Une tête sans corps
Il y a quelque chose de pourri au cœur de notre identité.
Ainsi pourrait se résumer le sentiment de bien des Français. En se répandant, il a donné naissance à une nouvelle conception de la collectivité, dépourvue d’identité consistante, délestée de toute caractéristique concrète, afin qu’il n’entre dans sa définition aucun élément non universalisable.
Tel est le sens d’un usage aujourd’hui courant de la notion de « République ». Une multitude de personnalités françaises l’emploient non comme une abréviation pour désigner la République française, mais en lieu et place de la France, et dans le but explicite de ne pas recourir à ce terme. Cette « République » n’est plus le régime, ni même, de manière extensive, le projet politique de la France, elle en est une collectivité concurrente.
La citoyenneté se trouve ainsi séparée de la nationalité. Il arrive même qu’elle lui soit opposée. La promotion de la nouvelle « République » s’accompagne souvent d’une méfiance envers l’idée nationale. Nombre de nouveaux « Républicains » perçoivent l’enracinement dans une communauté historique comme une chaîne empêchant l’élévation des âmes jusqu’au ciel des valeurs républicaines. Qui plus est, l’idée nationale tendrait selon eux à menacer l’une de ces valeurs, l’ouverture à l’autre, par sa propension à dégénérer au mieux en chauvinisme, au pire en nationalisme.
La critique est d’autant plus sérieuse que, pour la plupart des nouveaux « Républicains », l’ouverture à l’autre n’est pas une simple valeur, mais la valeur suprême, celle dont dépend le brevet de « républicanisme » : lorsque telle ou telle personnalité de gauche décrète que telle ou telle personnalité ou telle composante de la droite est plus ou moins « républicaine », c’est en se fondant uniquement sur ses positions en matière d’immigration.
L’explication avancée par le président du Conseil supérieur des programmes pour justifier l’absence des termes de « nation » et de « patrie » dans le projet d’enseignement moral et civique dévoilé en 2015 illustre parfaitement cette opposition de la République à la nation au prétexte que la seconde contrarierait l’ouverture à l’autre inhérente à la première : « Le CSP a considéré que la nation et la patrie pouvaient constituer des pièges pour un enseignement moral et civique recherchant l’intégration, l’accueil d’enfants de plus en plus variés, et dont nous avons tendance à ne pas objectiver la diversité d’origines et d’attentes vis-à-vis de l’école. Les valeurs de la République ont semblé plus inclusives, plus universelles, que la nation et la patrie, plus polémiques. »1
On se souvient également des réactions outrées au « débat sur l’identité nationale » organisé en 2009. Il ne s’agit certes pas de défendre ce « débat », archétype de l’initiative démagogique visant à masquer une incurie, mais, pour beaucoup de ses détracteurs, c’était la notion même d’identité nationale qui était dérangeante. Le premier secrétaire du parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, devait d’ailleurs faire cet aveu quelques années plus tard : « Je ne sais pas ce qu’est l’identité française, je connais l’identité de la République. »2
La méfiance envers la nation transparaît plus généralement dans la gêne, et parfois l’hostilité, que la majorité de la gauche contemporaine manifestait à l’égard des symboles nationaux jusqu’aux attentats de novembre 2015. C’était – et cela demeure sans doute – la norme dans les milieux d’extrême gauche ainsi que dans la frange gauchiste du mouvement écologiste. Le patriotisme avait également mauvaise presse auprès de certains membres du parti socialiste, qui semblaient convaincus que le devoir du républicain n’est pas d’aimer sa patrie mais d’exercer une vigilance de tous les instants contre les risques d’un tel amour. Témoin par exemple les attaques subies par Jean-Pierre Chevènement tout au long de sa carrière, ou la polémique suscitée, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, par l’initiative que prit Ségolène Royal de faire chanter la Marseillaise en conclusion de ses meetings électoraux. En 2012 encore, à la Bastille célébrant la victoire de François Hollande, les drapeaux français étaient bien rares comparés aux drapeaux étrangers.
Cette séparation, tournant parfois à l’opposition, entre la République et la nation, représente une rupture avec la tradition républicaine.
Dès la Révolution française, le projet républicain apparaît comme un intense mouvement d’affirmation nationale : il désigne l’opération par laquelle lequel le peuple français, ayant pris conscience de lui-même – s’étant reconnu comme un corps fraternel de citoyens libres et égaux –, saisit les rênes de son destin. C’est d’ailleurs au cri de « Vive la nation ! » que le peuple marcha sur les Tuileries, puis que la première armée de citoyens s’élança aux abords du moulin de Valmy, la veille de la proclamation de la Ire République. Quant à notre hymne national, composé alors, il associe spontanément l’ardeur patriotique au combat contre la tyrannie.
Tout au long du XIXe siècle, la République et la nation marchent si bien de conserve que le parti républicain aime à s’appeler parti patriote. Le drapeau tricolore est l’emblème de ceux qui s’opposent successivement à la Restauration, à la monarchie de Juillet et au Second Empire. Il en va de même au-delà de nos frontières ; en l’absence de mouvements républicains, ce sont les démocrates qui se réclament de la nation pour contester la légitimité des régimes héréditaires ou de fait. Une fois arrivés aux responsabilités, les républicains français mirent leur conception en pratique : l’instruction civique et morale, placée au centre de l’enseignement primaire, était également une instruction nationale.
Cette conception recueillait une adhésion unanime. Ainsi s’adressait Jean Jaurès, assurément la figure la moins nationaliste de son temps, à la jeunesse française : « Que nul de vous ne croie que dans la période encore difficile et incertaine qui précédera l’accord définitif des nations, nous voulons remettre au hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité, de la fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la défendre ; elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu’elle est la France, et parce qu’elle est humaine. Même l’accord des nations dans la paix définitive n’effacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre commune de l’humanité réconciliée. »3 Jusqu’au dernier quart du XXe siècle, cette profession de foi aurait pu être signée par tout républicain – un livre est récemment venu rappeler que, en 1981, le Projet socialiste soutenait que « rien de grand […] ne s’[était] jamais fait dans les temps modernes qu’appuyé sur un puissant sentiment d’identité nationale », tandis que François Mitterrand s’exprimait de la sorte à la tribune : « Socialistes, aimons la France ! […] Aimons la France dans son identité, et sachons la défendre. Un pays qui assume sa grandeur, ce ne sont pas seulement des armes, et pourtant il en faut, c’est aussi et surtout une culture, une langue, le sens de son histoire et de sa continuité, le sens de ses chances, et de son avenir. »4
Il existe une seconde manière, plus subtile, de promouvoir la nouvelle conception, exclusivement abstraite, de la collectivité.
On ne sépare pas la France de la République, bien au contraire : on assimile l’une à l’autre, on réduit l’identité de la France à cette nouvelle « République » elle-même réduite à des valeurs universelles. On ne parle donc d’identité que pour effacer le véritable sens du mot « identité » ; l’identité française n’est affirmée que pour être plus complètement niée.
Voici par exemple ce qu’avait déclaré Alain Juppé lors du « débat sur l’identité nationale » : « Pour moi, la question « Qu’est-ce qu’être français ? » ne se pose pas vraiment. En tout cas, nous connaissons la réponse. Les pères fondateurs de la République, il y a deux siècles, l’ont déjà apportée avec trois mots qui restent d’une actualité totale : liberté, égalité, fraternité. Ajoutons-y la laïcité, et on a l’identité française. »5 Le président Hollande est allé plus loin encore : « C’est quoi notre identité ? Le respect de la personne, sa dignité, ses origines, sa religion, ses croyances ; le refus de toutes formes de discrimination. »6 Citons également la définition du conseiller d’État Thierry Tuot dans son rapport sur l’intégration : « Être français c’est exercer des droits civiques : comprendre le débat public et être apte à y prendre part, sur la base donnée par la volonté générale. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les principes particulièrement nécessaires à notre temps de 1946, pour les valeurs et principes, la Constitution pour les règles. C’est tout. »7
Il arrive que cette affirmation-négation de l’identité française prenne un tour exalté. Redéfinie comme abstraction universaliste, la France se voit revêtue d’une auréole : sa particularité serait de rejeter sa particularité ; son identité nationale résiderait dans le refus du principe même d’une identité nationale. En somme, à la manière dont, selon Marcel Gauchet, le christianisme est la religion de la sortie de la religion, la France serait la nation de la sortie de la nation. La négation de son identité historique accomplirait sa vocation historique. S’il possède de nombreux concurrents, c’est indiscutablement Jean-Luc Mélenchon, au dire duquel l’histoire de France commence en 1789 et dont la Marseillaise est moins un hymne national qu’un chant révolutionnaire international, qui incarne le plus éloquemment ce patriotisme sans patrie.8
Le crédit de cette réduction de l’identité française à des valeurs universelles peut se mesurer au soufre qui enveloppe l’expression « Français de souche ». En février 2014, Alain Finkielkraut fit même l’objet d’une plainte devant le Conseil supérieur de l’audiovisuel, déposée par des membres du parti socialiste, pour l’avoir employée dans une émission télévisée – la ministre du Logement, Cécile Duflot, allant jusqu’à y déceler « une violence extrême »9. Le simple fait d’évoquer une identité française historique et de nommer les Français qui en sont issus est donc devenu inacceptable aux yeux de la majorité de la gauche – de cette même majorité qui aime tant distinguer les Français issus de l’immigration ou de la « diversité »10. À droite également, l’expression « Français de souche » heurte bien des sensibilités. Elle a même des adversaires dont l’émotion n’a rien à envier à l’autre camp. Ainsi de l’organisateur du « débat sur l’identité nationale », Éric Besson, qui proposa la définition suivante de cette dernière : « La France n’est ni un peuple, ni une langue, ni un territoire, ni une religion, c’est un conglomérat de peuples qui veulent vivre ensemble. Il n’y a pas de Français de souche, il n’y a qu’une France de métissage. »11
Au-delà de la répulsion de nombreux responsables, et de l’embarras d’autres à peine moins nombreux, à l’égard d’une expression pourtant anodine – François Mitterrand se qualifiait bien de « Français de pleine-terre »12 sans que nul s’en offusque –, il est révélateur que les statistiques officielles désignent les Français d’origine française de manière négative – « non-immigrés », « ni immigrés ni descendants d’immigrés » – ou purement quantitative – « population majoritaire ». Dans les deux cas, la France comme origine a disparu.
Si la séparation de la République et de la nation représente une rupture avec la tradition républicaine, la réduction de l’identité française à des valeurs universelles en représente plutôt un dévoiement.
C’est en effet une opinion banale pour un républicain français que d’intégrer des valeurs à la définition de l’identité française, en considérant que notre pays ne serait plus lui-même s’il y renonçait. L’attribution d’une vocation universelle de la France est plus ancienne encore : « Gesta Dei per Francos », disait-on déjà au Moyen Âge. La Révolution française laïcisa, du même mouvement qu’elle la portait à son comble, cette ambition traditionnelle en proclamant les droits de l’homme et non pas seulement ceux du Français. La France devint ainsi l’un des symboles de liberté de par le monde, le grand champion de l’unité du genre humain. Ce que, le 11 novembre 1918, Clemenceau résuma d’une formule fameuse : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal ! »13
C’est une chose, cependant, d’intégrer des valeurs à la définition de l’identité française, c’en est une autre de réduire l’identité française à des valeurs, fussent-elles les plus vénérables. C’est une chose, également, d’attribuer une vocation universelle à la France, c’en est une autre de considérer que cette vocation entre en contradiction avec l’identité historique de la France.
On ne trouve rien de tel dans la définition républicaine de la nation : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »14 La nation républicaine est ainsi ouverte, évolutive et active ; elle s’oppose à une seconde forme de nation, close, figée et passive, dans laquelle l’appartenance est déterminée, exclusivement et une fois pour toutes, par le sang des parents. Elle ne se réduit pas pour autant à une pure abstraction, elle n’est pas politique-et-non-culturelle, comme on le lit parfois, elle est tout à la fois culturelle et politique, ou, mieux encore, elle repose sur une conception politique de la culture. Ce qui différencie les deux définitions de la nation, ce n’est pas l’importance accordée à la culture mais la manière de la concevoir : dans la seconde définition, que l’on pourrait nommer essentialiste, la culture est entièrement héritée du passé, elle est une donnée intangible, tandis que, dans la définition républicaine, elle n’est qu’en partie héritée du passé, elle est également une construction permanente.
Nous venons d’entendre Clemenceau vanter l’idéal ; écoutons-le maintenant le mêler au patriotisme le plus charnel : « Champ clos des idéals, notre France a souffert pour tout ce qui est de l’homme. Ferme dans les espérances puisées aux sources de l’humanité la plus pure, elle accepte de souffrir encore, pour la défense du sol des grands ancêtres, avec l’espoir d’ouvrir, toujours plus grandes aux hommes comme aux peuples, toutes les portes de la vie. La force de l’âme française est là. »15
Il faut également évoquer une variante de la réduction de l’identité française à des valeurs universelles : l’opposition entre « deux France », qui recoupe largement l’opposition établie par les nouveaux « Républicains » entre leur « République » et la nation. À ma gauche, une « France » admirable, car ouverte à l’autre, c’est-à-dire grande, noble, généreuse, en un mot cosmopolite, qui est l’unique héritière des belles pages de notre histoire ; à ma droite, une « France » méprisable, car fermée à l’autre, c’est-à-dire petite, vile, égoïste, en un mot nationale, qui est l’unique héritière des pages sombres de notre histoire.
Le chantre le plus assidu de cette opposition entre « deux France » est évidemment Bernard-Henri Lévy16. L’écrivain Philippe Sollers s’est également illustré par un article retentissant, dans lequel on pouvait notamment lire ceci : « Elle était là, elle est toujours là ; on la sent, peu à peu, remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. […] La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes. »17
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Il est aisé de reconnaître, dans le rapport à l’immigration décrit en première partie de cet ouvrage, l’empreinte du malaise identitaire dont souffrent de nombreux Français.
Notre politique apparaît même d’une logique implacable. On comprend sans mal que des individus persuadés qu’il existe dans les entrailles des Français d’origine européenne, et plus précisément des classes populaires de cette origine, un penchant au racisme susceptible de s’exacerber jusqu’à la barbarie, résument à la haine de l’autre toute volonté de réguler plus strictement les flux d’immigration. On comprend également pourquoi les associations prétendument « antiracistes » disposent d’un pouvoir d’intimidation si disproportionné au regard de leur poids : même lorsqu’on a sa conscience pour soi, même lorsque l’accusation est follement calomnieuse, il faut avoir les reins solides pour supporter de se voir associé aux plus monstrueux criminels de l’histoire européenne. Plus prosaïquement, la réduction de l’identité collective à des valeurs universelles, qu’elle se fasse au nom de la République ou de la France, incline à minorer les difficultés inhérentes au changement de nature de l’immigration.
Le lien de causalité est tout aussi clair en matière d’intégration. Le succès du multiculturalisme s’explique à merveille. Les prétendus « antiracistes » font aux Français d’origine européenne un devoir de s’ouvrir aux cultures des immigrés afin de combattre leur penchant au racisme et de se prémunir contre le danger d’un trop fort attachement à sa nation – à la leur en particulier, compte tenu de son histoire. D’ailleurs, interrogent-ils parfois sur le mode rhétorique, exiger des immigrés issus des anciennes colonies françaises qu’ils adoptent la culture nationale ne revient-il pas à prolonger la violence du système colonial ? Au-delà, si l’identité collective se réduit à des valeurs universelles, il est vain de demander aux immigrés et enfants d’immigrés d’adopter la culture nationale – aussi vain que de la transmettre aux enfants d’autochtones. À vrai dire, c’est l’idée même d’une culture nationale, d’une identité nationale possédant une composante culturelle, que congédie la nouvelle conception de la collectivité.
Quant aux « valeurs républicaines », comment notre société pourrait-elle en prescrire, et non pas seulement en suggérer le respect aux immigrés ? Les prétendus « antiracistes » s’efforcent d’inculquer aux Français d’origine européenne la certitude de leur infériorité morale en dépeignant une société d’accueil historiquement et structurellement fautive à l’égard des immigrés et enfants d’immigrés. Plus généralement, la capacité de bien des Français à s’affirmer, et même à affirmer quoi que ce soit de manière vigoureuse, est entravée par un sentiment confus d’illégitimité.
La prégnance d’un rapport irrationnel à l’immigration n’est pas plus surprenante. Sans parler de ceux qui sanctifient l’immigré en tant que nouveau prolétaire, la proclamation du caractère indispensable à tous niveaux de l’immigration peut sembler nécessaire, au même titre que la minimisation des flux, pour combattre le penchant au racisme des Français d’origine européenne. On peut également lire, dans cette exaltation de l’autre jusqu’à la négation de soi, le contrecoup traumatique de l’exaltation de soi jusqu’à la négation de l’autre par les nazis. D’aucuns se font enfin accroire que leurs prises de position réparent les fautes réelles ou supposées de leurs ancêtres envers ceux des immigrés.
Nous retrouvons également le libéralisme intéressé. Il existe en effet une corrélation entre les deux phénomènes. D’un côté, l’idée nationale est superflue, voire gênante ; de l’autre, elle est dangereuse, à moins qu’elle ne soit vidée de sa substance. D’un côté, le projet républicain est superflu, voire gênant ; de l’autre, il est affaibli de l’intérieur par la difficulté à s’affirmer. D’un côté, l’ouverture maximale à l’immigration est promue en vertu de considérations économiques et d’un principe libertaire ; de l’autre, elle est promue en vertu de considérations prétendument éthiques. D’un côté, les élites métropolitaines s’éloignent du peuple pour des raisons matérielles et culturelles ; de l’autre, elles s’en éloignent pour des raisons prétendument morales.
Le lien n’est pas uniquement de corrélation : c’est parce que l’Europe de l’Ouest est taraudée par un malaise identitaire comparable à celui de la France que le libéralisme a atteint dans l’Union européenne un degré de dogmatisme inconnu ailleurs ; la convergence des deux phénomènes a en outre conduit à l’établissement d’un système de type oligarchique.
1. Audition par la commission d’enquête sénatoriale sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, 02/04/2015.
2. Radio J, 17/05/2015.
3. « Discours à la jeunesse », cité dans le recueil Discours et conférences, Flammarion, 2014, p. 166.
4. Cité dans Dire la France. Culture(s) et identités nationales, 1981-1995, Vincent Martigny, Presses de Sciences Po, 2016, p. 13 et 93. On lisait encore dans le Projet socialiste de 1981 : « Nous proclamons notre attachement irréductible à la patrie. »
5. Le Parisien, 20/12/2009. De manière symptomatique, Alain Juppé poursuivait ainsi : « Je crois qu’on élude la vraie question, qui est de savoir si la France reste fidèle à sa tradition d’accueil ou pas. » Citons également, dans le même registre et au sein du même parti, cette déclaration de Gérald Darmanin : « Les débats identitaires sont nauséabonds. Le religieux hystérise notre vie politique. Notre identité, c’est la République, point. » (« Gérald Darmanin quitte la direction nationale des Républicains », La Voix du Nord, 07/01/2016.)
6. Dîner annuel du CRIF, 04/03/2014.
7. La grande nation. Pour une société inclusive, Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, 01/02/2013, p. 31.
8. Il faut toutefois relever une légère inflexion, en faveur d’une conception moins abstraite de la nation, durant la campagne présidentielle de 2017.
9. « En direct de Mediapart », 07/02/2014.
10. Cette règle connaît néanmoins une exception : il est permis d’évoquer la souche française s’il s’agit de critiquer un ou plusieurs de ses rejetons. En février 2015, on pardonna sans difficulté à François Hollande d’avoir parlé de « Français de souche », puisqu’il voulait par là signifier que les auteurs d’un acte antisémite étaient de jeunes gens bien de chez nous. De même, les journalistes n’hésitent pas à dire que tel aspirant djihadiste parti en Syrie est un « Français de souche » converti.
11. « Identité nationale : visite surprise de Besson à La Courneuve », Le Parisien, 05/01/2010.
12. La paille et le grain, Flammarion, 1975, quatrième de couverture, cité dans Dire la France, op. cit., p. 95.
13. Séance du 11 novembre 1918, cité dans Le monde selon Clemenceau. Formules assassines, traits d’humour, discours et prophéties, Jean Garrigues, Tallandier, 2014, p. 242.
14. Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence prononcée en 1882.
15. Déclaration ministérielle à la Chambre des députés, 20 novembre 1917, cité dans Le monde selon Clemenceau, op. cit., p. 238.
16. Elle était déjà présente dans son pamphlet L’idéologie française (Grasset, 1981).
17. « La France moisie », Le Monde, 28/01/1999. Pour des exemples récents de ce motif récurrent, on pourra parcourir « En librairie, deux France se font concurrence », Philippe Besson, Le Monde.fr, 29/10/2014, ou « La France du repli et du rejet », Jean-Marie Colombani, Direct Matin, 03/02/2014.