Désamour de soi
Si l’expression « désamour de soi » est ici préférée à celle de « haine de soi », pourtant relativement usuelle, c’est parce que la notion de haine est moins apte à décrire un phénomène qui, malgré des accès de véhémence occasionnels, se révèle plus douloureux qu’énergique. On pourrait le définir comme une relation maladive à son identité collective.
Quelle que soit sa dénomination, il a été beaucoup commenté. En 1974 déjà, Jacques Ellul dénonçait une « trahison de l’Occident ». En 1983, Pascal Bruckner s’irritait du « sanglot de l’homme blanc » ; vingt-trois ans plus tard, il s’en prenait à la « tyrannie de la pénitence ». Entre-temps, Paul Yonnet avait publié une enquête fouillée sur le « malaise français ». Il y a peu, l’Identité malheureuse d’Alain Finkielkraut a rencontré un succès d’édition1.
À en juger par l’écho grandissant de ces publications, il est probable que nous approchions de la fin d’un cycle. La dernière campagne présidentielle a également témoigné, en tout cas dans les discours et les symboles, d’un regain de patriotisme.
Il importe néanmoins, au moment où son reflux paraît engagé, de revenir en détail sur ce désamour de Français vis-à-vis de la France – et d’Européens vis-à-vis de l’Europe –, à la fois parce qu’il n’a pas fait l’objet une analyse méthodique démontrant point par point son irrationalité et parce qu’il demeure prégnant dans de larges portions de notre pays et de notre continent – et de plus en plus à mesure que l’on gravit l’échelle sociale.
Les origines en sont connues : chacun s’accorde à rapporter le trouble qui s’est emparé de nous au traumatisme imprimé dans nos consciences par les deux guerres mondiales, et plus décisivement encore par la barbarie nazie.
Il ne s’agit pas de déplorer le surcroît d’esprit critique consécutif aux deux guerres mondiales, ni même l’émergence, lors de la révélation des crimes commis durant la seconde, d’un sentiment de responsabilité collective affectant jusqu’aux plus innocents des contemporains. C’est au contraire l’honneur des mouvements de résistance au nazisme, auxquels il eût été fort simple d’arguer de leurs comportements respectifs afin d’écarter les reproches, d’avoir affirmé que, si les nazis étaient évidemment seuls comptables de leurs forfaits, le surgissement d’une telle barbarie au cœur du continent n’en impliquait pas moins une remise en cause générale dont nul Européen attaché à la civilisation européenne ne pouvait s’exonérer. Un changement radical s’imposait. Il fallait absolument que bien des choses, à commencer par notre relation à nous-mêmes et aux autres, n’allassent plus comme avant.
Du reste, les fruits de cette révolution intérieure n’ont pas tardé à se manifester. Au-dedans, le patriotisme a été purgé des fièvres nationalistes qui l’avaient défiguré ; il nous est devenu banal de porter sur notre histoire le regard aiguisé dont nous avions auparavant tendance à réserver les piques aux étrangers ; nous avons utilement complété la règle de la majorité par une attention vigilante au sort des minorités. Au-dehors, nous avons, en partie contraints par notre affaiblissement, certes, et trop souvent sous la pression des événements, réformé notre pratique des relations internationales : acceptant d’étendre au monde entier ce principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que nous n’avions appliqué qu’à nous seuls, nous nous sommes attelés à la substitution de liens de coopération à la lutte immémoriale des instincts de domination. Sous cette double impulsion, la paix, mieux, l’amitié européenne, ce vieux rêve longtemps inaccessible, devint d’abord un but, puis un fait, enfin une banalité : les jeunes générations comprennent à peine qu’il ait jamais pu en être autrement. Ce n’est pas rien que tout cela qui tient en quelques lignes. La rupture est immense par rapport à la situation antérieure, dont maint aspect qui nous paraît aujourd’hui exécrable était perçu comme une loi naturelle de l’humanité.
Les idées jaillies du souffle d’après-guerre n’ont pas cessé depuis lors d’irriguer les sociétés européennes, et de nouveaux progrès ont relayé les premiers. En parallèle, toutefois, l’impulsion initiale a été progressivement dénaturée. Elle l’a été d’autant plus sûrement que cette dénaturation s’est déroulée par petites touches successives, à la manière d’une tache d’huile qui se répand. En outre, la relative permanence de certains discours a pu donner, et donne encore parfois, l’illusion de la continuité. On proclame encore les mêmes principes, on décline encore les mêmes objectifs, on agite encore les mêmes épouvantails, mais les mots ont cessé de correspondre aux choses. L’élan refondateur a fait long feu. Le traumatisme qui nous avait servi d’aiguillon s’est mué en une épaisse camisole.
La nécessaire approche critique de son histoire a dérivé, chez un certain nombre de Français, vers une forme pathologique de mauvaise conscience conduisant, d’une part, à pointer de préférence et à ressasser sans cesse, de manière obsessionnelle, les pages sombres de notre histoire, en les assombrissant autant que possible, voire en leur adjoignant des fautes imaginaires, et, d’autre part, à considérer notre histoire comme spécialement coupable, fondamentalement plus coupable que celles des autres, le tout dans une perspective pénitentielle suggérant que la culpabilité se transmet de génération en génération.
Cette dérive transparaît en premier lieu dans les commémorations de la rafle du Vél’d’Hiv.
Le tournant remonte au discours prononcé le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac. Tous les présidents de la Ve République avaient refusé à Vichy la victoire posthume d’en faire l’incarnation légitime de la France, pour la simple raison qu’il incarnait sa trahison : né dans les affres d’une défaite foudroyante et n’ayant jamais reçu la moindre onction populaire, son pouvoir ne s’était maintenu que par la force de l’occupant. C’est pourquoi de Gaulle refusa hautement de proclamer la République à son entrée dans Paris : « La République n’a jamais cessé d’être. La France Libre, la France combattante, le Comité français de la libération nationale, l’ont, tour à tour, incorporée. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. » Pensée qu’il confirma à l’issue du procès de Pétain et Laval : « La condamnation de Vichy dans la personne de ses dirigeants désolidarisait la France d’une politique qui avait été celle du renoncement national. »2
Rompant avec cette vision, Jacques Chirac déclara – tous les mots comptent – que « la France » s’était rendue coupable d’un crime « irréparable » qui « [souillait] à jamais [son] histoire » ; afin d’éviter toute ambiguïté, il précisait ensuite que son discours visait bien à décréter une « faute collective ».
Le pli était pris. Les défenseurs du discours prétendirent certes qu’il ne s’agissait que de reconnaître enfin une faute trop longtemps occultée, tant par un vertueux scrupule que pour lever des non-dits dont le refoulement était censé polluer la conscience des Français, mais ces assertions ne résistent pas à l’examen. D’abord la faute en question n’a jamais été occultée : elle l’a été si peu que ses ordonnateurs suprêmes ont été jugés et condamnés dès la libération du pays et le rétablissement de la légalité républicaine ; depuis lors, elle est dénoncée par tous les manuels d’histoire3. Il ne s’agissait donc pas de reconnaître une faute occultée, mais de faire peser sur tous les Français une faute commise par une minorité d’entre eux.
Même si les Français de l’époque étaient seuls visés, l’accusation serait infondée. Comment peut-on les juger collectivement coupables de la complicité indirecte et, pour certains, non pleinement consciente de quelques dizaines de milliers d’entre eux à l’entreprise exterminatrice des nazis, alors que ces complices recevaient leurs ordres d’un gouvernement tenant son pouvoir non du peuple mais de sa soumission à une puissance occupante et qu’un nombre infiniment supérieur de Français ont risqué leur vie pour combattre l’ennemi, aider la Résistance ou sauver des Juifs4.
Cependant Jacques Chirac est allé plus loin encore : il a étendu la culpabilité à la France en tant que telle. Ce n’est pas Vichy, ce ne sont pas même l’ensemble des Français de l’époque solidairement avec lui, c’est la France en tant que telle qui est coupable. C’est elle qui a accompli l’irréparable. C’est elle dont l’histoire est souillée à jamais. La culpabilité dépasse ainsi son cadre temporel pour s’attacher à l’essence de la France et, par conséquent, à l’être des Français. Elle devient une composante de l’identité nationale.
La suite devait le confirmer. S’il ne s’était agi que de reconnaître une faute, même collective, la reconnaissance aurait permis de tourner la page. Or c’est le contraire qui s’est produit : elle a institué un rituel de rappel de la culpabilité nationale.
Dès son premier juillet élyséen, Nicolas Sarkozy prit soin d’indiquer qu’il faisait sien le « très beau discours » de son prédécesseur, tandis que son Premier ministre, François Fillon, saluait le « courage » de ce discours et en reprenait la formule la plus célèbre : « la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable »5. Surtout, quelques années plus tard, il surpassa Jacques Chirac en soutenant que la France avait participé à la conception du plan d’extermination au même titre que l’Allemagne : « Les Européens ont eu l’idée folle de la Shoah. La France et l’Allemagne. »6 Un nouveau palier était donc franchi : le président de la République ne se contentait plus de réinterpréter l’histoire à charge, il inventait de toutes pièces des chefs d’accusation sans aucun lien avec la réalité.
François Hollande mit ses pas dans ceux de ses devanciers : dix-sept ans après Jacques Chirac, il entama comme lui son mandat en ôtant solennellement une pierre à l’édifice français. Après avoir récité à son tour la formule désormais consacrée, il trouva le moyen d’énoncer encore plus sèchement la culpabilité de la France : « La vérité, c’est que ce crime fut commis en France, par la France. »7
La valeur symbolique des discours présidentiels est renforcée par le jeu du calendrier. En s’exprimant moins de trois mois après leur entrée en fonction, les présidents de la République donnent l’impression que l’affirmation de la culpabilité de la France constitue désormais, au même titre que l’investiture officielle, un préalable à l’exercice du pouvoir.
Une dérive comparable s’observe à propos de la colonisation.
Ce n’est pas le fait que de nombreux Français en aient une vision manichéenne qui nous intéresse ici. Cette vision trahit certes une compréhension appauvrie de l’histoire. Toutes les grandes civilisations ont joint la domination par les armes au rayonnement par l’esprit. Toujours et partout l’expansion territoriale a suivi de près les progrès des sciences et des arts. Il devrait donc être possible de rejeter, pour aujourd’hui et demain, le principe de la colonisation, sans pour autant condamner en bloc, d’une manière à la fois réductrice et anachronique, les colonisations d’hier et d’avant-hier. Jean Jaurès lui-même montrait une telle indulgence rétrospective pour cette guerre « détestable » qu’il a tant combattue : « Il ne s’agit point de [la] déshonorer dans le passé. Elle a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. »8
Néanmoins, à s’en tenir là, le manichéisme de nombreux Français pourrait être interprété comme la marque d’une sensibilité plus grande à l’injustice : toute considération annexe disparaissant pour eux devant ce méfait primordial qu’est l’oppression d’autrui, il leur serait insupportable que la colonisation ne soit pas évoquée uniquement sous cet angle. Un élément infirme cependant cette hypothèse : leur vision manichéenne ne porte pas sur la colonisation en général mais seulement sur la colonisation européenne.
Ce biais paraît avec éclat dans l’image flatteuse dont jouit al-Andalus. Les mêmes qui redoublent de blâmes à l’égard de la présence européenne en Afrique ne tarissent pas d’éloges à l’égard de la présence musulmane en Espagne. Oubliée, la brutalité inaugurale et régulière, indifférent, l’assujettissement des infidèles, ne compte que le brillant d’une civilisation éblouissante. On ne manque d’ailleurs jamais une occasion de rappeler tout ce que le développement ultérieur de l’Europe lui doit : le « rôle positif » de cette colonisation ne fait aucun doute. La Sublime Porte n’est pas davantage critiquée. Parmi ceux qui réclament à cor et à cri que la France s’excuse de ceci ou de cela, il ne s’en trouve pas un seul pour reprocher à la Turquie d’avoir occupé les Balkans aussi longtemps et plus durement qu’aucun pays européen n’occupa aucun pays d’Afrique9.
La vision manichéenne de la colonisation européenne consiste donc moins à rendre justice aux peuples colonisés qu’à commettre une injustice envers les Européens. Injustice d’autant plus grande que ce sont ces mêmes Européens qui ont élaboré le principe auquel nous devons la fin des colonisations. Ce qui distingue les Européens, ce n’est pas d’avoir violé les droits de certains peuples, c’est d’avoir proclamé les droits de tous les peuples. Il est regrettable qu’ils aient d’abord infirmé en pratique ce qu’ils avaient affirmé en théorie, laissant s’écouler plus d’un siècle avant de consentir enfin – et de fort mauvaise grâce, pour certains – à l’universalisation de leur principe, mais il n’en reste pas moins qu’ils furent les premiers à conclure de leur droit propre au droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes. Voici pourtant que nombre de leurs descendants, loin de les féliciter d’avoir révélé au monde ce principe cardinal, s’en servent au contraire pour les condamner – et eux seuls !
Ce qui frappe également, ici aussi, c’est le ressassement perpétuel et la tendance à adopter la version la plus défavorable à la France. Prenons les massacres de Sétif. Alors que leur réalité était admise depuis longtemps ; qu’un ambassadeur de France en Algérie les avait qualifiés en 2005 de « tragédie inexcusable » ; qu’un autre ambassadeur de France en Algérie avait insisté en 2008 sur la « très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » ; que le président Hollande avait en décembre 2012, devant le Parlement algérien, dénoncé dans la colonisation « un système profondément injuste et brutal » et déclaré que, « le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France [avait manqué] à ses valeurs universelles [à Sétif] » ; que le secrétaire d’État aux Anciens Combattants et à la Mémoire s’apprêtait à se rendre sur place pour commémorer les soixante-dix ans de ces événements ; le Conseil de Paris a voté à l’unanimité le 14 avril 2015 un vœu « pour la reconnaissance des massacres du 8 mai 1945 » contenant le chiffre de 45 000 morts que le gouvernement algérien est presque seul à avancer.
Le président Hollande avait fourni un autre exemple de cette inclination en « reconnaissant » l’année de son élection la « sanglante répression » du 17 octobre 1961. Ce fut l’occasion pour L’Express de qualifier la « repentance » de « voie rapide vers la présidentialisation » : « François Hollande lave une partie de la sombre histoire française et enfile les habits présidentiels. Comme Jacques Chirac avant lui. »10
La dérive s’observe enfin à propos de l’esclavage.
En 2001, le Parlement français a adopté une loi « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». Même si c’était là l’objet réel du texte, il demeurerait symptomatique. D’abord à cause de l’ancienneté des événements. Si la colonisation semble d’un autre âge, du moins en subsiste-t-il de nombreux témoins ; ce passé n’est donc pas entièrement révolu. Mais l’esclavage ? Il a été aboli en France il y a un siècle et demi. Ensuite à cause du consensus à son égard. Il y a sans doute, en France, des nostalgiques de la colonisation. Mais de l’esclavage ? Entend-on quiconque nier qu’il soit un « crime contre l’humanité » ? C’est précisément parce que l’opinion commune le considérait déjà comme tel en 1848 que son abolition a été décidée.
Le plus notable, toutefois, est que seul l’esclavage pratiqué par les Blancs contre des populations de couleur est cité :
Article 1er : La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.
Comme pour la colonisation, la condamnation varie selon l’identité des bourreaux et des victimes : les Barbaresques qui, plusieurs siècles durant, ont opéré des razzias en Europe, ne sont pas mentionnés parce que leurs proies étaient blanches ; les traites orientale et africaine non plus, parce que, si leurs victimes avaient la bonne couleur de peau, leurs bourreaux en revanche n’avaient pas la mauvaise.
Nous retrouvons donc l’injustice envers les Européens. Cette injustice est même plus grande encore qu’au sujet de la colonisation. Non seulement la traite européenne a duré moins longtemps que les traites orientale et africaine, mais c’est aux Européens seuls que revient le mérite de l’abolition universelle de l’esclavage. Si tous les hommes ont toujours condamné l’esclavage dont ils étaient victimes, ce sont les Européens qui, sous la double inspiration du christianisme et des Lumières, ont condamné l’esclavage en lui-même. En outre, ils n’ont pas subi l’abolition de l’esclavage comme ils ont subi la décolonisation : ils n’ont pas attendu le réveil des peuples opprimés pour appliquer, contraints et forcés, les principes qu’ils avaient proclamés. Non, ils ont aboli l’esclavage au temps de leur toute-puissance, alors qu’il leur eût été aussi facile que rentable de le conserver. Or voici que le Parlement français, loin de les féliciter d’une bonne action qu’ils sont les seuls à avoir accomplie, leur reproche – et à eux seuls ! – une mauvaise action que tous les peuples ont accomplie.
Bien plus, un rituel de flagellation annuelle a été institué. Le 10 mai, on ne fête pas l’abolition de l’esclavage ; on dénonce sa pratique passée. Ce qui revient, comme pour la rafle du Vél’d’Hiv, dont l’appréhension mémorielle est le modèle explicite, à décréter que la culpabilité se transmet de génération en génération. L’auteur de la proposition de loi, Christiane Taubira, avoua d’ailleurs par mégarde que c’était bien le but qu’elle poursuivait : pressée d’expliquer pourquoi son texte se limitait à la traite transatlantique, elle répondit qu’il ne fallait pas que les « jeunes Arabes » portent « sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes »11. Cela signifie, a contrario, que les jeunes Blancs, eux, doivent porter « sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits » des Blancs. Ils sont coupables collectivement, du seul fait de leur naissance : Si ce n’est toi, c’est donc ton père, ou alors quelqu’un des tiens.
Un bon moyen de mesurer l’évolution des mentalités est de se reporter à l’admirable discours prononcé en 1948 à la Sorbonne par Gaston Monnerville, Guyanais comme Christiane Taubira, et comme elle descendant d’esclaves, pour la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage :
L’esclavage des Noirs ! Messieurs Senghor et Césaire vous ont rappelé ce qu’a été cette plaie qui souillait l’humanité. Je n’en reprendrai pas le tableau.
Cette institution jadis sacro-sainte était dans les mœurs coloniales et le roi de France lui-même se livrait au commerce du « bois d’ébène ».
Mais la sensibilité et l’instinct du peuple de France lui étaient contraires. Le peuple de France est hostile à toute négation de la liberté ; et si le mérite des philosophes et des orateurs fut de diffuser par l’écrit ou la parole l’idée de l’émancipation, on peut dire qu’elle préexistait dans la sensibilité populaire. Ayant conquis la liberté par sa volonté et son propre sursaut, la masse française devait inévitablement vouloir l’étendre à tous les autres peuples asservis.
Et tel a bien été le déroulement des faits : chaque fois que le peuple français a eu la possibilité de faire entendre sa voix, il a imposé l’abolition de l’esclavage. […]
Qui, mieux que vous, fils de France, peut ressentir la résonance humaine de 1848 ?
Un peuple – un homme – le génie d’une nation ; voilà ce que concrétise l’acte immortel que nous magnifions ce soir12.
La vision irrationnellement sombre du passé français et européen a également déteint sur l’enseignement de l’histoire-géographie.
On remarque une mise en avant croissante des épisodes honteux, au détriment des épisodes glorieux ou simplement valorisants. Un palier supplémentaire a été franchi avec le projet de programmes présenté en avril 2015. Au sein du thème 1, « L’Europe et le monde, XVIIe-XIXe siècles », à étudier en classe de quatrième, le sous-thème « Un monde dominé par l’Europe : empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières » venait en premier et son traitement revêtait un caractère obligatoire, tandis que le sous-thème « Sociétés et cultures au temps des Lumières » était ravalé au rang d’élément facultatif. En outre, toujours pour la classe de quatrième, un sous-thème « Conquêtes et sociétés coloniales » était intégré dès le thème 2, tandis que le sous-thème « Construire, affirmer, consolider la République en France » était renvoyé au thème 3.
Devant l’avalanche de critiques à l’encontre de ce projet, qui revenait à officialiser l’assignation à l’école d’une mission de culpabilisation nationale, la forme a été toilettée quelques mois plus tard, mais il est douteux que le fond ait été modifié, dans la mesure où ni le Conseil supérieur des programmes ni la ministre de l’Éducation nationale n’ont exprimé le moindre regret à cet égard13.
Notons enfin que les initiatives publiques sont relayées par des initiatives privées – Pascal Bruckner a forgé, pour nommer leurs auteurs, la pittoresque expression de « colporteurs de la flétrissure »14. On se contentera ici d’en citer deux, pour l’exemple. En 2011, un collectif d’historiens, emmené notamment par la bientôt sénatrice écologiste Esther Benbassa, a proposé de transformer l’hôtel de la Marine, face à l’Assemblée nationale, en bas des Champs-Élysées, en un musée de l’esclavage, de la colonisation et de l’outre-mer15. En 2014, les présidents des mouvements de jeunesse des principaux partis de gauche, ainsi que des principaux syndicats étudiants – une partie de nos élites en devenir, par conséquent –, se sont rendus au Rwanda pour accuser la France de complicité de crime contre l’humanité : « Disons-le clairement : Paris a soutenu le régime génocidaire au Rwanda avant, pendant et après le génocide perpétré contre les Tutsis. »16
Cette forme pathologique de mauvaise conscience inspire également, concernant cette fois le présent, une vision irrationnellement sombre des peuples français et européens, ou plus exactement de leur composante majoritaire, des Français et Européens d’origine européenne : leur supposé racisme à l’encontre des minorités engendrerait un système de discriminations structurelles et menacerait, si l’on n’y prenait garde, de s’exacerber jusqu’à la barbarie.
Tel est l’axiome central du nouvel « antiracisme » apparu en France dans les années 1980. Il ne s’agit nullement de critiquer l’antiracisme en tant que tel, ni même de contester la nécessité d’un nouvel élan à cette époque. Certes, le racisme au sens strict, c’est-à-dire une « théorie de la hiérarchie des races », était déjà en voie d’extinction, mais on ne pouvait en dire autant du racisme au sens large, c’est-à-dire une « attitude inégalitaire d’hostilité à l’égard d’un groupe ethnique »17, et surtout du racisme au sens très large, au sens contemporain, c’est-à-dire une attitude d’hostilité, avec ou sans dimension inégalitaire, à l’égard d’un groupe ethnoculturel. Peut-être même cette dernière forme de racisme connaissait-elle une recrudescence attribuable à la prise de conscience que la présence en nombre de populations extra-européennes sur le territoire français était désormais une réalité définitive. Une action était donc indispensable pour modifier le regard que certains Français portaient sur ceux qui étaient déjà, ou deviendraient bientôt, leurs concitoyens. Aujourd’hui encore, la persistance de multiples discriminations et de comportements haineux qui laissent souvent leurs victimes démunies justifie l’existence d’un mouvement antiraciste.
Mais à condition qu’il soit vraiment antiraciste. Or ce n’est pas le cas. Cela fait plusieurs décennies que ce n’est plus le cas. Le nouvel « antiracisme » n’a pas pour objet de combattre le racisme, mais d’organiser la mise en accusation permanente et exclusive des Français d’origine européenne. Le racisme intrinsèque qu’il leur prête devient un principe d’explication total : tout peut – et doit – y être ramené.
Trois exemples en témoigneront.
Le premier est la manière dont les prétendus « antiracistes » appréhendent les difficultés d’intégration des immigrés.
Ils estiment évidemment que le changement de nature de l’immigration n’y est pour rien : quant aux flux, ils les voudraient plus massifs encore ; quant à la distance culturelle, ils la considèrent comme le bienfait des bienfaits – ils ont été les principaux fers de lance du multiculturalisme. Il est d’autre part inconcevable, à leurs yeux, que des immigrés choisissent de ne pas s’intégrer ; ils n’adressent d’ailleurs aucune exhortation aux nouveaux arrivants – ces exhortations représenteraient même une partie du problème. De leur point de vue, les difficultés d’intégration tiennent exclusivement à l’insuffisante ouverture des habitants historiques : en accumulant les embûches matérielles et les vexations symboliques sur le chemin des immigrés et enfants d’immigrés, elle empêcherait l’harmonie de régner.
Cette vision sous-tendait la feuille de route « pour l’égalité républicaine et l’intégration » adoptée par le gouvernement Ayrault en février 2014. De fait, non seulement il n’était nulle part question des flux d’immigration, mais toutes les actions proposées, sans exception, incombaient au pays hôte.
Pour mieux accueillir les nouveaux arrivants, il fallait « accompagner [chacun] dans un parcours de formation linguistique », mais rien n’était prévu pour le cas où un immigré ferait preuve de mauvaise volonté ; il fallait « transmettre les valeurs de la République […] avec une approche plus concrète, et plus concertée avec les communes d’installation », mais rien n’était prévu pour le cas où un immigré refuserait cette transmission. Il est par ailleurs significatif que ce premier axe, où était du moins évoquée, même si c’était de façon marginale, l’idée que les immigrés ont aussi des devoirs, n’occupait qu’une seule page, contre treize pour le second, consacré à la lutte contre les discriminations.
Qui plus est, le texte regorgeait d’accusations imaginaires contre l’État français : dès la présentation, il était indiqué que « l’accès de tous au droit commun » n’était pas garanti en matière d’école, d’emploi et de fonction publique, alors que le droit commun prévoit l’accès gratuit de tous les enfants, y compris en situation irrégulière, à l’école de la République, la sanction de toutes les discriminations sur le marché de l’emploi et l’ouverture à tous les nationaux, et même, dans certains cas, aux étrangers, des concours de la fonction publique ; plus loin, il était affirmé que « l’égalité d’accès aux droits sanitaires et sociaux » n’était pas assurée, alors que les prestations sanitaires et sociales françaises, parmi les plus généreuses du monde, sont accessibles sans condition de nationalité, et qu’un dispositif, là encore parmi les plus généreux du monde, s’adresse aux étrangers en situation irrégulière ; la France était enfin jugée coupable de pratiquer une « ségrégation urbaine », c’est-à-dire de mettre volontairement à l’écart certaines populations triées selon des critères ethnoculturels. Le gouvernement Ayrault allait jusqu’à appliquer une présomption de racisme à l’ensemble des agents publics : tous devaient être « [sensibilisés] » et « [formés] en permanence » à « la lutte contre les discriminations et à la déconstruction des stéréotypes, qui peuvent intervenir lors de l’accueil, de l’accompagnement et de la réponse aux publics ».
En janvier 2016, l’enquête Trajectoires et origines, de l’INED, a offert une nouvelle illustration de ce biais idéologique. L’un des auteurs en a résumé le contenu d’une formule reprise par les principaux organes de presse : « une intégration à sens unique ». Un deuxième auteur a précisé ce qu’il fallait comprendre : « Nos travaux montrent que les descendants des migrants n’ont pas de distance avec la communauté nationale. En revanche, je suis inquiet sur l’évolution de la société française et de ses institutions qui, elles, se verrouillent. C’est cette fermeture, ressentie par la population issue de l’immigration comme une insupportable exclusion, qui aujourd’hui bloque le processus d’intégration. »18
Les propres résultats de l’enquête contredisent pourtant cette vision binaire. Les descendants d’immigrés n’expriment pas tous la même proximité avec la communauté nationale : si 88 % des membres de la « population majoritaire », 85 % des descendants d’immigrés espagnols ou italiens et 86 % des descendants d’immigrés originaires d’un autre pays de l’Union européenne – hors Portugal – se disent tout à fait d’accord avec la phrase « Je me sens français », ce pourcentage tombe à 75 % pour les descendants d’immigrés portugais, 68 % pour les descendants d’immigrés algériens, 66 % pour les descendants d’immigrés originaires d’Asie du Sud-Est, 64 % pour les descendants d’immigrés marocains ou tunisiens, 58 % pour les descendants d’immigrés subsahariens et 42 % pour les descendants d’immigrés turcs19. Il ressort également de l’enquête – cela a déjà été relevé – que les descendants d’immigrés maghrébins, subsahariens et turcs se démarquent par la fréquence de leurs unions avec un immigré originaire de la même grande zone géographique que leurs parents : de 20 à 39 % pour les hommes, de 31 à 74 % pour les femmes. C’est là un signe on ne peut plus clair de « distance avec la communauté nationale ».
Concernant la « fermeture » de la société française, les auteurs ont insisté sur le pourcentage, en effet particulièrement élevé, d’immigrés et descendants d’immigrés maghrébins et subsahariens qui déclarent avoir connu une expérience de racisme ou de discrimination dans leur vie professionnelle20. Cette insistance est légitime, car, même si ces chiffres ne sauraient être considérés comme un reflet fidèle de la réalité, dans la mesure où ils ne se fondent que sur le ressenti des personnes interrogées, ils sont si importants qu’ils témoignent sans contestation possible d’un réel problème de racisme et de discriminations à la résolution duquel il faut s’attacher. En revanche, ce qui n’est pas légitime, et qui trahit sans plus de contestation possible un biais idéologique, c’est d’avoir soigneusement laissé de côté les résultats qui amènent à relativiser l’ampleur de ce racisme et de ces discriminations : « une fois contrôlé des principales variables sociodémographiques, l’effet de l’origine géographique des pères sur la probabilité de connaître une mobilité ascendante par changement de catégorie socioprofessionnelle n’est plus significatif » ; « à origine sociale ouvrière équivalente, les fils et les filles d’immigrés ont une « destinée » sociale proche de celle des hommes et des femmes de la population majoritaire » ; « à caractéristiques sociodémographiques identiques […], le fait d’avoir un père immigré n’a pas d’effet significatif sur les chances de devenir cadre »21.
On observe en outre des écarts selon le sexe : la comparaison des descendants d’immigrés maghrébins et des descendants d’immigrés espagnols, italiens ou portugais montre que, si les hommes d’origine maghrébine ont moins de chances que leurs homologues d’origine européenne de connaître une mobilité ascendante, c’est l’inverse pour les femmes22. Le parcours professionnel est par ailleurs étroitement corrélé au parcours scolaire, qui varie davantage entre les enfants d’une même couleur de peau, en fonction de leur origine nationale, qu’entre les enfants de couleurs de peau différentes23.
Autant de résultats qui donnent à voir, non pas un « ordre social raciste »24, mais le rôle déterminant, quoique impossible à quantifier, de l’ensemble complexe d’éléments – contexte socioculturel, mémoires, religion – longuement décrits au deuxième chapitre de cet ouvrage.
Le deuxième exemple est la condamnation inégale des différents racismes par les prétendus « antiracistes ».
Le racisme ne les intéresse vraiment que s’il va « du “Blanc” (le dominant supposé) au non-Blanc (le dominé présumé) »25. Tout ce qui vient contredire leur vision binaire d’une société scindée en deux blocs, la majorité blanche coupable de racisme et les minorités victimes de ce racisme, n’est pour eux qu’une importune anomalie.
Ils oscillent à ce titre entre plusieurs attitudes s’agissant du racisme anti-Blancs. Certains refusent de l’évoquer sous prétexte que sa mention conférerait un statut particulier aux Blancs, alors qu’il faut combattre le racisme en tant que tel. La présidente de SOS Racisme estimait ainsi en 2012 que la notion de racisme « se [suffisait] à elle-même »26. C’est tout à fait exact, mais cela sonne comme l’hommage du vice à la vertu : l’expression « racisme anti-Blancs » n’est qu’une réponse à la distinction opérée par les prétendus « antiracistes » eux-mêmes.
D’autres affirment que le racisme perçu par les Blancs n’en est pas véritablement. La même année que son homologue de SOS Racisme, le président de la Ligue des droits de l’homme s’inquiétait d’une banalisation de « l’idée que tout le monde est raciste » : « Il peut y avoir des imbécillités chroniques, mais le racisme anti-Blancs, en soi, ça n’existe pas. »27 De manière plus précise, l’INED soutient, dans son enquête Trajectoires et origines, que certains Blancs confondent racisme véritable et racisme « anti-pauvre » ou « anti-jeune », « faute de vocabulaire spécifique pour nommer ces phénomènes »28. La chose est plausible, et même quasi certaine, car on met aujourd’hui le racisme à toutes les sauces. Le problème est que ce raisonnement est réservé aux Blancs, comme si eux seuls étaient susceptibles d’interpréter comme racistes des comportements qui ne le sont pas.
La dernière attitude est la plus remarquable. On n’escamote plus le racisme anti-Blancs ; on ne cherche même plus à le minimiser ; on accuse les Blancs d’en être responsables. L’existence du racisme anti-Blancs apporte ainsi une preuve supplémentaire du racisme des Blancs. À l’automne 2012, une timide référence au « racisme anti-Blancs » dans le « projet d’orientation » du MRAP avait déclenché cette réaction de militants du Front de gauche : « Que les discriminations et les humiliations accumulées puissent provoquer des réactions individuelles de haine parmi les populations racialement dominées est un phénomène bien réel, mais ce qui est aujourd’hui épinglé comme du “racisme anti-Blancs” n’est en rien du racisme. »29 Un universitaire avait auparavant fait la leçon dans Le Monde : « Certains sociologues préfèrent appeler “contre-racisme” ce “racisme anti-Blancs” cher à messieurs Copé et Finkielkraut. Ce choix est de bon aloi, premièrement car il ne nie pas l’existence d’une profonde hostilité contre les “Blancs” dans certains quartiers, deuxièmement et surtout parce qu’il y voit une réaction résultant d’un racisme réel ou perçu émanant de la majorité. »30 On retrouve le raisonnement dans l’enquête Trajectoires et origines : le « racisme du minoritaire à l’encontre du majoritaire » est un « racisme de réaction face à des personnes qui, par leurs origines, leur apparence, leur couleur (réelles ou imaginaires), leur position sociale ou leurs comportements peuvent incarner la classe ou la “race” des dominants et des racistes. »31
La vision du nouvel « antiracisme » imprègne en partie la jurisprudence française. En 2013 encore, la circonstance aggravante de racisme ne fut pas retenue à l’encontre de deux individus qui, pris selon leurs dires d’une « envie de dépouiller un Blanc », en avaient séquestré et torturé un32. Des condamnations pour racisme anti-Blancs ont depuis été prononcées, mais il est trop tôt pour savoir s’il s’agit d’un revirement durable ou de décisions isolées. Du moins ces décisions ont-elles le mérite d’exister ; on ne remarque pas semblable évolution en matière d’incitation à la haine raciale. Il suffit de consulter une compilation d’injures rappées pour constater que, dès lors que les cibles sont la France ou les Français d’origine européenne, tout est permis33. En 2015, cette impunité a même été entérinée par la justice : saisi d’une plainte à l’encontre d’une « chanson » sobrement intitulée « Nique la France », le tribunal correctionnel de Paris a relaxé les prévenus au motif que « les Français blancs dits de souche ne constituent pas un “groupe de personnes” » au sens de la loi de 1881 sur la liberté de la presse34. On ne sache pas que cet argument fallacieux ait jamais été invoqué pour disculper les auteurs de propos désobligeants à l’égard des Noirs, des Arabes ou des Juifs.
Ces attitudes sont d’autant plus édifiantes que personne ne conteste qu’un individu de couleur noire, brune ou jaune court beaucoup plus de risques, en France, qu’un individu de couleur blanche d’être victime de racisme, ni que cette forme particulière de racisme qu’est la discrimination ethnique vise presque exclusivement, en France, les individus de couleur noire, brune ou jaune – que personne ne conteste, en somme, qu’il est généralement beaucoup plus confortable, en France, d’avoir la peau blanche que de l’avoir d’une autre couleur. Ceux qui évoquent le racisme anti-Blancs ne réclament pas qu’on lui accorde la primauté, mais seulement qu’on le traite à sa mesure, comme n’importe quel racisme35.
Le racisme entre les minorités dérange également les prétendus « antiracistes ». Ils détournèrent les yeux lorsque, en 2010 puis en 2011, plusieurs milliers d’habitants d’origine chinoise du quartier parisien de Belleville manifestèrent contre les agressions racistes dont ils s’estimaient régulièrement victimes, car ils avaient le tort d’en accuser d’autres minorités36 ; quelques années plus tard, ils furent fort discrets quand la communauté chinoise d’Aubervilliers et, au-delà, d’Île-de-France, se mobilisa à la suite du meurtre de l’un des siens37. De même, aucune campagne de dénonciation des « stéréotypes raciaux » ne relaya l’écho médiatique donné, en 2013, à des sites Internet appelant à châtier les jeunes femmes maghrébines entretenant une relation avec un Noir38.
Il arrive toutefois que le silence soit impossible. Les prétendus « antiracistes » ne se laissent pas démonter pour autant : ils accusent les Blancs. Leur raisonnement est alors le suivant : les tensions entre les minorités n’apparaissent que parce que les minorités vivent dans des conditions difficiles ; ces conditions difficiles résultent des discriminations opérées par la majorité blanche ; par conséquent, au lieu de pointer du doigt des minorités discriminées, il faut intensifier le combat contre le racisme de la majorité blanche. Il existe même une variante plus directe encore : c’est le racisme des Blancs qui, par contagion ou ricochet, crée le racisme entre les minorités.
La meilleure illustration en est le discours tenu pour expliquer les actes antisémites commis par des Français de culture musulmane. Dominique Sopo convoque une « composante fondamentale dans la société française : l’existence d’une extrême droite bien enracinée et qui, à chaque fois qu’elle renifle des tensions et de la haine, s’y jette comme la vérole sur le bas clergé », ainsi que la « longue tradition de l’antisémitisme dans cette même société française »39. Laurent Joffrin estime de son côté que la « montée de l’antisémitisme » tient notamment à « la montée générale de l’intolérance, liée au recul de l’universalisme républicain, qu’on retrouve, par exemple, dans un autre chiffre : celui des agressions antimusulmanes, lui aussi en forte hausse. Comme toujours, l’obsession de l’identité, favorisée par tant de discours médiatiques prononcés au nom de la lutte contre le “politiquement correct”, débouche immanquablement sur la persécution des minorités »40.
Pareils au chat retombant toujours sur ses pattes, les prétendus « antiracistes » en reviennent toujours au même point : le racisme des Blancs. L’édifice demeure ainsi intact : les membres des minorités restent des victimes même lorsqu’ils se comportent en bourreaux et la majorité blanche reste coupable même lorsque aucun de ses membres n’est impliqué – une place pour chaque groupe, et chaque groupe à sa place.
Le dernier exemple est le discours tenu par les prétendus « antiracistes » pour expliquer les attentats islamistes commis en France.
Examinons d’abord le traitement de l’affaire Mohamed Merah. Deux temps doivent être distingués : avant et après la divulgation de l’identité du meurtrier. La première période fut dominée par la mise en accusation de la société française – en fait des Français d’origine européenne, étant donné la teneur de l’accusation. Les crimes n’étaient évidemment pas des actes isolés ; ils avaient été préparés, rendus possibles par le « climat délétère » régnant au sein du groupe auquel le criminel ne pouvait qu’appartenir. SOS Racisme réagit promptement, en invitant à « s’interroger sur l’affaissement dans notre pays de la parole politique, intellectuelle et médiatique envers les discours racistes » et en appelant, avec la LICRA, à un « rassemblement républicain » place de la Bastille pour combattre « la tentation du repli et de la haine »41.
Tout changea lorsqu’on apprit que le coupable n’était pas le néonazi rêvé, mais un enfant d’immigré algérien se réclamant de l’islamisme. Ceux qui refusaient qu’on pût traiter les crimes comme des actes isolés s’indignèrent qu’on pût ne pas les traiter comme tels ; eux qui faisaient un amalgame dénonçaient maintenant le risque d’amalgame. Il n’était plus question d’un « climat délétère » régnant au sein du groupe auquel appartenait le criminel : celui-ci s’était transformé en « loup solitaire ». Tout avait changé – ou presque : les Français d’origine européenne étaient toujours mis en accusation, car le parcours de Mohamed Merah était attribué à sa situation sociale, qui était elle-même attribuée à leur racisme structurel42.
On eut fugitivement l’impression qu’il en irait différemment après les attentats de janvier 2015. La première réaction fut toute de fermeté martiale contre le terrorisme. Assez vite, cependant, la mise en accusation de la société française – comprenez, ici aussi, des Français d’origine européenne – reprit ses droits. Edwy Plenel soutint par exemple que les attentats puisaient leur source dans un « ressentiment » que « nous n’[avions] cessé [d’]alimenter dans une partie de notre peuple, de notre jeunesse ». Et de stigmatiser un « paysage éditorial et médiatique » « encombré de mises en scène islamophobes », en reprenant une phrase d’Émile Zola : « À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. »43 Surtout, le jour même où Edwy Plenel publiait son invective, le Premier ministre, Manuel Valls, reprenait cette vision à son compte en reliant les attentats à l’existence en France d’un « apartheid territorial, social, ethnique ».
Dix mois plus tard, d’autres terroristes islamistes assassinaient cent trente personnes à Paris. Manuel Valls s’abstint de répéter ses propos de janvier, et l’horreur fit taire, ou rendit inaudible, le discours prétendument « antiraciste », mais il se présenta néanmoins un membre du gouvernement, Emmanuel Macron, pour accuser la France d’avoir « une part de responsabilité » dans le « terreau » du djihadisme, en citant les discriminations et « la défiance que nous [avions] laissée s’installer dans la société ».
Arrêtons-nous sur l’irrationalité de ces raisonnements. Il saute aux yeux que la motivation des djihadistes n’a jamais rien de social. Elle est généralement religieuse : ils combattent au nom de ce qu’ils estiment être l’islam authentique et définissent leurs ennemis comme des blasphémateurs ou des mécréants. Il est par ailleurs absurde de chercher en France la cause de ce phénomène, dans la mesure où il affecte la quasi-totalité du monde musulman. L’explication de la plupart des vocations djihadistes de notre pays est en réalité limpide : le courant islamiste qui prospère au niveau mondial recrute également dans la communauté musulmane de France.
Un facteur psychologique peut en outre intervenir : on devine chez certains djihadistes une attirance aussi puissante que déréglée pour la radicalité, doublée d’un désir inassouvi d’appartenance communautaire44. Ce que donne à voir leur parcours, ce n’est donc que très accessoirement l’injustice, c’est beaucoup plus profondément la difficulté de notre société à nouer des liens, à construire des cadres, à proposer à ses membres une ambition collective qui confère du sens à leur existence. L’exemple des récents convertis, en particulier, montre tout sauf une majorité s’affirmant au détriment des minorités : il constitue un symptôme de crise interne, de rupture dans la transmission, de déracinement.
Il ressort de ces trois exemples que, pour un certain nombre de Français, la composante majoritaire de leur peuple, les Français d’origine européenne, se trouve en état de racisme – comme on dit de quelqu’un qu’il se trouve en état de péché. Toutes les difficultés d’intégration des minorités, toutes les difficultés qui surviennent dans leurs relations avec les minorités, toutes les difficultés même qui surviennent dans les relations des minorités entre elles, et jusqu’aux violences dont les Français d’origine européenne sont victimes, peuvent et doivent être ramenées à cette culpabilité primordiale.
Une précision complémentaire s’impose : l’accusation dirigée contre les Français d’origine européenne l’est essentiellement contre les classes populaires de cette origine.
À cet égard, il est révélateur que la notion de « populisme », encore dépourvue de connotation péjorative il y a quelques décennies, soit progressivement devenue synonyme de « racisme » ou de « xénophobie » dans le discours politico-médiatique. Il est également significatif que la dénonciation du populisme ait pris le pas sur la critique de la démagogie : si la critique de la démagogie est adressée aux élites, accusées de tromper le peuple, la dénonciation du « populisme », en revanche, est adressée aux classes populaires, accusées d’héberger de « bas instincts » – le seul tort des élites étant de se laisser aller à « flatter » ces bas instincts au lieu de les combattre énergiquement.
Mentionnons aussi le recours fréquent à l’expression « petit Blanc », où se mêlent le mépris de classe et la ressuscitation de l’époque coloniale, et surtout au personnage du « beauf », qui permet de faire d’une pierre deux coups : en lui « n’est pas seulement stigmatisé un représentant du peuple identifié grâce à sa grossièreté de “petit”, de dominé vaguement corrompu par l’accès aux marges d’un confort qui l’embourgeoise sans l’extraire de sa nature ; est aussi reconnu un spécimen de Français, du “Français de toujours”, du “franchouillard”, celui que l’on rencontre aussi bien au stand Ricard de la fête de L’Humanité que sur les routes de France, l’été, ou au concours de boules du camping-plage »45.
L’essor du nouvel « antiracisme », à peu près parallèle au développement de cette « prolophobie », a ainsi pu être assimilé au choix d’un « prolétariat de substitution »46. Comme souvent, la sémantique vaut bien des explications : au moment même où les classes populaires d’origine européenne basculaient du côté « populiste », l’expression « quartiers populaires » s’est mise à désigner exclusivement, pour une certaine gauche, les banlieues dont le peuplement était majoritairement d’origine extra-européenne. En 2011, cette évolution a même été élevée au rang de programme politique par la fondation Terra Nova, qui a invité son camp à prendre acte de son divorce d’avec le monde ouvrier pour se concentrer sur ce qu’elle nommait sans vergogne la « France de demain » : « les diplômés », « les jeunes », « les minorités et les quartiers populaires », « les femmes »47.
Un nombre surprenant de Français sont en outre convaincus que l’Europe vit sous la menace d’une résurgence de mouvements comparables au nazisme, avec leur cortège d’atrocités. Ils détachent en effet le nazisme de son contexte historique, des caractéristiques de la société qui l’a vu naître et de l’enchaînement d’événements qui l’a porté au pouvoir, pour en faire la manifestation intemporelle d’un mal présent, à l’état latent, dans les entrailles des peuples européens. Mauvais sang ne saurait mentir : ce qu’ils ont fait hier, ils peuvent le refaire demain. Il sera toujours fécond leur ventre d’où surgit la bête immonde.
Cette thématique, récurrente depuis plusieurs décennies – la main jaune de « Touche pas à mon pote », imaginée en 1984, est un pastiche de l’étoile jaune de sinistre mémoire –, a pris une tonalité nouvelle ces dernières années. Articles et ouvrages se sont mis à dépeindre un continent au bord du gouffre. Il s’est même produit une espèce de frénésie éditoriale entre le printemps et l’automne 2014 : Vers l’extrême, de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (mai) ; Pour les Musulmans, d’Edwy Plenel (septembre) ; Les années trente reviennent et la gauche est dans le brouillard, de Philippe Corcuff (octobre) ; Les nouveaux rouges-bruns, de Jean-Loup Amselle (octobre) ; Les années 30 sont de retour, de Renaud Dély, Pascal Blanchard, Claude Askolovitch et Yvan Castaut (octobre)48. En février, Manuel Valls avait déjà jugé notre climat proche de celui des « années 1930 »49. Quinze mois plus tard, François Hollande assurait que les « haines dont Vichy s’était emparé – haine du Protestant, haine du Juif, haine du franc-maçon, du libre penseur, haine des droits de l’homme, haine de la démocratie – [revenaient soixante-dix ans après] avec d’autres figures, dans d’autres circonstances mais toujours avec les mêmes mots, les mêmes intentions »50. On a même entendu, depuis, un préfet nous mettre en garde contre le danger d’une nouvelle « Nuit de cristal »51.
C’est cette hantise d’un retour du pire qui justifie l’institution de rituels de rappel de la culpabilité nationale et l’enseignement d’une histoire à charge. Les peuples européens apparaissent semblables au héros pathétique de La Bête humaine, contraint de lutter sans relâche contre une espèce de fatalité qui l’emporte à l’abîme. Eux aussi doivent, aujourd’hui comme hier, et demain ne sera pas un autre jour, soutenir un puissant effort contre eux-mêmes pour empêcher le réveil du mal qui les habite.
Nous sommes ainsi pris dans un cercle vicieux. La vision irrationnellement sombre du passé français et européen a engendré une vision irrationnellement sombre des peuples français et européens. Cette vision a fait naître une crainte, tout aussi irrationnelle, d’un resurgissement de la barbarie. Cette crainte conduit à insister toujours davantage sur les pages sombres de l’histoire française et européenne afin de conjurer ce resurgissement de la barbarie. Cette insistance croissante assombrit toujours davantage la vision des peuples français et européens et, par conséquent, accroît toujours davantage la crainte d’un resurgissement de la barbarie.
Le comble de l’irrationalité est ici atteint.
Notons d’abord que la rhétorique du « retour des années trente » repose sur une fiction historique : la décennie a été disparate, et même, à certains égards, diamétralement opposée selon les pays européens.
L’événement politique marquant des « années trente » françaises n’est pas l’accession au pouvoir d’un parti totalitaire animé par une idéologie raciste mais la victoire électorale d’un Front populaire emmené par un Juif. Les mouvements de type fasciste n’ont jamais excédé chez nous le stade groupusculaire, et l’afflux de réfugiés d’Europe centrale et d’Espagne attestait que notre terre demeurait hospitalière – un statut plus protecteur pour les réfugiés a même été adopté en 193852. Enfin, s’il est bien une chose qu’a prouvée la débâcle de 1940, c’est que la France des « années trente » péchait non par nationalisme conquérant mais par excès de pacifisme. Sans l’occupation nazie, il n’y aurait eu dans notre pays ni régime autoritaire ni législation antisémite ; ce n’est qu’à la faveur de cette occupation, et sous sa pernicieuse influence, qu’une minorité la veille et le lendemain marginale a pu exécuter ses sinistres desseins.
Pour nous en tenir à l’Europe occidentale, puisque c’est elle qui est essentiellement visée, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, la Scandinavie n’ont pas davantage été séduits par les sirènes totalitaires. La démocratie parlementaire n’y a jamais été sérieusement menacée. Quant à l’esprit qui régnait de l’autre côté de la Manche, reportons-nous, outre à la réception enthousiaste des accords de Munich, à cette description de George Orwell : « L’Angleterre est peut-être le seul grand pays où les intellectuels aient honte de leur propre nationalité. On considère toujours dans les milieux de gauche qu’il y a quelque chose de vaguement infamant dans le fait d’être anglais et qu’il convient de dénigrer toutes les institutions proprement anglaises, des courses de chevaux au pudding à la graisse de bœuf. Il est étrange, mais néanmoins indubitable, que n’importe quel intellectuel anglais se sentirait plus coupable de se lever quand on joue le “God save the King” que de piller le tronc des pauvres. »53 L’analogie ne fonctionne même pas pour l’Espagne ou le Portugal : les « années trente » – et même les « années vingt », en ce qui concerne le Portugal – y ont bien vu l’établissement d’une dictature, mais il s’agissait dans les deux cas d’un régime traditionaliste insoucieux d’expansionnisme guerrier comme de persécution ethnique. Au surplus, tant Salazar que Franco ont accédé au pouvoir par un coup d’État militaire et non par un mouvement populaire. Convoquer les « années trente » à propos de l’Europe revient donc à assimiler indûment l’histoire du continent à l’histoire de l’Allemagne et, dans une moindre mesure, de l’Italie.
Ajoutons que, même si les « années trente » européennes avaient existé, la comparaison avec notre époque n’en serait pas moins farfelue. Il y avait alors des partis totalitaires, fascistes ou communistes, qui se renforçaient de la peur mutuelle qu’ils s’inspiraient ; non seulement ces partis ont disparu depuis longtemps, non seulement leurs actes font l’objet d’un dégoût unanime, mais plus aucun parti n’en découd avec la démocratie. Les nations d’Europe occidentale rivalisaient pour la domination du monde et les plus puissantes d’entre elles possédaient de vastes empires coloniaux ; elles ont renoncé à toute hégémonie et coopèrent autant qu’elles rivalisent, leur rivalité étant en outre cantonnée à l’économie. Les peuples d’Europe occidentale sortaient d’une terrible guerre et tous les hommes effectuaient un long service militaire ; les jeunes générations ne connaissent la guerre que par les livres ou les films et la conscription n’est plus que résiduelle. Les sociétés d’Europe occidentale étaient relativement homogènes et les moyens de transport et de communication étaient limités ; elles sont devenues relativement hétérogènes et offrent des facilités de transport et de communication avec le monde entier. Les individus d’Europe occidentale étaient, pour la plupart, encadrés par des institutions et des structures collectives incarnées par des figures d’autorité ; ils évoluent aujourd’hui, pour la plupart, dans un environnement désinstitutionnalisé, voire déstructuré, où ne subsistent plus guère de figures d’autorité.
La comparaison entre les Juifs d’alors et les Musulmans d’aujourd’hui est tout aussi fantaisiste. Les Juifs étaient une minorité anciennement installée en Europe occidentale, dont le nombre était stable ; les Musulmans sont une minorité récemment installée en Europe occidentale et leur nombre augmente rapidement. On reprochait aux Juifs d’être juifs, au nom d’une conception biologique de la nation ; on ne reproche rien aux Musulmans en tant que tels : on s’inquiète de l’augmentation rapide de leur nombre et des difficultés d’intégration associées. Aucun Juif, dans aucune nation d’Europe occidentale, ne réclamait d’adaptation du droit, de l’enseignement ou des usages nationaux à sa communauté ; dans toutes les nations d’Europe occidentale, certains Musulmans réclament des adaptations du droit, de l’enseignement ou des usages nationaux à leur communauté. Il n’existait aucun extrémisme juif commettant des attentats en Europe occidentale ; il existe un extrémisme musulman qui a commis de multiples attentats, ayant fait plusieurs centaines de morts, en Europe occidentale. Pourtant on ne trouve nulle trace aujourd’hui, à l’égard des Musulmans, des comportements observés à l’égard des Juifs dans les années 1930, et même dans la décennie précédente : dès les années 1920, en Allemagne, plusieurs personnalités juives avaient été victimes de violences – le ministre des Affaires étrangères Walter Rathenau avait même été assassiné en 1922 –, des corporations étudiantes refusaient d’admettre des Juifs et des journaux à tirage respectable regorgeaient de propos menaçants ; dans l’Europe occidentale actuelle, aucune personnalité musulmane n’a subi de violence, le refus d’admettre des Musulmans où que ce soit est interdit et tous les journaux à tirage respectable distinguent soigneusement l’islamisme de l’islam, et l’islam comme religion des Musulmans comme individus.
Un bref coup d’œil alentour suffit à réaliser que les peuples d’Europe occidentale sont parmi les plus tolérants du monde. Leurs sociétés abritent une diversité ethnique extraordinaire : c’est à se demander si tous les peuples de la Terre n’y ont pas leur ramification. Nulle part peut-être les unions mixtes ne sont si bien acceptées. Aucune région n’accueille autant d’immigrés d’une couleur et d’une religion différentes de celles de la population majoritaire. Aucune région n’accueille ces immigrés dans de meilleures conditions. Les étrangers ont accès comme les nationaux à la protection sociale, dès leur arrivée ou après quelques années de résidence légale selon les prestations ; des dispositifs généreux sont également prévus pour les clandestins. Le droit des étrangers est très protecteur, y compris, là encore, pour les clandestins, qui se voient proposer des aides financières au retour et peuvent contester devant la justice les décisions d’éloignement prises à leur encontre. Quel contraste avec la majeure partie du monde, où les droits des étrangers demeurent précaires et où les gouvernements n’hésitent pas à expulser sans ménagement ceux qu’ils jugent indésirables ?
Il est aisé, tracasserie paperassière mise à part, d’acquérir la nationalité de l’un des pays d’Europe occidentale. Le racisme au sens large est condamné par les dirigeants. Les discriminations à raison de l’origine ou de la religion n’ont malheureusement pas disparu, tant s’en faut, mais du moins sont-elles illégales et combattues par les pouvoirs publics, tandis que ces garde-fous sont inexistants ou embryonnaires presque partout ailleurs. La liberté de conscience est garantie à chacun. Enfin, le caractère pacifique et mesuré, hors de tout amalgame, des réactions populaires aux attentats islamistes, mérite d’être souligné : les représailles n’ont pas dépassé quelques actes isolés et anonymes – preuve que leurs auteurs savaient pertinemment qu’ils susciteraient une réprobation générale. À cet instant, on ne peut manquer de saluer l’admirable dignité du peuple français aux lendemains du 13 novembre 2015 et du 14 juillet 2016. Nul appel à la violence n’est monté de ses entrailles : il a vibré d’exhortations à l’unité54.
*
L’histoire française et européenne n’est évidemment pas exempte de crimes, dont certains furent commis à l’encontre de minorités ou de peuples entiers, et il est nécessaire d’en conserver le souvenir ; les sociétés française et européennes ne sont évidemment pas exemptes d’injustices, dont certaines frappent plus particulièrement les citoyens que leur couleur ou leur religion différencie de la population majoritaire, et il est nécessaire de s’atteler à leur correction. Mais cette vision irrationnellement sombre du passé français et européen, et cette vision plus irrationnellement sombre encore des peuples français et européens, ou plus exactement des Français et Européens d’origine européenne, et plus précisément des classes populaires de cette origine, n’ont aucun rapport avec la conservation d’un souvenir ou la correction d’une injustice : elles ne prouvent pas une vertu, elles trahissent une maladie.
1. Ce ne sont que les noms les plus connus. On peut également mentionner, pour la période récente, Le complexe occidental ; Petit traité de déculpabilisation, d’Alexandre Del Valle (Éditions du Toucan, 2014).
2. Mémoires de guerre, p. 570 et 837 dans l’édition Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
3. Ajoutons, puisque cette contre-vérité circule également, que le génocide des Juifs n’a pas davantage été mis sous le boisseau : ainsi que l’a exposé François Azouvi de la manière la plus détaillée qui soit dans Le mythe du grand silence (Fayard, 2012), le prétendu « refoulement » de la Shoah est une « légende ».
4. Rappelons que les trois quarts des Juifs résidant en France ont échappé à la déportation et que, s’il suffisait d’une personne pour dénoncer un Juif, il en fallait généralement plusieurs pour le sauver. Voir à ce sujet l’ouvrage Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort, de Jacques Sémelin (Seuil – Les Arènes, 2013).
5. Il annulait ainsi par avance les propos contraires, et quant à eux irréprochables, qu’il allait tenir quelques instants plus tard : « Il y a soixante-cinq ans, des responsables de Vichy, des fonctionnaires, des collaborateurs, se sont souillés d’une faute pleine, indélébile. Leur faute n’est pas votre faute. Leur honte n’est pas votre honte. Mais il y a dans leurs actes une horreur qui doit devenir la vôtre, un dégoût qui doit soulever vos cœurs comme il a soulevé le nôtre ; non pour vous mortifier, mais pour vous prémunir ; non pour réécrire le passé, mais pour entretenir le culte de la vérité ; non pour condamner la France dans son entier, ce qui serait injuste, mais pour exiger d’elle le meilleur ; non pour abaisser l’esprit de résistance dont elle fit preuve, mais bien au contraire pour en mesurer la force et le prix. »
6. Dîner annuel du CRIF, 08/02/2012.
7. Alors que cet ouvrage s’apprêtait à partir à l’imprimerie, Emmanuel Macron a lui aussi étiré « le fil tendu en 1995 par Jacques Chirac » ; l’habitude du ressassement est donc si ancrée qu’elle n’épargne même pas un président trentenaire dont l’un des leitmotivs est d’inviter ses concitoyens à regarder vers l’avenir.
8. « Discours à la jeunesse », cité dans le recueil Discours et conférences, Flammarion, 2014, p. 163.
9. C’est ainsi, par exemple, que la « compilation menée par Marc Ferro sur les crimes du colonialisme ne souffle mot ni de la conquête arabe ni de l’Empire ottoman » (Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, p. 44 dans l’édition 2008 du Livre de poche).
10. « La repentance, une voie rapide vers la présidentialisation », L’Express.fr, 18/10/2012.
11. « Encore aujourd’hui », L’Express, 04/05/2006.
12. Discours consultable sur le site Internet du Sénat. Le parcours de Gaston Monnerville, qui fut le troisième personnage de l’État de 1947 à 1968, prouve par ailleurs que, dès cette époque, le racisme au sens strict avait beaucoup reculé en France – le fait que son souvenir soit si rarement convoqué constitue une preuve de plus de notre tendance à l’autodépréciation.
13. D’aucuns en réclament encore davantage. Une « jeune garde » d’historiens s’est fixé pour objectif de « faire pièce » à ce qui reste du roman national français (pour une présentation, voir « Face au « roman national », les historiens montent au front », Le Monde, 02/02/2017)
14. C’est le titre du chapitre I de La tyrannie de la pénitence, op. cit.
15. « Faire de l’hôtel de la Marine un musée de l’esclavage », Le Monde, 18/01/11.
16. « La vérité sur le génocide des Tutsis », Libération, 18/06/2014.
17. Ces deux définitions proviennent du Grand Robert.
18. « “La population française a pris conscience qu’elle vit dans une société multiculturelle” », Le Monde, 08/01/2016.
19. Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, op. cit., p. 546. Pour dissimuler ces disparités, les auteurs ont communiqué à la presse un pourcentage global de 93 % de descendants d’immigrés se disant tout à fait ou plutôt d’accord avec la phrase « Je me sens français ». En tout état de cause, l’acquiescement à cette phrase ne préjuge pas de ce que l’on entend par « se sentir français ». Marwan Muhammad, alors porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France, a émis l’opinion suivante en 2012 : « Qui a le droit de dire que la France dans trente ou quarante ans ne sera pas un pays musulman ? Qui a le droit ? Personne dans ce pays n’a le droit de nous enlever ça. Personne n’a le droit de nous nier cet espoir-là. De nous nier le droit d’espérer dans une société globale fidèle à l’islam. Personne n’a le droit dans ce pays de définir pour nous ce qu’est l’identité française. » (Cité par Élisabeth Schemla dans Islam, l’épreuve française, Plon, 2013, p. 83-84.) Il est indubitable que cet individu n’est absolument pas intégré et n’a absolument aucune intention de s’intégrer, mais il est tout aussi indubitable qu’il se sent chez lui en France et même français ; il est donc parfaitement intégré selon le critère de l’INED.
20. 27 % des immigrés algériens, 26 % des immigrés marocains ou tunisiens, 31 % des immigrés originaires d’Afrique sahélienne, 41 % des immigrés originaires d’Afrique guinéenne et centrale ; 30 % des descendants d’immigrés algériens, 28 % des descendants d’immigrés marocains ou tunisiens, 37 % des descendants d’immigrés originaires d’Afrique sahélienne, 23 % des descendants d’immigrés originaires d’Afrique guinéenne et centrale (Trajectoires et origines, op. cit., tableau 5, « Expérience du racisme explicite et des discriminations au travail », p. 460-461).
21. Ibid., p. 257 et 260.
22. 17 % des descendants d’immigrés maghrébins ont connu une mobilité ascendante par changement de catégorie socioprofessionnelle, contre 28 % des descendants d’immigrés espagnols, italiens ou portugais, mais 22 % des descendantes d’immigrés maghrébins ont connu une mobilité ascendante par changement de catégorie socioprofessionnelle, contre 17 % des descendantes d’immigrés espagnols, italiens ou portugais (ibid., tableau 8, « Mobilité professionnelle des descendant-e-s [sic] d’immigrés au dernier emploi occupé par rapport aux professions de leurs pères », p. 258).
23. Par exemple, le taux de bacheliers des descendants d’immigrés d’Afrique centrale ou guinéenne (60 %) est supérieur à celui des descendants d’immigrés italiens ou espagnols (58 %), tandis que celui des descendants d’immigrés d’Afrique sahélienne lui est inférieur (48 %) ; le taux de bacheliers des descendants d’immigrés marocains ou tunisiens (55 %) est supérieur à celui des descendants d’immigrés portugais (51 %), tandis que celui des descendants d’immigrés algériens (46 %) lui est inférieur (ibid., tableau 3, « Taux de bacheliers par sexe selon le pays de naissance des parents », p. 192).
24. Ibid., p. 459.
25. Pierre-André Taguieff, « Le racisme aujourd’hui, une vue d’ensemble », Le Huffington Post, 27/09/2012. Ou pour le dire avec l’humour de Pierre Desproges : « Il y a des racistes noirs, arabes, juifs, chinois et même des ocre-crème et des anthracite-argenté. Mais à SOS Machin, ils ne fustigent que le Berrichon de base ou le Parisien-baguette » (Fonds de tiroir, Seuil, 1990, p. 129).
26. « Le “racisme anti-Blancs” divise les antiracistes », Le Monde, 26/10/2012.
27. Idem.
28. Trajectoires et origines, op. cit., p. 464.
29. « Racisme anti-Blancs : spectre de l’anti-France et grande confusion », Rue89, 16/11/2012.
30. Olivier Esteves, « L’énorme ficelle du “racisme anti-Blanc” », Le Monde.fr, 01/10/2012.
31. Trajectoires et origines, op. cit., p. 465-466. L’INED ajoute même un raffinement supplémentaire : « Il y a lieu de s’interroger sur le degré de sensibilité des majoritaires non altérisés (qu’ils soient paupérisés ou non) face à ce type d’attitudes hostiles. Il n’est pas absurde de penser que leur indignation est d’autant plus forte que l’hostilité vient de personnes considérées par eux comme étant “étrangères” ou “extérieures” à l’espace national et à ce titre perçues (consciemment ou non) comme illégitimes et inférieures. » En somme, le fait que des Blancs soient sensibles au racisme dont ils sont victimes démontre leur racisme.
32. « Violente aggression sur fond de “racisme anti-Blancs” à Lille », Metronews, 20/06/2013.
33. Voir par exemple Christian Combaz, « Petite anthologie du rap anti-français », FigaroVox, 05/10/2015.
34. « “Racisme anti-Blanc” : la justice rejette le concept de “Français de souche” », Le Parisien, 19/03/2015.
35. Pour une appréhension concrète du phénomène, on pourra lire les témoignages rassemblés par Tarik Yildiz dans Le racisme anti-Blanc. Ne pas en parler : un déni de réalité (Les Éditions du Puits de Roulle, 2010).
36. Voir « À Belleville, retour sur la colère de la communauté asiatique », Libération, 21/06/2011.
37. Voir « Pourquoi les organisations antiracistes étaient discrètes lors de la manifestation de la communauté chinoise », Le Monde, 05/09/2016.
38. « Facebook : des groupes racistes s’attaquent aux “beurettes” », L’Express.fr, 02/05/2013.
39. « Gaza : ici et là-bas… », Libération, 21/07/2014.
40. « Préjugé », Libération, 10/12/ 2014.
41. « Tuerie de Toulouse, meurtres de militaires : SOS Racisme redoute la piste raciste », Le Parisien, 19/03/2012 ; « SOS Racisme et la Licra appellent à un rassemblement républicain dimanche à Paris », Le Parisien, 20/03/2012.
42. On trouvera une analyse détaillée de la réaction des prétendus « antiracistes » dans « Un an après Charlie », Gil Delannoi, Commentaire, no 153, printemps 2016.
43. « Lettre à la France », Mediapart, 20/01/2015.
44. Olivier Roy parle à ce sujet d’une « révolte générationnelle et nihiliste » (Le Monde, 24/11/2015). Il a cependant le tort incompréhensible d’en faire l’explication unique du djihadisme français, et d’établir une continuité entre ce dernier et le terrorisme d’extrême gauche des années 1970.
45. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français, op. cit., p. 129.
46. L’expression « prolophobie » est de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huélin (Recherche peuple désespérément, Bourin Éditeur, 2009, p. 84) ; l’expression « prolétariat de substitution », quant à elle, est d’Éric Conan (La gauche sans le peuple, Fayard, 2004, p. 103-104).
47. Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, mai 2011.
48. La presse avait pris les devants : en avril 2013, Le Point s’était écrié « Au secours, les années 30 sont de retour ! », tandis que Le Nouvel Observateur placardait en une l’information ; dans Libération, Alain Duhamel avait fustigé la « tentation des années 30 » en juin 2011, « l’aigre parfum des années 30 » en mars 2013 et « le parfum aigre des années 30 » en mars 2014 ; un éditorial du Monde avait décrit un pays « en proie aux délétères – et détestables – pulsions du national-populisme » en mai 2014.
49. « Valls : “J’en appelle à un sursaut de la gauche” », Le Journal du dimanche, 02/02/2014.
50. Discours pour l’entrée au Panthéon de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay, 27/05/2015.
51. « Pour le préfet du Rhône, les tags anti-islam rappellent les “méthodes” d’avant la Nuit de cristal », Le Parisien, 22/07/2016.
52. Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset, 2002, p. 88. Notons toutefois que, dans un contexte de montée des périls, les conditions d’accueil ont été sévèrement durcies en 1939.
53. « Le lion et la licorne : socialisme et génie anglais », Dans le ventre de la baleine et autres essais, Éditions Ivrea - Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005, p. 228-229.
54. Une nette diminution du nombre d’actes anti-musulmans s’est même produite en 2016 (« Les actes antimusulmans en forte baisse en 2016 », Le Monde, 31/01/2017).