Entre utopie et oligarchie
Le tableau brossé de la France ne vaut assurément pas pour l’ensemble de l’Europe occidentale.
Il est délicat, et peut-être même illusoire, de s’aventurer à décrire un pays étranger, surtout quand on n’en parle pas la langue. Les quelques paragraphes suivants n’ont donc pas la prétention de dessiner un portrait fidèle de chacun d’entre eux : ils visent simplement, et modestement, à souligner leur diversité, afin d’éviter la facilité consistant à leur prêter les mêmes traits en les regroupant sous le vocable d’Européens.
L’impression qui se dégage est que ces pays, ou plus exactement ces pays et ces régions, pourraient être classés en trois groupes.
Le premier groupe comprendrait les pays et régions qui, par leurs débats, leurs polémiques, leurs embarras, leurs impasses, semblent relativement proches de la France – sans toutefois se livrer aussi passionnément qu’elle à l’autodénigrement. Ce groupe comprendrait l’Allemagne, le Royaume-Uni, ou plus précisément l’Angleterre, la Wallonie, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.
L’Allemagne présente un visage contradictoire. Économiquement conquérante, mais spirituellement convalescente. Riche de ses richesses, mais pauvre de son âme. Pourra-t-elle un jour s’aimer de nouveau – s’aimer vraiment elle-même et non son taux d’emprunt ou le chiffre de ses exportations ? Le temps a passé depuis la découverte des camps d’extermination sans que le peuple allemand parvienne à se défaire entièrement du sentiment de sa faute ; c’est à pas lents qu’il revient à la « normalité ».
Il est donc éminemment significatif que ce soit un Allemand qui ait donné, dès les années 1980, sa forme philosophique définitive à la conception exclusivement abstraite de la collectivité : selon la théorie du « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas, l’identité collective doit être purgée de toute dimension culturelle pour se réduire à l’adhésion à des principes universels énoncés dans une Constitution. Habermas n’a d’ailleurs pas cherché à dissimuler que cette théorie procédait directement de l’impossibilité où il se trouvait, en tant qu’Allemand venu après Hitler, d’entretenir une relation heureuse avec sa nation, et de sa conviction qu’une responsabilité collective de son peuple pour les crimes nazis se transmettait de génération en génération1.
Dans les faits, les similitudes sont nombreuses entre les rives gauche et droite du Rhin. À l’instar de leurs cousins gaulois, les Germains sont invités à une remémoration incessante des manquements de leurs ancêtres. Le débat allemand sur la Leitkultur est semblable à l’interrogation française sur l’identité nationale, la rhétorique républicaine en moins. En Allemagne aussi bien qu’en France, des responsables de premier plan plaident pour l’adaptation de la société d’accueil aux immigrés, tandis que d’autres, faute de solution à proposer, émettent soudain des idées loufoques dont on se demande si elles relèvent du cynisme électoraliste ou trahissent un accès de panique : le candidat du SPD à la chancellerie, Peer Steinbrück, se dit prêt à abolir la mixité des cours de sport pour les élèves musulmans, tandis que la CSU, branche bavaroise de la CDU, suggère d’obliger les immigrés à parler allemand même en famille2… Dans les deux pays, le multiculturalisme survit à tous les discours : Angela Merkel eut beau le condamner solennellement en 20103, la politique d’immigration et d’intégration allemande n’évolua pas davantage que son homologue française sous Nicolas Sarkozy. Là comme ici, la promotion incantatoire de valeurs universelles demeure l’horizon indépassable de la collectivité.
Si étonnant que cela puisse paraître, il n’en va guère différemment outre-Manche. De prime abord, pourtant, l’Angleterre se distingue par la sérénité de son patriotisme. Cas unique en Europe occidentale, elle peut se retourner sans rougir sur la première moitié du XXe siècle : non seulement elle a impassiblement rejeté tout régime autoritaire, mais, seule entre les grandes nations d’Europe occidentale, elle a reçu un surcroît de prestige de la Seconde Guerre mondiale. Elle est ensuite parvenue à traverser la décolonisation sans s’embourber dans d’interminables conflits, tout en conservant des relations étroites avec ses anciennes possessions grâce à l’institution du Commonwealth. Depuis lors, elle n’a jamais semblé tourmentée à l’excès par son passé ; aucun de ses gouvernements ne s’est laissé aller à une quelconque repentance. Aujourd’hui, l’étranger en visite à Londres est frappé par l’omniprésence de l’Union Jack, devenu en outre un motif vestimentaire apprécié dans le monde entier.
L’Angleterre éprouve toutefois la même difficulté que la France et l’Allemagne à se reconnaître une véritable identité. Bien plus, elle s’est abandonnée à un multiculturalisme radical. Elle a même été jusqu’à accepter la remise en cause de l’unité de son droit : des tribunaux informels appliquant la charia en lieu et place de la loi britannique sont apparus en plusieurs endroits du territoire. Elle a également affiché une passivité inouïe à l’égard des islamistes : au début du siècle, des prêcheurs fanatiques pouvaient tranquillement, dans leurs quartiers du « Londonistan », proférer leurs diatribes contre l’Occident infidèle. Il a fallu attendre les attentats de New York, puis, surtout, ceux de Londres, perpétrés par de jeunes citoyens britanniques « parfaitement intégrés », pour que le gouvernement prenne enfin la mesure du problème.
Plus symptomatique encore, en Angleterre comme en France et en Allemagne, l’action politique est frappée de paralysie. Comme Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, David Cameron a vertement condamné le multiculturalisme4 ; comme eux, il n’en a tiré nulle conséquence. Il n’a même pas contesté l’application d’un droit islamique à certains citoyens britanniques de confession musulmane. Il l’a au contraire laissée s’étendre : en mars 2014, la Law Society adressait des recommandations aux avocats afin qu’ils puissent rédiger des testaments conformes à la charia5. Parmi les préceptes mentionnés par la Law Society figuraient notamment l’inégalité entre l’homme et la femme et entre le musulman et le mécréant : par où l’on voit combien factice est la définition de l’identité collective par l’adhésion partagée à des valeurs universelles. Il y avait ainsi quelque chose de pathétique à entendre, en juin dernier, Theresa May condamner à son tour – comme un disque rayé butant toujours sur la même plage – le multiculturalisme en des termes similaires à ceux de son prédécesseur6. Cette impuissance à mettre ses mots en pratique atteste qu’il entre dans l’attitude anglaise autre chose que le libéralisme proverbial du Royaume : que sa conception de la collectivité procède moins d’un choix de société que d’une incapacité à s’affirmer7.
Le phénomène transcende donc la diversité des histoires politiques : en France, il constitue un dévoiement de la conception républicaine traditionnelle ; au Royaume-Uni, il constitue également un dévoiement de la conception traditionnelle, mais d’une conception libérale, cette fois ; en Allemagne, en revanche, il constitue une rupture avec la conception traditionnelle, caractérisée par une définition essentialiste de la nation. Il transcende aussi la diversité des situations économiques : contrairement à la France, le Royaume-Uni et plus encore l’Allemagne s’illustrent par leurs réussites en la matière ; les Pays-Bas et la Norvège ont connu un faible taux de chômage pendant toute la décennie 2000. Voilà qui démontre les limites d’une explication « sociale » des difficultés d’intégration associées à l’immigration extra-européenne. En France, et dans tous les pays où il est élevé, le chômage joue un rôle aggravant, mais seulement aggravant : il ne saurait être considéré comme la cause première de ces difficultés.
Le deuxième groupe comprendrait les pays et régions où, pour des raisons diverses, l’affirmation politique d’une identité culturelle conserve ses droits.
On y trouverait d’abord l’Écosse – et dans une moindre mesure le pays de Galles –, les Flandres belges, le Pays basque et la Catalogne espagnols ainsi que la Corse. Dans tous ces territoires existent des mouvements, parfois majoritaires, dont l’objectif est d’obtenir soit l’indépendance, soit du moins une forte autonomie par rapport à leur État, au nom de leur identité culturelle. L’Irlande pourrait en être rapprochée, car l’attachement à une identité culturelle s’y enracine dans le souvenir de la lutte contre la domination britannique, matérialisée encore aujourd’hui par la partition de l’île.
L’Italie semble également se caractériser – sans qu’aucune explication, si ce n’est tautologique, se détache – par une fibre identitaire prononcée. L’Espagne en général, le Portugal et la Finlande renvoient une image comparable. Quant à la Suisse, le doute n’est pas permis ; elle est d’ailleurs, à bien des égards, un cas unique en Europe de l’Ouest.
Notons toutefois que les pays et régions de ce groupe ont en commun d’être devenus plus tardivement ou moins massivement des terres d’immigration culturellement distante de la population historique. Ils n’ont donc pas – pas encore ? – été confrontés aux questions qui se posent dans les pays et régions du premier groupe.
Le troisième groupe comprendrait deux pays qui sont confrontés à ces questions, mais y apportent des réponses différentes.
Le premier est l’Autriche, où s’exerce une régulation relativement rigoureuse de l’immigration et où le Parlement a adopté en 2015 une loi interdisant le financement étranger des mosquées et des imams pour « donner à l’islam la chance de se développer librement dans notre société et en conformité avec nos valeurs européennes communes ». Le gouvernement avait également envisagé, avant d’y renoncer devant l’impossibilité pour les différentes communautés musulmanes du pays de s’accorder sur un texte, d’imposer l’usage dans les écoles autrichiennes d’une traduction unifiée du Coran en langue allemande8.
Le second pays est le Danemark. Lorsque sont survenues les premières vagues d’immigration, il a promu l’intégration plutôt que le multiculturalisme. Lorsque sont apparues les premières difficultés d’intégration associées à l’immigration extra-européenne, il a accentué son contrôle des flux et renforcé ses exigences vis-à-vis des nouveaux arrivants. Afin de bien montrer qu’il refusait de voir l’identité danoise vidée de sa substance, le gouvernement a même publié un « canon culturel danois » regroupant des œuvres emblématiques de son patrimoine. Le message était clair : pour devenir danois, il ne suffit pas de résider légalement au Danemark, ni même d’adhérer superficiellement à un certain nombre de valeurs, il faut également faire sienne la culture danoise.
L’exemple du Danemark confirme l’inanité d’une assimilation au racisme de la volonté de contrôler l’immigration. Son histoire, au cours des deux derniers siècles, est celle d’une évolution linéaire et paisible de la monarchie traditionnelle vers la démocratie moderne. L’oppression des autres en est aussi absente que les régimes autoritaires. On raconte même que, sous l’occupation nazie, le roi Christian X mit un point d’honneur à porter l’étoile jaune afin de protester contre la persécution des Juifs de son royaume. De deux choses l’une, donc : soit le peuple danois s’est, pour on ne sait quelle raison, soudainement métamorphosé en son contraire, soit la convocation du racisme est inappropriée – chacun jugera quelle hypothèse est la plus crédible.
Enfin, le Luxembourg est un cas à part : la population y étant majoritairement composée de personnes étrangères ou nées étrangères, les questions d’identité ne s’y posent pas dans les mêmes conditions qu’ailleurs.
Quelles que soient leurs particularités vernaculaires, tous les États-nations d’Europe occidentale, à l’exception de la Suisse et de la Norvège – et peut-être demain du Royaume-Uni9 –, sont engagés dans la construction européenne.
Telle qu’elle a bifurqué au début des années 1990, cette construction représente la première tentative de créer une communauté entièrement abstraite, se définissant même par le rejet de toute caractéristique non entièrement abstraite. Il ne s’agit pas d’un simple transfert au niveau continental des conceptions observables au niveau national : l’Union atteint un degré supérieur d’abstraction dans la mesure où elle se propose d’échapper à la finitude des sociétés humaines. Non seulement elle ne se reconnaît d’autre identité que ses « valeurs universelles », mais, en outre, elle se refuse même à posséder des frontières, elle tend à l’extension perpétuelle vers ce qui n’est pas encore elle.
Le préambule du traité de Lisbonne, reprenant celui du traité établissant une Constitution pour l’Union, ne cite les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » que pour leur rôle dans le développement des « valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’État de droit ». L’imprécision de la référence est également significative : elle vise à laisser ouvertes toutes les possibilités, en ne s’inscrivant dans aucun cadre déterminé. Les rédacteurs ont notamment exclu la mention des « racines chrétiennes de l’Europe », que réclamaient certains États membres. Ce n’est pas cette exclusion en elle-même qui est notable : un traité, même constitutionnel, n’a pas pour objet de rappeler des racines. Cependant, le débat ne portait pas sur ce point. La laïcité n’était pas davantage en cause, puisqu’il n’était nullement question de reconnaître une religion officielle. Le but était de bannir tout ce qui pourrait laisser supposer qu’il existe une identité européenne concrète, un ensemble, même minimal, de caractéristiques communes aux peuples européens qui les différencient des autres peuples – qui les différencient non pas conjoncturellement mais structurellement, en établissant entre eux une différence que l’homme ne peut annuler par le jeu de sa volonté.
C’est pour la même raison que l’Union refuse catégoriquement, mieux, se trouve dans l’incapacité ontologique de fixer des limites définitives à son élargissement. Il est vrai que, selon l’article 49 du traité de Lisbonne, l’entrée n’est proposée qu’à « tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 et s’engage à les promouvoir », mais l’entame de négociations d’adhésion avec la Turquie prouve que, dans les esprits bruxellois, cette réserve n’en est pas une. Pour les autorités de l’Union, l’entrée de la Turquie est même nécessaire : en intégrant un pays qui, malgré une bourgeoisie européanophile, n’est européen ni par sa culture, ni par sa géographie, ni par son histoire, elles démontreraient une fois pour toutes que l’identité européenne se résume à des considérations abstraites n’excluant aucun peuple a priori – que, pour reprendre le préambule de la déclaration de Laeken, « la seule frontière que trace l’Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l’homme ».
Pierre Manent a parfaitement résumé la situation : « L’universalisme démocratique européen se confond en somme avec le nihilisme, il est l’accomplissement du nihilisme. Il consiste à dire : l’Europe n’est et ne veut être que la pure universalité humaine ; elle ne saurait donc être quelque chose de distinct ; en un sens bien réel, elle veut être un rien, une absence ouverte à toute présence de l’autre, être soi-même un rien pour que l’autre, n’importe quel autre, puisse être tout ce qu’il est. »10
Certains Européens s’enorgueillissent de cette définition négative de l’Europe. Le sociologue allemand Ulrich Beck s’exprime en ces termes : « La conception européenne de l’humanité ne recouvre aucune définition concrète de ce que cela signifie d’être un humain. Elle ne le peut pas ; il est de son essence d’être anti-essentialiste. Au sens strict, elle est a-humaine, comme il est possible à quelqu’un d’être areligieux. […] Il n’est donc pas accidentel que l’« européanité » reçoive d’abord une définition procédurale. Seule une définition pragmatico-politique peut exprimer cette essence a-humaine. L’envers de cette vacuité substantielle est la tolérance radicale et l’ouverture radicale. Tel est le secret de l’Europe. »11 Ce qui donne, dans la traduction sans jargon de son ami Daniel Cohn-Bendit : « À la limite, être européen, c’est ne pas avoir d’identité prédéterminée. »12
La « vacuité substantielle » de l’Union transparaît également dans la politique d’immigration et d’intégration promue par ses autorités. La Commission est d’une constance inébranlable : elle réclame toujours plus d’immigration extra-européenne. Alors que, dans de nombreux États membres, le taux de chômage était en train de s’envoler sous l’effet de la crise, le programme de Stockholm pour la période 2010-2014 prévoyait d’« encourager la mobilité et l’immigration légale dans l’Union européenne ». En avril 2015, au moment même où l’Union était confrontée à un afflux de réfugiés, Jean-Claude Juncker a encore plaidé pour une augmentation de l’immigration légale.
Fort logiquement, cet appétit migratoire s’accompagne d’un multiculturalisme assumé. En 2004, le Conseil définissait déjà l’intégration comme « un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des États membres ». Cette formulation sembla ensuite trop timorée à la Commission : dans son Manuel sur l’intégration à l’intention des décideurs politiques et des praticiens, publié en 2007, elle remplaça « acceptation mutuelle » par « compromis réciproque ».
Deux anecdotes en diront plus long que tous les discours. En 2010, la Commission a publié un agenda destiné aux lycéens européens : celui-ci énumérait les principales fêtes juives, musulmanes et même hindoues ou sikhes, mais aucune fête chrétienne… Deux ans plus tard, cette même Commission a demandé aux autorités slovaques d’effacer les auréoles et les croix ornant les vêtements de Cyrille et Méthode sur les pièces célébrant les mille cent cinquante ans de l’arrivée des deux saints dans ce qui s’appelait la Grande Moravie. On ne saurait mieux illustrer la résolution de l’Union à rompre avec son histoire, à se vider d’elle-même pour que rien ne puisse plus contrarier son ouverture.
Quelle rupture par rapport à l’inspiration inaugurale ! Comme l’Europe était présente à elle-même, pleine d’une histoire, la sienne, celle de ses peuples, qu’elle entendait poursuivre envers et contre tout ! Songeons au cérémonial qui entoura la signature du traité fondateur : « C’était au Capitole de Rome, dans la salle des Horaces et des Curiaces, les ministres de six pays entourés par des tapisseries illustrant Tite-Live… Pour l’occasion, toutes les cloches de la Ville éternelle ont sonné. »13
C’est ce « nihilisme européen » qui a conduit le libéralisme économique à atteindre dans l’Union un degré de dogmatisme inconnu ailleurs.
Ce n’est pas que l’Union soit plus libérale en tout : sur tel ou tel point, dans tel ou tel domaine, de nombreux États le sont davantage. Nulle part ailleurs, cependant, les dogmes libéraux ne sont appliqués – en tout cas librement – par les autorités sans égard pour les conséquences sur la position relative de leur territoire dans la compétition économique mondiale. En dehors de l’Union, les gouvernements libéraux, quand ils ne cèdent pas aux pressions de puissances étrangères en quête de bas salaires et de nouveaux débouchés ou aux prescriptions formulées par des organisations internationales en contrepartie de leurs subsides, ont une approche utilitaire du libéralisme : ils piochent à loisir dans cette boîte à outils en fonction de leur intérêt bien – ou mal – compris. L’Union, à l’inverse, s’est vouée tout entière au libéralisme. Elle s’est fixé comme utopie de réaliser, d’abord à l’échelle du continent puis, espère-t-elle, au niveau mondial, les conditions d’une concurrence libre et non faussée.
En témoigne son aversion viscérale pour le protectionnisme sous toutes ses formes. Alors que la notion de « préférence communautaire » était l’un des piliers de la construction originelle, ni la promotion des intérêts des États membres, évidemment, ni même celle d’un éventuel intérêt européen, n’entrent plus aujourd’hui dans les préoccupations des instances bruxelloises. Le seul article des traités qui mentionnait une « préférence naturelle entre les États membres » a d’ailleurs été abrogé par la révision d’Amsterdam.
La politique de la concurrence européenne représente quant à elle un cas unique de désarmement économique unilatéral. La Commission ignore ordinairement les effets pervers de son contrôle, notamment en matière de concentration, pour les entreprises européennes : ainsi qu’il a souvent été remarqué, la constitution de « champions européens » tels qu’Airbus aurait été beaucoup plus difficile si les contraintes actuelles avaient été en vigueur. Surtout, au-delà de cet aspect particulier, la Commission se refuse par principe à fonder son action sur les intérêts stratégiques de l’Union : les règles sont les règles et une entreprise est une entreprise – qu’importe sa nationalité14.
Cette attitude tranche avec ce qui se pratique partout ailleurs. Il est superflu de s’arrêter sur le cas des pays émergents, tant leur patriotisme économique est notoire. Examinons plutôt celui des États-Unis. Le protectionnisme ne leur pose absolument aucun problème de conscience. Avant que les outrances de Donald Trump ne défraient la chronique, Barack Obama avait été décrit par le Wall Street Journal comme « le président le plus protectionniste depuis Herbert Hoover »15. George W. Bush n’avait pas non plus hésité, en 2002, à augmenter les droits sur les aciers importés pendant trois ans afin de soutenir son industrie. Les États-Unis possèdent en outre, et depuis longtemps, une législation favorable à la production et à l’emploi nationaux16.
Il n’est pas question, bien entendu, de soutenir que l’attitude de l’Union s’explique exclusivement par le « nihilisme européen ».
Elle tient pour partie aux convictions libérales de nombreux gouvernements européens ; certains d’entre eux – les Français au premier chef – semblent d’ailleurs trop heureux de passer par Bruxelles pour imposer des politiques dont ils n’osent assumer la paternité devant leur peuple. Elle correspond également aux intérêts de certains États membres, ou en tout cas de certains pans de leurs économies : l’industrie allemande ou les services financiers britanniques, pour ne citer qu’eux, en tirent incontestablement bénéfice.
Ces convictions libérales et ces intérêts existent, et leur importance ne saurait être minorée, mais l’attitude de l’Union ressortit aussi à sa crise d’identité. Les partisans de l’ouverture maximale aux échanges emploient d’ailleurs les mêmes arguments, et jusqu’aux mêmes mots, que les partisans de l’ouverture maximale à l’immigration pour disqualifier ceux qui militent pour la régulation. La moindre proposition dissonante déclenche une tempête d’anathèmes qui s’achève dans les grandes occasions par un appel à conjurer le « retour des années trente ». Ainsi après l’éclatement de la dernière crise économique, pourtant imputable aux excès de la dérégulation : les dirigeants européens, toutes tendances politiques confondues, accumulèrent les déclarations conjointes pour mettre en garde contre le « péril » ou la « tentation » protectionniste ; chacun approuvant la maxime de Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, selon lequel il n’est « aucun protectionnisme qui ne porte une dose de xénophobie et de nationalisme »17.
Procédé rhétorique, rouerie politicienne aux fins de promouvoir le libre-échange, dira-t-on peut-être. Sans doute. Mais pas seulement. La tonalité et le caractère pavlovien des propos, le fait, aussi, qu’ils ne se rencontrent nulle part ailleurs qu’en Europe, attestent qu’il y entre bien, à côté des convictions libérales et des intérêts de certains, un peu, beaucoup, et jusqu’à la folie parfois, de cette angoisse irrationnelle des Européens qui ont peur de leur ombre, de cette incapacité à s’affirmer des Européens qui ne s’aiment pas.
L’Union actuelle apparaît ainsi comme un projet essentiellement économique, au sein duquel le politique est réduit à la portion congrue. Elle apparaît même, dans la mesure où son économisme est dogmatiquement libéral, comme un projet foncièrement antipolitique : il s’agit moins de transférer la souveraineté que de l’affaiblir, voire de l’annuler au profit du jeu du marché, il s’agit moins de déplacer l’échelle des ambitions collectives que de les congédier au profit des ambitions privées. En ce sens, il est permis de dire que, s’il subsiste encore un projet européen, il consiste précisément à interdire aux peuples européens d’avoir le moindre projet en tant que peuples.
Ce qui pose la question de la démocratie en Europe. Ou plutôt y répond de manière négative : l’Union actuelle rejette sciemment la souveraineté populaire.
Les peuples européens sont en effet triplement délégitimés. Sur le plan moral, d’abord, par les uns : les Européens d’origine européenne seraient animés de mauvais penchants toujours susceptibles de s’exacerber jusqu’à la barbarie ; il serait donc nécessaire, pour conjurer ce péril, que leurs élites exercent à leur égard un contrôle vigilant. Sur le plan intellectuel, ensuite, par les autres, qui peuvent d’ailleurs être les mêmes : les peuples seraient incapables de comprendre les enjeux complexes du monde contemporain ; il serait donc nécessaire, dans un souci d’efficacité, que leurs élites déterminent seules les grandes orientations collectives. Sur le plan humain, enfin, par les uns et les autres réunis : les peuples seraient trop routiniers, voire frileux, trop traditionnels, voire passéistes, en tout cas insuffisamment ouverts au changement ; il serait donc nécessaire, pour leur propre bien, que leurs élites les contraignent à se réformer.
Nous voyons ainsi reparaître, assis sur de nouvelles fondations, l’ancestral mépris du haut pour le bas. Ces élites européennes convaincues que le gouvernement du peuple est une chose trop sérieuse pour laisser le peuple s’en mêler ne revendiquent pas le privilège de la naissance ni les droits de l’argent ; elles se contentent d’avancer l’air de rien, presque innocemment pourrait-on dire, qu’elles sont supérieures sur les plans moral, intellectuel et humain.
La manifestation la plus étincelante du déni de démocratie actuel est la tranquillité avec laquelle les dirigeants de l’Union s’assoient sur la volonté populaire quand elle leur est contraire.
La transformation magique de la Constitution européenne rejetée par référendum en traité de Lisbonne ratifié par voie parlementaire est un cas d’école. Au lieu de se fier sagement à la position presque unanime de ses responsables politiques, le peuple français avait eu la mauvaise idée de déraper : il s’était prononcé à une nette majorité contre le texte qu’un aréopage de personnalités toutes plus éminentes les unes que les autres s’était ingénié à rédiger. Pire, il avait été imité trois jours plus tard par le peuple néerlandais. Voilà qui faisait tache – une bien vilaine tache. Il ne restait plus qu’à interrompre le processus de ratification : l’Union était ensablée. Cependant les dirigeants européens retrouvèrent promptement leurs esprits : immédiatement débutèrent dans les antichambres des capitales européennes de discrets pourparlers visant à « sortir de la crise », c’est-à-dire à ignorer les votes français et néerlandais. Enfin Sarkozy vint, avec une proposition qui suscita l’enthousiasme général : pourquoi ne pas faire adopter par les parlements, sous un autre intitulé, le texte rejeté par les peuples ? Histoire de donner le change et de justifier le contournement du suffrage universel, on renoncerait à la grandiloquence constitutionnelle et on baptiserait la nouvelle mouture « traité simplifié ». Ce qui fut fait en quelques mois : le 13 décembre 2007, les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement de l’Union purent signer le « traité de Lisbonne ».
Ils n’étaient pourtant pas au bout de leurs peines. Le gouvernement irlandais avait en effet décidé d’organiser un référendum sur le « traité simplifié ». Et patatras, ce qui devait arriver arriva : le peuple fauta une nouvelle fois. La réaction des dirigeants européens ne se fit pas attendre. Le ton fut sec : la colère avait succédé à la déception. En outre le statut de l’Irlande, petit pays entré tardivement dans l’Union, permettait de se dispenser de ménagements. Après une quinzaine de mois durant lesquels les dirigeants européens usèrent alternativement de la promesse de carottes et de la menace du bâton, le peuple irlandais renversa son premier vote. Les choses étaient rentrées dans l’ordre.
Depuis, le flambeau du « populisme » a été repris par les Grecs. L’organisation d’un référendum sur la « proposition des créanciers » du pays – Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international –, qui consistait en une aide financière assortie d’un train de réformes obligatoires, déclencha un tollé politique et médiatique. À l’annonce du résultat – un « non » massif –, on s’accorda, à Bruxelles et dans les capitales européennes, sur la nécessité de n’en tenir aucun compte. Tant et si bien que, tout auréolé qu’il fût de son succès politique, le Premier ministre Aléxis Tsípras n’en alla pas moins à Canossa : il signa un texte à peine modifié une semaine plus tard.
Le défaut de démocratie est également structurel. L’Union actuelle institutionnalise le dessaisissement des parlements nationaux par un processus de décision opaque où les jeux de balance, les manœuvres, le lobbying sous toutes ses formes l’emportent sur le débat public argumenté, qui n’existe qu’à l’état d’ersatz dans cette assemblée sans réelle légitimité qu’est le Parlement européen. Les textes de loi ainsi élaborés loin des regards civiques s’imposent ensuite dans tous les pays de l’Union, directement pour les règlements, après leur transposition obligatoire, sous peine de sanctions, pour les directives.
Or, de traité en traité et de décision de justice en décision de justice, le domaine de compétence de l’Union ne cesse de s’étendre. Une étape essentielle a été franchie avec l’adoption du « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’union économique et monétaire », qui a encore accentué la mise sous tutelle des parlements nationaux en s’attaquant à ce qui fut historiquement l’une de leurs premières prérogatives : le vote du budget. Il prévoit en effet que les gouvernements des États membres signataires doivent transmettre, ou plutôt soumettre leur projet à la Commission avant son examen parlementaire.
Les peuples n’en furent pas moins mis devant le fait accompli. En France, la ratification s’opéra même contre la volonté explicite des citoyens. Non qu’ils aient été directement consultés, cela va de soi : le fâcheux précédent de 2005 a sonné le glas du référendum dans notre pays. Mais, par le hasard du calendrier électoral, la signature et la ratification du traité budgétaire se sont trouvées séparées par une campagne présidentielle. Soucieux d’obtenir le maximum de suffrages à sa gauche, François Hollande plaça au cœur de son programme l’engagement solennel de « renégocier » le traité. Il oublia son engagement sitôt sa victoire acquise : après un simulacre de négociation européenne, il ordonna à sa majorité parlementaire de ratifier le traité sans qu’une seule virgule en ait été modifiée.
L’Union actuelle représente ainsi une version moderne de despotisme éclairé. Il est vrai que cette tentation existait dès le commencement. À la fin de son discours sur le traité de Rome, Pierre Mendès France avait prononcé cette mise en garde : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »18
Il a toutefois fallu la convergence entre la progression d’un libéralisme intéressé dans les esprits et la propagation d’une forme de désamour de soi dans les âmes pour que cette abdication non seulement advienne, mais soit même louée comme une avancée. C’en est à un point tel que certains des soutiens les plus fervents de l’Union se demandent si leur créature n’est pas en train de leur échapper : Jürgen Habermas craint ainsi qu’elle ne devienne « un arrangement effectif, parce que voilé, d’exercice d’une domination post-démocratique »19.
On pourrait dire plus simplement que l’Union actuelle est une oligarchie libérale. Oligarchie parce que le pouvoir y appartient à un petit nombre, libérale à la fois parce qu’elle promeut le libéralisme économique et parce qu’elle garantit les libertés individuelles. Notre situation est paradoxale : jamais les droits de l’homme, de tout homme, quel qu’il soit, n’avaient été aussi efficacement protégés en Europe ; jamais, depuis l’établissement définitif de la démocratie sur le continent, les droits du citoyen n’avaient été aussi outrageusement bafoués. Nous avons le droit de décider de presque tout dans l’ordre privé, mais de presque rien dans l’ordre public. Nous pouvons faire ce que bon nous semble de notre vie personnelle, mais il nous est interdit de décider ensemble de notre destin collectif.
1. Voir notamment les chapitres 9 et 10 de l’ouvrage – non publié en français – The New Conservatism, Polity Press, 1989.
2. « SPD Candidate Backs Muslim-Friendly Gym Class », Spiegel Online International, 04/05/2013. « La Bavière veut imposer aux étrangers de parler allemand, même en famille », LeMonde.fr, 07/12/2014.
3. « Angela Merkel admet l’échec du multiculturalisme allemand », LeFigaro.fr, 17/10/2010.
4. « M. Cameron a estimé que “le multiculturalisme a conduit à ce que des communautés vivent isolées les unes des autres. Ces sociétés parallèles ne se développent pas selon nos valeurs. Nous ne leur avons pas donné une vision de ce qu’est notre société”. Il a appelé l’Europe à “se réveiller” et à “regarder ce qui se passe dans ses frontières”. » (« Les propos de Cameron sur le multiculturalisme font polémique », Le Monde.fr, 06/02/2011.)
5. « Des avocats britanniques enjoints de respecter la charia », LeFigaro.fr, le 27/03/2014.
6. « Le 4 juin [2017], au lendemain de l’attentat de Londres, la Première ministre, Theresa May, appelait les Britanniques à ne plus vivre “ dans une série de communautés séparées et ségréguées, mais comme un véritable royaume uni” » (« Le Royaume-Uni, du multiculturalisme à l’intégration », Le Monde, 17/06/2017).
7. Le rapport Casey, publié en 2016, attribue d’ailleurs à leur crainte d’être accusés de racisme ou d’islamophobie le fait que les gouvernements britanniques successifs aient « ignoré voire cautionné des pratiques religieuses ou culturelles régressives » (« Un rapport accablant démonte la politique d’intégration britannique », Le Monde, 23/12/2016).
8. « Tempête politique sur l’islam en Autriche : Vienne interdit tout financement étranger des mosquées et des imams », Atlantico, 27/02/2015.
9. Le processus de sortie de l’Union européenne enclenché par le Royaume-Uni à la suite du référendum du 23 juin 2016 n’en étant qu’à ses prémices, il est trop tôt pour préjuger de son issue.
10. Le regard politique, Flammarion, 2010, p. 259.
11. « Comprendre l’Europe telle qu’elle est », Le Débat, no 129, mars-avril 2004.
12. « Europe : ce qui oppose Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut », Le Monde, 01/02/2014.
13. Luuk van Middelaar, « Quelle Europe ? », Le Débat, no 179, mars-avril 2014.
14. Tout au plus peut-on relever, après des années d’atermoiements, l’amorce d’une timide réponse au dumping chinois. Voir par exemple « Concurrence : l’Europe cherche la parade au dumping chinois », Le Monde, 10/11/2016, et « Bruxelles toujours ferme face à l’acier chinois », Le Monde, 31/01/2017.
15. « Le protectionnisme assumé de Washington », L’Express / L’Expansion, 23/02/2011.
16. Les deux textes les plus importants sont le Buy American Act et le Small Business Act. On pourra trouver une présentation des principales mesures protectionnistes américaines en annexe du rapport no 306 (2010-2011) du sénateur Josselin de Rohan sur le projet de loi relatif au contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre et de matériels assimilés, à la simplification des transferts des produits liés à la défense dans l’Union européenne et aux marchés de défense et de sécurité.
17. « “Il y a une dose de xénophobie dans le protectionnisme” », Libération, 23/05/2008. Il ajoutait, comme on pouvait s’y attendre : « C’est sur le “plus jamais ça” d’après-guerre que s’est bâti le système actuel. »
18. Séance du 18 janvier 1957, Journal officiel Assemblée nationale du 19 janvier 1957, p. 166.
19. « Rendons l’Europe plus démocratique ! », Le Monde, 25/10/2011.