Depuis mon arrivée à Paris, j’avais beaucoup marché sous la pluie. Je ne pouvais me rappeler aucun tableau avec de la pluie et me rendis compte que je n’étais pas sur le point d’en peindre non plus. Mais en traversant à pied le 6e arrondissement si tard dans la nuit, si tôt le matin, je vis le bleu de la pluie, la touche de saphir qu’il apportait à la pénombre et la nuance lavande qui venait franger l’orée du matin sous l’effet du bleu Alice. La pluie tombait sans rien éprouver pour moi, se montrant aussi indifférente à moi que je l’étais envers elle. Son seul effet, c’était me mouiller et me donner froid.
Je serais rentré à la maison deux semaines avant Noël, fête à laquelle je n’avais jamais complètement adhéré. J’avais bien compris qu’il s’agissait d’une célébration séculière et non religieuse, toutefois je n’arrivais pas à me prendre au jeu. Je faisais semblant pour Linda, je l’aidais à poser les guirlandes électriques que je trouvais hideuses et à choisir et installer un arbre qui représentait pour moi un triste sacrifice. Les enfants eux aussi simulaient l’excitation au bénéfice de Linda. On pouvait dire qu’ils ne manquaient de rien, et pourtant, comme les petits enfants qu’ils étaient, ils adoraient ouvrir des paquets étincelants, ou plutôt, ils adoraient l’expression sur le visage de Linda quand ils ouvraient les paquets. Nous nous levions donc plus tôt qu’à l’accoutumée, pour nous installer au salon, contrairement à notre habitude encore en pyjamas et peignoirs, et nous mettre aux cadeaux. C’était toujours un bon moment, qui rendait Linda heureuse.
J’avais hâte de rentrer. En restant sobre, je me sentais plus proche de ma famille malgré l’éloignement géographique. J’aurais bien dit que je me sentais comme un ancien moi-même, mais c’était mieux que cela : je me sentais comme une personne complètement nouvelle. Je ne me reconnaissais pas et c’était bon. Dans le même temps, ayant déjà quitté Paris mentalement, je regrettais la jeune Victoire. J’étais amoureux d’elle comme je ne l’avais jamais été de Linda mais cela n’avait rien à voir avec le fait d’être avec elle. Peut-être avais-je besoin qu’elle reste une idée.
Il était quatre heures du matin quand j’entrai dans l’hôtel. Le réceptionniste n’était pas à l’accueil, aussi m’assis-je dans le hall pour l’attendre, même si j’aurais pu tout simplement tendre le bras et attraper ma clé dans son casier. L’homme, soigneusement vêtu, réapparut et fut un peu déconcerté de me voir.
“Monsieur Pace*, fit-il.
— Bonsoir Pierre. Ou faut-il dire bonjour* ?
— C’est le matin*.
— M’a-t-on appelé ?
— Non*. Pas ce soir.
— Vous devez penser que je suis stupide.”
Il m’apporta la clé. “Pourquoi dites-vous ça ?
— Vous êtes très gentil avec moi.”
Pierre haussa les épaules. Le téléphone se mit à sonner. Tandis qu’il traversait la pièce, j’eus le sentiment que l’appel était pour moi. Je me levai et m’approchai des marches. Il décrocha, se tourna vers moi et hocha la tête.
“Un instant, s’il vous plaît. Je sonne dans sa chambre”, dit-il en me faisant signe de courir à l’étage.
Je montai les marches deux à deux, déverrouillai ma porte et eus le temps de m’allonger sur le lit avant que le téléphone n’ait pu se mettre à sonner. Je simulai l’endormissement quand je répondis.
“Je te réveille ? demanda Linda.
— Ce n’est pas grave. De toute façon j’ai dû me lever pour répondre au téléphone.” J’entendis son petit rire, qui me détendit. “De toute façon, je ne dormais pas bien.
— Je suis désolée de t’appeler si tôt.
— Tout va bien ?
— Will a de la fièvre.
— Combien ?
— Trente-huit neuf. Il a l’air fatigué et dit qu’il se sent mal.
— Il a mal à la gorge ?”
Linda demanda à Will s’il avait mal à la gorge. “Il dit que ça le brûle.
— Il est quelle heure chez vous, sept heures du soir ?
— Oui c’est ça. Je lui ai donné du Tylenol il y a une demi-heure. La fièvre est apparue d’un coup. Il est venu s’asseoir sur mes genoux et je l’ai senti tout brûlant.
— Je vais essayer de changer mon billet. Je peux sûrement être là demain matin.
— Tu n’es pas obligé.
— Je vais voir si c’est possible, OK ?
— D’accord.
— Eh bien, pas d’école demain.
— Ça c’est sûr.
— Passe-moi Will.”
Elle lui donna le combiné.
“Salut, mon petit gars.
— Salut, papa.
— Alors ça ne va pas fort ?
— Non.
— Essaie de dormir, d’accord ?
— OK.
— Papa ?
— Oui mon petit gars ?
— Rien.
— Non, dis-moi.
— Wally Reynolds a eu un hamster.
— Non, c’est vrai ? Il s’appelle comment, ce hamster ?
— Je ne sais pas.
— Il est mignon ?
— Ouais, assez.
— Tu en voudrais un ?
— Non. Je voudrais une tortue.
— On en parle à mon retour, d’accord ?
— Tu me manques.” Sa voix resta un peu en suspens.
“Toi aussi, tu me manques.”