaisait pas. D’une part, elle impliquait qu’ils étaient incapables eux-mêmes de résoudre ce problème, ce qui est toujours dur pour l’orgueil. D’autre part, l’adoption de cette suggestion ferait diminuer les profits. Les entrepôts représentent en effet une source de revenus appréciable, particulièrement pour Steinberg, dont les supermarchés étaient obligés de tout y acheter. Comme les marges de profit sur les produits alimentaires sont assez minces, tout pourcentage additionnel négocié ou épargné implique beaucoup d’argent.

Cependant, il n’y avait pas d’autres solutions que d’aller chercher ailleurs. Et qui croyez-vous que je suis allé voir? Mon ami Pierre Croteau, président de Hudon et Deaudelin (IGA). Son entreprise connaissait déjà parfaitement l’approvisionnement de magasins de proximité, car elle contrôlait les dépanneurs Boni-Soir, ce qui m’assurait que Pierre possédait la structure de distribution pouvant desservir immédiatement les dépanneurs La Maisonnée. Je lui ai donc téléphoné en lui demandant simplement s’il voulait devenir notre grossiste. Il n’a pas hésité une seconde et nous nous sommes rencontrés la journée même.

Nous avons passé l’après-midi à discuter des modalités de cette collaboration. Je lui amenais, à brève échéance, plusieurs dizaines d’établissements, mais je voulais, en contrepartie, que Franchise Plus puisse aussi bénéficier de l’entente. Nous avons conclu qu’il vendrait à tous mes dépanneurs au même prix qu’à tous ses autres clients. Cependant, une ristourne de 2% de toutes ces ventes reviendrait à Franchise Plus.

Encore une fois, je crois qu’il s’agissait d’une entente gagnant-gagnant. Pierre augmentait son chiffre d’affaires et son pouvoir de négociation auprès de ses fournisseurs, alors que j’obtenais une ristourne intéressante sans avoir à gérer tous les problèmes du grossiste et de la distribution.

Toutes les pièces du puzzle étaient désormais en place. Il fallait maintenant préparer l’ouverture officielle du premier dépanneur. À cet effet, comme je voulais que nos magasins puissent offrir plusieurs variétés d’excellent café, j’avais conclu une entente avec Pierre de Ruel, qui était copropriétaire avec son épouse, Nicole Brouillette, d’Orient Express, une nouvelle entreprise qui concurrençait directement Van Houtte, le grand spécialiste dans le domaine. Il serait notre fournisseur attitré.

En passant, Pierre de Ruel, d’origine française, avait longtemps été dans la marine de son pays. À l’automne 1983, il avait loué un voilier de 42 pieds et m’avait invité à l’accompagner pour un voyage à partir de Fort Lauderdale jusqu’aux îles Bimini, dans les Bahamas. C’est là que j’ai découvert que je n’avais pas le pied marin. Bref…

Puisqu’il s’agissait de quelque chose de nouveau chez les dépanneurs que d’offrir d’aussi bons cafés, j’avais eu l’idée amusante de promouvoir ce concept tout en invitant les gens à l’ouverture prochaine du premier La Maisonnée. Pour y arriver, j’avais fait fabriquer des petits sacs en jute (environ sept centi - mètres sur sept) qui ressemblaient, en modèle réduit, à ceux dans lesquels arrivent les grains de café. L’invitation à venir nous rencontrer pour l’ouverture officielle était imprimée sur le tissu et, à l’intérieur du sac, il y avait quelques grains de café frais qui dégageaient une odeur enivrante. J’avais fait distribuer ces sacs promotionnels dans un quadrilatère d’une vingtaine de rues autour du dépanneur.

Évidemment, nous avions aussi acheté de la publicité dans les journaux locaux.

Malgré tout, je croyais qu’on pouvait aller encore plus loin. Une autre idée m’est venue lors d’une de mes visites au magasin avant l’ouverture. Ce jour-là, on plaçait les produits sur les étagères pendant qu’on testait le four à pain. Y a-t-il une meilleure odeur que celle du pain frais et bien chaud qui sort du four ? Un Québécois peut-il résister à ce parfum ? C’est là que l’éclair a jailli.

Il fallait que partout autour on sente l’odeur du pain qui cuit. J’ai donc fait installer une prise d’air au-dessus du four, avec un système de ventilation et un tuyau camouflé qui sortait directement à l’extérieur, au-dessus de la porte du dépanneur. Dorénavant, chaque fois que le pain, les brioches ou les croissants cuiraient, l’odeur serait transportée et embaumerait jusque dehors.

Effectivement, l’effet était saisissant. On oublie trop souvent la puissance de l’odorat. Or, quoi de mieux qu’une odeur pour faire surgir un souvenir ou une impression ? Celle du pain chaud rappelle les bonnes bouffes, la famille, les amis. Voilà pourquoi il est difficile d’y résister et voilà pourquoi les effets de la petite installation ont été si convaincants.

L’ouverture officielle a duré trois jours et la réponse a été tout simplement exceptionnelle. Le dépanneur était continuellement plein. Tour à tour, tous les représentants de la concurrence y sont passés. J’ai reconnu des gens de Metro- Richelieu, de Provigo et d’IGA. Ils étaient impressionnés. Naturellement, tous les dirigeants de Steinberg assistaient aussi au lancement et je sentais qu’ils étaient très fiers de ce qu’ils voyaient. Mon ami Pierre Croteau y était également et il a dû, en raison de l’achalandage, faire réapprovisionner régulièrement le magasin, qui se retrouvait souvent en rupture de stock. Un succès incroyable ! Le nouveau concept fonctionnait et il était évident que les clients l’adoraient.

* * *

Les résultats de La Maisonnée dépassaient mes espé rances et j’en étais très heureux. J’avais réussi à bâtir une nouvelle bannière à partir de rien. De plus, j’avais changé les standards des futurs dépanneurs. Après 1 an d’exploitation, 10 magasins étaient ouverts. Six mois plus tard, 28 s’ajoutaient. Le défi avait été de taille puisqu’il avait fallu pénétrer un secteur dans lequel Steinberg était absent. Avec des produits comme le pain cuit sur place, le café fraîchement moulu, quelques spécialités et des produits frais, nous étions allés bien au-delà de ce qu’offraient les dépanneurs traditionnels. Voilà ce qui nous différenciait et attirait un nombre croissant de clients.

Dans l’alimentation, et particulièrement dans le type «magasins de proximité », on calcule la rentabilité notamment en termes de ventes par pied carré. Dès le départ, La Maisonnée obtenait 40 % de plus de ventes au pied carré que les autres types de dépanneurs. Après seulement un an et demi, nos résultats confirmaient que la bannière, avec sa marge de profit supérieure à celle des autres dépanneurs, avec sa variété de produits et ses ventes par magasin, justifiait largement les investissements requis pour la construire.

* * *

En 1981, la Fédération des chambres de commerce du Québec lançait les Mercuriades, un prestigieux concours visant à souligner l’excellence des entreprises d’ici. Les Mercuriades sont rapidement devenues une référence pour les entrepreneurs québécois. Voyant le succès des dépanneurs La Maisonnée, j’avais décidé de poser notre candidature.

Toutefois, il y avait un hic. Comme Franchise Plus était une filiale appartenant à 100 % à Steinberg, la seule catégorie dans laquelle nous pouvions nous inscrire était celle des grandes entreprises. Cela signifiait que nous serions en compétition non seulement avec les géants de l’alimentation, mais également avec toutes les grandes compagnies présentes au Québec, que ce soit Bombardier, IBM ou la Banque nationale du Canada. Inutile de dire que la plupart de mes collègues étaient sceptiques quant à nos chances de gagner. Néanmoins, nous avons monté un dossier très étoffé, largement illustré de résultats concrets, et nous nous sommes inscrits dans la catégorie «Marketing, Grandes entreprises ».

Étonnamment, nous avons été sélectionnés parmi les finalistes. Ce seul fait représentait déjà un exploit. Quand la soirée de remise des prix est arrivée au mois de mars 1983, nous étions tous très nerveux. En tout cas, moi je l’étais.

C’était un événement très protocolaire auquel beaucoup de gens d’affaires assistaient. Je ne peux pas parler pour ceux qui m’accompagnaient, mais je trouvais que tout allait très lentement. Chaque fois, il y avait une présentation du prix, des candidats et de leurs réalisations. Ce n’est qu’ensuite qu’on annonçait le gagnant. Il a donc fallu un bon moment avant que notre tour ne vienne. J’étais certain de la valeur de notre dossier, mais je doutais quand même un peu que nous ayons pu devancer les autres candidats. Puis le présentateur y est allé avec notre catégorie et il a appelé Franchise Plus à se présenter pour recevoir son Mercure.

Hourra!

Cette récompense m’a comblé. Elle prouvait et démontrait l’originalité et l’efficacité du concept que nous avions créé. Cette soirée est demeurée une des belles victoires de ma carrière.

Après cette reconnaissance extraordinaire, bien des rumeurs ont couru à mon sujet. On savait, dans le milieu de l’alimentation, que Steinberg cherchait quelqu’un qui soit capable de relancer l’entreprise. On m’a prêté l’intention de vouloir tenter ma chance. Or, jamais l’idée ne m’a traversé l’esprit. Je connais sais maintenant les problèmes politiques de la haute direction de Steinberg et il n’était certainement pas question que j’aille dans un tel bourbier.

Toutefois, comme c’était le cas depuis mon entrée à la présidence de Franchise Plus, plusieurs personnes de Steinberg venaient régulièrement me consulter sur certains dossiers ou simplement pour connaître mon opinion sur telle ou telle ques - tion de l’alimentation québécoise. À la suite du lobbying des indépendants, le gouvernement du Québec avait, rappelons-le, adopté plusieurs mesures, dont celle empêchant les supermar chés de vendre de la bière. Cette restriction était encore en vigueur en 1982.

Cette année-là, j’ai reçu un coup de fil de maître Diane Marcelin, vice-présidente aux affaires corporatives chez Steinberg, celle-là même qui avait imaginé le nom La Maisonnée. Elle m’a expliqué qu’elle avait trouvé un moyen pour que l’entreprise puisse vendre de la bière. Il y avait, selon elle, une faille dans la loi.

Bon! C’est un peu technique, mais en résumé, il fallait que Steinberg achète un dépanneur incorporé qui avait non seulement le droit de vendre de la bière, mais dont le droit existait avant que le législateur empêche les grandes chaînes alimentaires de vendre de la bière. En fait, il fallait acheter les actions de ce dépanneur. Ensuite, il suffisait de fusionner les deux entreprises pour que tous les supermarchés Steinberg puissent, en toute légalité, vendre de la bière. Une simple technicalité, mais il fallait la découvrir.

Diane me demandait, ni plus ni moins, de regarder les dépanneurs disponibles sur le marché et d’en acheter un au nom de Steinberg. Elle me donnait cette mission d’abord parce qu’en tant que francophone, il me serait plus facile de traiter avec un propriétaire qui serait probablement lui aussi francophone. Ensuite, m’a-t-elle avoué, j’étais celui, de toute la haute direction, qui connaissait le mieux ce type d’établissement et celui qui avait aussi le plus d’expérience dans les négociations avec des indépendants.

J’avais personnellement un petit problème. Je comprenais qu’il ne fallait pas que cette transaction s’ébruite pour ne pas alerter les Metro, Provigo, IGA et autres concurrents. Or, mon nom était maintenant bien connu un peu partout. Il fallait éviter de faire des rapprochements trop évidents. Je me suis donc occupé de ce dossier avec Jacques-André Auger, mon collègue au marketing de Franchise Plus, qui, officiellement, entreprendrait les négociations.

Nous avons discrètement regardé un peu partout et nous sommes tombés sur un dépanneur à Boucherville, appelé Épicerie Boucherville. Son propriétaire, Jean-Marie Jean, cherchait à le vendre. Ce magasin correspondait parfaitement aux besoins que m’avait énumérés Diane Marcelin. L’homme en demandait 65 000 dollars, somme qui nous apparaissait raisonnable.

J’ai donc demandé à Jacques-André d’aller faire une visite, de rencontrer le propriétaire et d’acheter le dépanneur. Pas plus compliqué que ça ! J’avais cependant ajouté une condition essen - tielle : il ne fallait pas négocier le prix. Si le vendeur demandait 65 000 dollars, il les aurait. Pas de marchandage. Il ne fallait pas que l’on puisse accuser plus tard Steinberg d’avoir obtenu son permis à rabais.

Jacques-André a donc parlé à monsieur Jean qui a, bien entendu, accepté cette offre généreuse, surtout que nous allions payer en argent comptant. Rares sont les propriétaires qui réussissent à obtenir leur prix sans parlementer. Je crois donc qu’il était très heureux de la tournure des événements. La seule condition que nous avions émise était d’acquérir aussi les actions de la compagnie. Le propriétaire a été un peu surpris de l’exigence, mais, comme il prenait sa retraite, ça ne posait pas de problème.

La transaction a été conclue en un temps record. Et il a fallu encore moins de temps pour tout mettre en oeuvre afin que les supermarchés Steinberg puissent enfin vendre de la bière. Un communiqué a rapidement été diffusé et les journaux se sont empressés de reprendre l’information. Les épiciers indépendants venaient de perdre un avantage unique qui les avait favorisés pendant des années.

* * *

Pour bien comprendre la suite des choses, je crois qu’il serait bon de revenir, même brièvement, sur l’histoire de cette formidable entreprise appelée Steinberg afin de saisir quels étaient les enjeux à cette époque. Bien entendu, il s’agit d’un très bref résumé d’une véritable saga que je vous présente selon ma vision. J’ajoute cette note simplement pour préciser que je n’agis pas du tout en tant qu’historien.

Tout a commencé par une épicerie ouverte à Montréal en 1917 par Ida Steinberg, immigrée récemment au pays. C’est Samuel (Sam) Steinberg, l’un de ses cinq fils, qui a ensuite mené l’affaire pour créer la plus grande et la plus populaire des chaînes d’épiceries québécoises. Sam Steinberg était, je l’ai déjà dit, un visionnaire. Il a développé le concept du supermarché en 1934.

Au fil des ans, l’entreprise s’est si bien implantée que, pour la plupart des Québécois, « faire son Steinberg » était syno - nyme de « faire son marché ». L’une des préoccupations principales de Sam a toujours été de soutenir sa famille, incluant sa mère, ses frères, ses soeurs, ses tantes, ses oncles et même ses cousins. Bien entendu, quand sont nées ses filles, elles prirent une place importante dans l’entreprise, soit directement, soit par l’entremise de leur conjoint. Principalement par cette voie d’ailleurs, puisque Sam Steinberg, étant un homme de sa génération et adoptant les valeurs conservatrices de sa mère d’origine hongroise, concevait mal de donner directement des postes d’autorité aux femmes, fussent-elles ses propres filles.

S’il a été pratiquement un génie dans son domaine, Sam Steinberg a toutefois pris de nombreuses décisions très discutables durant les 10 dernières années de sa vie. Décisions qui ont coûté des millions de dollars à l’entreprise. Rappelons simplement le développement des magasins Miracle Mart et l’achat d’une raffinerie de sucre. Au bilan cependant, Steinberg demeurait une entreprise colossale et prestigieuse.

Sam Steinberg avait pensé à beaucoup de choses, sauf à sa succession. Dans un premier temps, quand il a senti le moment approcher, il a voulu laisser les rênes de son entreprise à Léo Goldfarb, le mari de sa deuxième fille, Rita, qui lui ressemblait par son style et ses opinions. Mais cette décision a rendu furieuse sa fille aînée, Mitzi, qui, avec l’aide de son mari, Mel Dobrin, a fait avorter l’entente, écartant ainsi sa soeur et son conjoint de la direction.

Les choses sont restées un peu nébuleuses pendant quel - ques années, jusqu’à la mort de Sam Steinberg, en 1978. Mitzi et son mari avaient, pendant ce temps, commencé à prendre de plus en plus de place dans l’organisation, si bien que Melvyn Dobrin est alors devenu président du conseil d’admi nistration de Steinberg.

Le second personnage clé de l’empire Steinberg était Jack Levine, le collaborateur de longue date de Samuel Steinberg, qui aurait également pu mener les destinées de la compagnie. Quand je suis arrivé en poste, il en était le président.

Un troisième larron avait des visées sur la succession, même s’il n’était pas un membre de la famille. Il s’agissait d’Irving Ludmer, le plus jeune des trois et surtout le génie de l’immobilier qui avait toujours réussi à trouver les meilleurs emplacements pour établir les supermarchés. Pour y arriver, il avait toujours utilisé l’une des branches de la compagnie: Ivanhoé Investments.

On m’a raconté qu’un jour, il a voulu avoir des actions votantes de Steinberg. Il faut comprendre que ce type d’entreprise émettait de nombreuses actions. Cependant, la totalité de ce que l’on appelle les actions votantes était contrôlée par Sam Steinberg. Pour lui, c’était non seulement normal, mais essentiel. Il n’avait jamais eu l’intention de partager son pouvoir avec qui que ce soit. Quand il prenait une décision, elle était finale puisqu’il était le seul actionnaire votant. Il a donc refusé d’en vendre à Irving Ludmer qui, de son côté, a décidé de quitter l’entreprise pour aller fonder sa propre compagnie, Ludco, et il a fait fortune dans l’immobilier.

Voilà à peu près quelle était la situation quand je suis arrivé chez Steinberg. Or, Jack Levine était assez âgé et devait prendre tôt ou tard sa retraite. C’est à ce moment que s’est pointé Gerry Spitzer. Il était vice-président exécutif, se considé - rait comme le dauphin naturel et se voyait très bien président.

Je me suis néanmoins rapidement rendu compte qu’il ne réaliserait pas le rêve de sa vie. Il ne faisait pas partie des plans d’avenir de ceux qui prenaient les décisions. Du moins, pas pour ce poste. Et je tenais cette information d’un membre influent de la famille.

Le temps passait et j’étais très occupé à bâtir Franchise Plus. Un matin, Gerry Spitzer m’a téléphoné. Il voulait me voir immédiatement dans son bureau.

— Steinberg va annoncer l’embauche d’un nouveau président pour remplacer Jack Levine, a-t-il dit d’entrée de jeu.

— Juste à te regarder, je dirais que ce ne sera pas toi, ai-je répondu.

— Non ! Ce n’est pas moi.

— Et est-ce qu’on sait de qui il s’agit? ai-je poursuivi.

— D’un certain Peter McGoldrick.

— Peter qui?

De toute évidence, le nouveau venu ne devait pas s’attendre à une collaboration idéale de la part de Gerry. J’ai appris plus tard que Mel Dobrin et son épouse, Mitzi, avaient rencontré McGoldrick lors de leur participation à un congrès en alimentation qui s’était tenu aux États-Unis. McGoldrick avait été propriétaire d’une petite chaîne d’épiceries dans le Massachusetts, chaîne qu’il avait vendue peu avant. Il était donc libre de son temps et, comme Mel et Mitzi avaient carrément « cliqué» avec lui, ils lui avaient proposé de venir prendre la présidence de Steinberg.

Or, McGoldrick ne connaissait absolument pas le monde de l’alimentation au Canada et encore moins les réalités du Québec. Et il ne parlait évidemment pas français.

Mais Mitzi et Mel étaient convaincus que c’était l’homme de la situation pour redresser l’entreprise. Comme le couple contrôlait 100 % des actions votantes, la décision a été prise sans discussion.

En ce qui me concerne, cette nomination n’avait pas beau coup d’impact. J’étais président de Franchise Plus et j’avais peu de rapports avec la division des supermarchés. J’étais pourtant curieux de voir comment l’homme réussirait à s’intégrer et à influencer les choses.

Les mois ont passé et un jour, Arnold Steinberg, l’un des neveux de Sam qui siégeait au conseil d’administration, a réussi à faire inscrire Marvin Biltis à un cours intensif de six semaines de l’Université Harvard, cours destiné aux cadres supérieurs des entreprises. Il voulait que Marvin en profite pour réfléchir à des moyens pour redresser la situation des supermarchés Steinberg au Québec, qui étaient toujours le fer de lance de la compagnie. Juste pour vous situer, parce que je sais qu’il y a beaucoup de monde dans cette histoire, Marvin était viceprésident et directeur général des supermarchés Steinberg, division du Québec, et c’est lui qui m’avait prêté un bureau à mon arrivée dans l’entreprise.

À son retour de Harvard, Marvin m’a téléphoné pour me dire qu’il avait trouvé LA solution.

— Et de quoi s’agit-il? lui ai-je demandé.

— Tu connais les coupons Canadian Tire?

— Bien entendu!

— On offre aux clients des coupons représentant un pourcentage de remise sur leurs achats, coupons qu’ils peuvent échanger lors d’une prochaine visite.

— Oui! Je sais de quoi il est question, ai-je répété.

— Eh bien, je vais faire la même chose chez Steinberg.

Nous allons donner à nos clients un coupon équivalent à 5% de leurs achats.

— Tu ne peux pas donner 5%, ai-je répliqué.

— Et pourquoi donc?

— Mais la concurrence va réagir et tout le monde va perdre!

— J’ai besoin d’une semaine, c’est tout, m’a-t-il expliqué.

Metro-Richelieu, Provigo et IGA seront lents à réagir, car il leur faudra d’abord consulter leur conseil d’administration. J’ai besoin d’une semaine seulement pour inonder le marché de ces coupons et, ensuite, les clients devront revenir chez nous pour les échanger. Il sera alors trop tard pour la compétition.

— Tu te trompes, il ne leur faudra pas une semaine pour se retourner. Il ne leur faudra même pas une journée. Nous ne sommes plus en 1960, alors que Steinberg faisait la pluie et le beau temps...

Marvin était convaincu de la valeur de son projet. En un sens, je crois qu’il aurait pu réussir à un autre moment et en d’autres circonstances. Toutefois, avec le climat qui prévalait alors, j’estimais qu’il faisait fausse route. La concurrence était féroce et ne se laisserait pas damer le pion par Steinberg. Voilà tout au moins ce que je croyais.

Il fallait naturellement qu’une telle décision soit acceptée par le conseil d’administration de Steinberg avant d’être appliquée. Marvin devait donc convaincre d’abord Gerry Spitzer, puis Peter McGoldrick, le PDG, de la valeur de son plan. Gerry Spitzer était évidemment d’accord puisque Marvin était son homme. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre ce que ces deux-là avaient en tête.

D’une part, si le plan fonctionnait, Marvin et Gerry passe - raient pour des héros qui apportaient les clés de la réussite, donc de la survie de Steinberg. D’autre part, si l’opération échouait, la responsabilité en incomberait à McGoldrick, qui n’aurait pas su comprendre le marché québécois et ses subtilités.

Peter McGoldrick s’est laissé séduire et a à son tour convain cu le conseil d’administration de se lancer dans l’aventure des coupons.

Le premier mars 1983, tout était prêt pour lancer la campagne. Les coupons étaient imprimés et l’espace publicitaire retenu autant dans les journaux qu’à la radio ou la télé. Le lende main, le grand jour est enfin arrivé.

La réaction de la concurrence a été instantanée et implacable. L’après-midi même du lancement, Provigo annonçait qu’elle donnait désormais une remise de 6 % en argent comptant à tous ses clients. Metro-Richelieu et IGA n’ont pas été en reste, offrant aussi des remises en argent à leur clientèle. Toute la stratégie de Steinberg était basée sur le fait que la compagnie aurait quelques jours pour inonder le marché. Elle venait cependant de découvrir que les « indépendants » savaient se retourner rapidement. Les regroupements de détail - lants indépendants ont simplement coupé l’herbe sous le pied de Steinberg.

Après une semaine, la hausse des ventes était plutôt minime dans la plupart des supermarchés Steinberg du Québec. Elle était de beaucoup inférieure à ce qui avait été planifié. Considérant les minces marges de profit en alimentation, une remise de 5% en coupons coûtait une fortune. La seule façon de rentabiliser une telle stratégie aurait été d’obtenir une nette augmentation des ventes pour pallier le manque à gagner. Mais sans augmentation substantielle des ventes, les conséquences étaient catastrophiques.

Un mois plus tard, Steinberg a envoyé des émissaires chez la concurrence pour les convaincre d’abandonner cette politique de remise qui leur coûtait cher à tous. Mais la compé - tition ne l’entendait pas ainsi. Il ne faut pas oublier que ces commerçants avaient des griefs profonds et très enracinés contre Steinberg. Ils se rappelaient parfaitement qu’à l’époque où ils occupaient le haut du pavé, les Steinberg n’avaient pas hésité une seconde à écraser la concurrence.

Le massacre s’est donc poursuivi pendant encore deux semaines avant que ne cesse la stratégie des rabais instantanés.

Dans les faits, Steinberg ne s’est jamais remis de cette amère défaite. Les journaux, qui suivaient l’affaire de près, ont alors démoli le président Peter McGoldrick, lui faisant porter le blâme de toute cette histoire. Ils lui reprochaient de ne pas connaître le Québec et de ne pas avoir su respecter les politiques traditionnelles de Steinberg. Il a été descendu en flammes.

Par ailleurs, Gerry Spitzer n’a finalement pas gagné dans cette opération. En mai 1983, la démission de Gerry a été confirmée par Peter McGoldrick dans l’annonce d’une réorganisation de la compagnie. Gerry Spitzer avait 59 ans quand il a quitté officiellement l’entreprise le 4 juin de la même année. De plus, Marvin Biltis, s’il conservait la tête de la division québécoise, devait dorénavant en partager les responsabilités avec deux autres directeurs22.

Cela dit, après la débâcle causée par les coupons-rabais, on m’a demandé de donner un coup de main à la division québécoise de Steinberg et de voir si on pouvait innover du côté du marketing. Comme tout allait relativement bien avec Franchise Plus et La Maisonnée, je pouvais parfaitement assumer les deux mandats.

Je me suis fait aider par une agence de publicité et nous avons commencé à revoir la stratégie. Dans mon esprit, il fallait repositionner l’image de Steinberg. Autant celle de Metro- Richelieu devait être basée sur l’idée de l’épicier, autant celle de Steinberg devait inclure l’image des supermarchés. Un des types de l’agence, Gaétan Bouchard, avait vraiment d’excellentes idées et nous avons préparé un bon concept.

Nous avons élaboré une campagne publicitaire basée sur le slogan « Steinberg, le supermarché de choix », qui devenait en anglais « Steinberg by choice ». Les résultats ont été intéressants. Ils ont permis à Steinberg de maintenir, pendant une période, ses parts de marché. Mais cela a été insuffisant pour remonter la pente. Le déclin était trop avancé. Il faut cependant comprendre que Steinberg était un immense bateau et que, pour couler, cela lui prendrait du temps.

C’est aussi à cette époque, en 1984 si je me souviens bien, que Peter McGoldrick a été remercié. Cette fois, les membres du conseil d’administration ont eu du flair. Ils sont allés chercher Irving Ludmer, le spécialiste de l’immobilier, celui-là même qui avait développé ce secteur qui avait fait la force de Steinberg. Si quelqu’un était capable de redresser la barre, c’était lui.

Dès son arrivée, il a annoncé ses couleurs. Il avait un plan et il savait où il s’en allait. L’un de ses chevaux de bataille consistait à rénover les supermarchés Steinberg. En effet, dans ce secteur, comme dans tous ceux qui touchent à la vente au détail, il est nécessaire de faire des rénovations importantes des installations en moyenne tous les 10 ans. Il faut suivre les tendances et réagir aux attentes de la clientèle. Or, Steinberg avait négligé cette question depuis des années.

Mais l’opération demandait énormément d’argent. Il lui fallait donc déterminer ce qui était essentiel à l’avenir de l’entreprise. Pour Ludmer, la division La Maisonnée ne faisait pas partie de ce qui était nécessaire pour sortir Steinberg du marasme. Pour être encore plus précis, il ne s’y intéressait pas et ne voulait surtout plus y injecter des fonds pour en continuer l’expansion.

Cette orientation mettait un frein définitif à l’essor de Franchise Plus et des dépanneurs La Maisonnée.

Voyant que Franchise Plus ne faisait plus partie des plans de Ludmer, j’ai pris, pour une des rares fois dans ma vie, quelques jours de congé. J’ai fait le bilan de mes 15 dernières années professionnelles. Je me suis rendu compte que mon rêve de jeunesse de devenir entrepreneur était toujours aussi fort et vivant. Mais quel genre d’entreprise avais-je le goût de démarrer ? Je n’en savais rien. J’ai donc décidé que je pourrais peut-être devenir consultant en marketing auprès d’entreprises, principalement en alimentation, mais pas exclusivement, car je possédais une expertise dans la plupart des secteurs de la vente au détail.

J’ai demandé à voir Irving Ludmer. Comme j’avais l’impression de ne plus être dans ses plans, s’il me donnait une bonne allocation de départ, j’étais d’accord pour partir. Nous en avons discuté pendant un bon moment, puis il a accepté cette entente qu’il trouvait avantageuse, tant pour moi que pour Steinberg.

Après mon départ de Steinberg, et pendant quelque temps, les résultats du travail de Ludmer ont été encourageants et le moral des employés est revenu. Puis la guerre entre les soeurs Steinberg a repris de plus belle, ce qui a conduit à la vente de l’entreprise à Michel Gaucher, de Soconav, appuyé par la Caisse de dépôt du Québec, et plus tard à son démantèlement complet au profit de Metro et de Provigo.

En arrivant, Michel Gaucher avait vite fait de se débarrasser d’Irving Ludmer, ce qui, à mon avis, a été une grave erreur. Ce geste est toutefois compréhensible considérant que Ludmer était lui-même sur les rangs pour acheter Steinberg.

La disparition de l’empire Steinberg a été une autre grande leçon pour moi. Le consommateur demeure toujours celui qui, en bout de ligne, décide où il va acheter les produits qu’il veut se procurer. Le corolaire survient lorsque le client en a assez d’un commerce en particulier. Il l’abandonne tout simplement. En d’autres mots, le client a toujours raison, même quand il a tort.

Quand je suis arrivé sur le marché du travail, au début des années 1960, il semblait que le commerce de détail avait atteint sa maturité et qu’on devrait composer éternellement avec les Steinberg, Dominion, Eaton, Simpson, Pascal, Dupuis et autres.

Pourtant, des erreurs stratégiques, pour ne pas dire des erreurs de débutants, ont fait en sorte qu’une génération plus tard, ces grands du commerce étaient tous en voie d’extinction. Ils n’ont pas su s’adapter et, comme les dinosaures, ils ont disparu.

Tout se joue sur la capacité d’une entreprise de détail à s’adapter aux nouveaux paradigmes et aux changements qui surviennent dans la société. Dans le cas de Steinberg, le déclin a commencé un peu avant le décès de Samuel Steinberg, à cause de l’incapacité de la génération qui suivait à assurer la relève. Ce qui est étonnant dans ce cas, c’est la rapidité de la déchéance une fois le point de non retour atteint. Sam Steinberg avait pratiquement inventé le supermarché et senti à quel point les banlieues deviendraient des pôles d’attraction. Son avant-gardisme s’était retrouvé partout.

Après la mort de son fondateur, Steinberg n’a jamais regagné son dynamisme. Pire encore, les épiciers indépendants, qui n’avaient jamais pardonné à Steinberg son agressivité, se sont regroupés pour finalement avaler tout rond un géant qui avait perdu toute notion du consommateur.

Pour survivre à l’épreuve du temps, un commerce de détail doit non seulement répondre aux besoins des clients, mais aussi les devancer, de façon à bien se préparer pour le lendemain. Le commerce de détail est autant un art qu’une science. La haute direction de Steinberg était trop isolée dans sa tour d’ivoire. Elle n’a jamais su voir les solutions.

Voilà la leçon que je retenais : si on ne s’adapte pas, si on ne réagit pas, les succès d’aujourd’hui seront les échecs de demain. D’ailleurs, en vieillissant, je me rends compte que la même règle s’applique à presque toutes les facettes de la vie.