1979

 

 

Je ne sais trop où, je ne sais trop comment, j’avais perdu ma montre. Je regardai mon poignet, elle n’y était plus, seulement la bande plus pâle où elle se trouvait toujours. Je cherchai alentour dans le sable. La montre n’avait pour moi aucune valeur sentimentale, n’était pas coûteuse du tout ni n’avait d’importance particulière d’une manière ou d’une autre, mais je voulais connaître l’heure. L’heure précise. Non pour quelque raison pratique ou stratégique, mais seulement parce que, en cet instant, je ne savais rien précisément ni distinctement. Je demandai l’heure aux autres et personne ne l’avait. Je ne pouvais pas croire qu’entre nous quatre, il n’y avait pas une seule putain de montre. Je bouillonnais intérieurement tout en fonçant, ou plutôt en boitant, chef de file ostensible de notre petite troupe se repliant vers la voiture.

“Ça va, ta jambe ? me demanda Richard.

— Il faudra bien que ça aille. La Poisse est mort. On est mal.” Je m’arrêtai et le redis à l’attention du ciel comme des autres : “Il faut que je sache quelle heure il est, putain !”

Je me tournai vers Carlos, qui jeta un coup d’œil au ciel. “Deux ou trois heures, dit-il. Environ.

— Je veux pas de tes deux ou trois. Je veux quatorze heures quarante-sept. Quinze heures six. Je veux pas d’environ.

— On n’est pas aux States ici. C’est le Salvador. Y a que des environs ici.”

Richard regarda en haut de la colline puis se retourna vers moi “Tu es sûr que ça va ? Tu ne veux pas te reposer un moment ?”

Je lui décochai un regard cinglant.

“Question idiote, fit-il.

— Je ne sais pas exactement où nous sommes, dis-je. La voiture est quelque part là-haut. Je ne sais pas qui est ou n’est pas à nos trousses.” Me tournant vers Tad : “Je pensais que je pourrais savoir quelle heure il est exactement, précisément, avec certitude.

— On en reparle plus tard, OK ?

— Tu sais que tout ce merdier, c’est ta faute.” Je pointai sur lui un doigt accusateur.

“Personne t’a demandé de venir.

— Ton frère m’a demandé de venir. Et merde, Tad. T’es vraiment qu’un putain d’enfoiré.”

Tad regarda Richard.

“Faut vraiment qu’on avance, fit Carlos.

— Toi, la ferme, dis-je. Carlos mon cul. Allez, le planqué, dis-nous ton vrai nom : Hans ? Heinz ? Himmler ?

— Allez, Kev, on y va.” Richard avait l’air apeuré.

OK. Allons-y, disons, genre, plutôt par là, plus ou moins.”

Nous errâmes encore deux heures et même s’il semblait nous rester beaucoup d’heures de jour, je commençais à avoir la conviction que nous ne retrouverions pas la voiture. Je pensais toutefois qu’en continuant à marcher vers le haut, nous finirions peut-être par croiser la route.

“C’est quoi ça ?” demanda Tad.

Quelque chose scintillait plus bas vers l’ouest. C’était la Cadillac. Jamais de ma vie je n’avais été si heureux à la vue d’une géante américaine bouffeuse d’essence. Mais cette joie étrange se dissipa vite pour laisser place à la terreur – terreur en l’occurrence raisonnable.

Debout à côté de la voiture, nous nous reposâmes un peu tout en jetant des coups d’œil autour de nous.

“La Poisse est bel et bien mort, putain”, dit Richard, comme s’il nous l’annonçait.

Je ne dis rien. Il n’y avait rien à dire.

Je voulais dire à Carlos de rester là et partir sans lui mais, même si je me pensais capable de refaire à l’envers la route jusqu’à la ville, l’idée me vint qu’il pourrait nous être utile. La moindre erreur d’aiguillage nous serait fatale.

Richard se laissa tomber sur le siège du conducteur et moi à côté de lui. Quand il tourna la clé, il ne se passa rien. Il essaya de nouveau. Pas même un clic.

“Putain de merde, dit Tad.

— Réessaye de tourner la clé”, dis-je. Je baissai ma vitre. “Ce n’est pas la batterie.

— Alors c’est quoi ? demanda Richard. Tu t’y connais en voitures ?” Cela à l’intention de Carlos.

“Non. Pas du tout.”

Tad descendit. “Soulève le capot.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Richard, descendant à son tour. Tu n’y connais rien en voitures.”

Nous étions tous dehors à présent.

“Ça mange pas de pain de regarder, dit Richard.

— Vous avez fait cette route tape-cul dans cette caisse ?” En se tortillant, Tad se faufila sous le châssis assez loin pour atteindre le démarreur. Je l’apercevais tout juste à travers l’entrelacs du moteur.

“La voiture de papa avait fait ça une fois, dit Tad.

— Fait quoi ? demanda Richard.

— Essaie voir.”

Tad se dégagea de sous la voiture en s’accrochant au pare-chocs arrière.

Richard passa le bras dans l’habitacle, tourna la clé. Le moteur tourna un peu, démarra.

“Qu’est-ce que tu as fait ?

— Avec cette route toute défoncée, tu avais décroché le démarreur.

— Allons-y”, dis-je.

Je considérai notre allégresse éphémère au démarrage du moteur et m’émerveillai de la stupidité de l’esprit humain. Notre monde était pourri. L’un des hommes qui nous accompagnaient venait de se faire descendre, nonobstant la haine que nous lui portions. Des dealers nicaraguayens homicides étaient sans doute à nos trousses. Et nous étions tout joyeux du démarrage d’un moteur de Cadillac 190 cm3.

Richard roulait lentement, prudemment sur la piste montante. Il regardait fixement à travers le parebrise et me demandait fréquemment conseil pour éviter de gros rochers et de profondes ornières. Tad scrutait le terrain tout autour de nous comme un caniche apeuré.

Le crépuscule tombait quand nous rejoignîmes la route.