Si seulement j’avais eu l’excuse de ne pas avoir compris pourquoi j’étais là, peut-être m’en serais-je senti un peu moins coupable, peut-être ne m’en serais-je pas voulu jusqu’à ce jour, peut-être n’aurais-je pas brûlé de retrouver une part de moi-même qui ce jour-là était morte. Mais mon ami était venu me trouver, perdu, démoralisé, apeuré, et m’avait demandé de l’aide. Je la lui avais offerte volontiers, même si l’offre n’était ni complètement innocente ni complètement désintéressée. C’était il y a trente ans. En mai 1979. Il serait tentant de suggérer que la présentation de cet épisode de ma vie est en quelque sorte la mise en acte d’une rédemption, et je l’entends bien dans le sens chrétien le plus vulgaire. Mais c’est des conneries tout ça.
Richard vint me trouver et me fit subir une histoire interminable sur son frère. Bien que Tad fût son aîné, Richard la plupart du temps le désignait sans gêne comme Toc, le tocard. Selon Richard, c’était un fait de notoriété publique dans sa famille, bien que rarement reconnu. Toc avait fait plusieurs séjours en détention provisoire, en prison, avait connu diverses relations violentes, suivi toute une gamme de programmes de désintoxication. Il s’était tiré dessus non pas une fois, mais deux, en différentes occasions, avec le même pistolet d’ordinaire non nettoyé. Tad était le préféré de leur mère, ce que Richard jugeait assez juste, étant donné les nombreux problèmes de son frère, ses échecs et sa malchance. Il était normal que Tad ait quelque chose pour lui, à défaut de sens commun et d’une dose raisonnable de chance. Dans le récit que me fit Richard, sa mère n’avait pas eu de nouvelles de Tad depuis sept mois et quand elle appela le plus récent numéro qu’on lui connaissait, on lui dit que, aux dernières nouvelles, il était en route pour le Salvador. Elle ne pensa pas à demander ce qu’il allait y faire, mais n’en prit pas moins peur. Bien sûr, la peur était justifiée, et elle affecta bien sûr la plus jeune de la fratrie, une diplômée d’allemand anorexique et bipolaire qui vivait toujours chez ses parents, au point de susciter en elle des tendances suicidaires, ce qui bien sûr amena Richard à penser qu’il devait faire quelque chose, à savoir retrouver Tad. Il me demanda de l’accompagner. Richard est mon ami.
Nous avions vingt-quatre ans tous les deux et devions être fous, au sens technique du terme, ou du moins dérangés. Richard et moi étions tous deux en cinquième année de fac, lui en pleine thèse sur Beowulf, moi en pleine entreprise de bluff, visant à faire croire que je pouvais devenir peintre, et nous partagions une petite maison délabrée sur Baltimore Avenue. C’était un quartier peu sûr dans lequel je me sentais en relative sécurité, malgré la trop grande proximité de la rue très passante, parce que la maison, un vrai taudis, ne payait vraiment pas de mine, et parce que, en conséquence, il était évident qu’elle n’abritait rien qui valût la peine d’être volé. Richard déclarait se sentir en sécurité parce que j’étais noir, non qu’il crût que j’étais capable de le protéger ni que j’en avais l’intention, mais parce que dans le quartier, tout le monde était noir, et par voie d’association, il se sentait mieux accepté. Je lui dis de la fermer.
“Je ne comprends pas bien”, dis-je. Assis dans notre salon qui n’était quasi pas meublé, sur le banc de la fenêtre en baie, nous observions les efforts de quelques pompiers pour éviter les coups d’un taré, le cliché de l’accro au crack, qui protégeait une brouette pleine d’un matériau en feu en faisant tournoyer une pelle au-dessus de sa tête. “Comment peux-tu savoir que Tad est au Salvador ?
— Ses amis ont dit à ma mère qu’il y allait. Puis j’ai appelé le Département d’État, dit Richard.
— Et ils t’ont tout simplement dit qu’il y était ?” La lumière rouge rasante du camion me donnait mal à la tête.
“Non. Ils m’ont dit : « Qui êtes-vous et pourquoi voulez-vous savoir ? »
— C’est quasi un aveu.
— Quasi.
— Donc qu’est-ce que tu veux faire ?
— Il a dû s’attirer des ennuis, d’une manière ou d’une autre. Peut-être qu’il est en taule et qu’il lui faut un avocat. Ou dans un hôpital, incapable de se rappeler son nom. Qui sait ? Je dois aller voir si je peux le retrouver. Ma mère et ma sœur vont devenir folles. Encore plus folles. Tu veux bien venir avec moi ?
— Le Salvador, fis-je. C’est loin. Purée, il doit faire sacrément chaud là-bas ?
— Dans les trente et quelques. J’ai vérifié.
— C’est pas si terrible.” Pas besoin d’être génial pour se rendre compte que ce n’était pas un bon plan ; mais il fallait en revanche être idiot pour ne pas s’en rendre compte. “OK, j’irai avec toi, mais ça ne me plaît pas. Tu ne préférerais pas travailler sur ta thèse ?
— Cette affaire est plus importante. Il s’agit de mon frère. Voici ton billet.” Il me tendit une pochette à billet de la Pan Am. “On fait escale à Miami.”
Je regardai le billet. J’aimais bien le logo de la Pan Am, en bleu et blanc. “Et tu aurais fait quoi, au juste, si j’avais dit non ?
— Je n’y ai pas pensé une seule seconde.”
Je me suis toujours demandé, même enfant, et tous les témoignages s’accordent sur le fait que je n’étais pas une lumière, s’il y a une différence entre le bon sens et le sens commun. Noûs. Je suppose que le sens commun ne requiert pas de connaissance particulière alors que le bon sens le pourrait. Mon père était convaincu que sens commun et bon sens n’ont rien à voir, comme la mode et le goût. On peut avoir assez de sens commun pour considérer un tableau comme une débauche ou un gâchis de pigments, d’huile de lin et de toile, mais ne pas avoir le bon sens de l’acheter. En préparant mon sac, je voyais clairement que je n’exerçais ni l’un ni l’autre.
L’aéroport d’Ilopango, tout petit et grouillant d’activité, ressemblait surtout à une large piste de bowling. Des soldats en uniforme terne couleur olive et coiffés de leur casque camouflage déambulaient fièrement en roulant des épaules devant la zone où les bagages ne défilaient pas sur des tapis mais étaient lancés au milieu du hall depuis les chariots. Ayant attrapé nos sacs, nous passâmes le portail d’entrée sans guère de contrôle, mais en nous faisant copieusement remarquer. Le fait que nous ne parlions pas espagnol ne semblait pas gêner les gens autant que je l’avais imaginé. Je percevais nettement que nous étions de sales Américains et que notre âge comme notre apparence suggéraient un nombre limité de projets ou de motifs à notre visite, et c’est peut-être pourquoi nous passâmes la douane sans accroc, sur un signe de tête et sans ouvrir nos duffel-coats. Franchissant le contrôle en ne m’attirant qu’un regard fugace mais non moins réprobateur, tandis que le tampon s’abattait sur mon passeport, j’eus le sentiment d’avoir déjà vécu ça – d’être remarqué puis oublié – et de devoir le revivre, pas dans ce pays, mais lors de quelque autre passage, situation mémorable, peut-être profonde, mais au fond inessentielle sans être complètement insignifiante. À l’époque, l’époque de mon moi artistique plus sincère, plus naïf, ou encore mal dégrossi, j’aurais pu choisir le mot vain, et, ce qui est plus important, je me serais fichu d’avoir tort ou raison.
Dehors, pendant que nous attendions le taxi, plusieurs gamins dansaient sur un air diffusé plein tube par un magnétophone, “In the Navy” des Village People.
“Ça détonne”, dit Richard.
J’étais affligé de reconnaître que l’air ne me déplaisait pas.
Je l’avais toujours en tête quand le taxi nous déposa devant l’ambassade américaine. Tout irritant que cela fût, je le chantai presque haut et fort en levant les yeux sur une majestueuse fontaine se dressant de l’autre côté de l’énorme rond-point. L’ambassade elle-même, pourtant grande, n’était pas si majestueuse, et ressemblait surtout à une pièce montée rectangulaire. Un marine de la carrure d’un congélo jeta un coup d’œil à nos passeports sans plus d’intérêt que le douanier n’en avait montré envers nous et resta tout aussi impassible. Il nous fit signe d’entrer dans les bâtiments. Richard raconta à l’homme posté à l’accueil pourquoi nous étions là, que nous cherchions son frère, qu’on n’avait pas eu de nouvelles depuis des mois, que l’on craignait qu’il se soit fait arrêter et qu’il ne soit en train de pourrir dans un cachot Dieu sait où. Il me semblait que Richard en disait trop, mais je ne l’interrompis pas.
Nous étions assis depuis à peine plus d’une heure quand un autre homme vint nous trouver. Il me parut terriblement semblable au premier, grand, presque beau, blond, avec un air qui le précédait dans la pièce, comme un parfum d’eau de Cologne : l’air de quelqu’un qui va vous éconduire. Il s’assit en face de nous dans le hall d’attente. Richard répéta son discours sur la raison de notre présence, mais en ajoutant cette fois une allusion à l’hôpital avant de signaler qu’il craignait que son frère ne soit en train de pourrir dans une cellule quelque part.
“Et il aurait pu se faire arrêter pour quoi, votre frère, au juste ?
— Je ne sais pas s’il s’est fait arrêter, bredouilla Richard. Je ne l’ai mentionné qu’à titre de possibilité. Cela fait si longtemps qu’on n’a plus de nouvelles. Comme je l’ai dit, il pourrait aussi bien être dans un hôpital.
— Mais vous avez dit prison aussi. Pourquoi pensiez-vous qu’il pourrait être en prison ? Votre frère s’est déjà fait arrêter ?
— Oui.
— Où ça ?
— À Baltimore. À Philadelphie.
— À Boston, ajoutai-je.
— Ah oui, c’est vrai, Boston, fit Richard. Mais je ne vois vraiment pas ce que ça a à voir avec ce qui nous occupe.
— Je vois. Pourquoi s’est-il fait arrêter ?”
Richard poussa un long soupir et se cala le dos contre le dossier de son siège. “Deux ou trois fois pour détention de drogue et une fois pour avoir fait feu avec une arme.
— Quel est le nom de votre frère ?
— Tad Scott.”
L’homme se pencha en avant comme quelqu’un qui s’apprête à partir. “Je ne crois pas pouvoir faire grand-chose pour vous.
— Vous ne pouvez pas passer des coups de téléphone ? Juste pour vérifier les prisons et les hôpitaux, ou quelque chose du genre ?
— S’il cherchait sa sœur de dix-sept ans, la nièce d’un membre du Congrès, venue ici avec un groupe des Jeunesses chrétiennes du Massachusetts, là, vous pourriez passer un ou deux coups de fil ? demandai-je.
— Oui, dans ce cas-là, je pourrais, et sûrement je le ferais. Si ça se trouve même, je serais motivé.” Il me regarda droit dans les yeux. “Bonne journée, messieurs.”
Nous le regardâmes refermer la porte derrière lui. “Qu’est-ce que tu en dis ? me demanda Richard.
— J’en dis qu’il est moins con qu’il n’y paraît.
— Mais pour mon frère.
— Qu’il est plus con qu’il n’y paraît.”
Assis non loin de nous se trouvait un petit homme trapu en chemise hawaïenne, à qui nous n’avions pas prêté plus d’attention que ça jusqu’à ce qu’il s’éclaircisse la gorge. “J’ai entendu votre conversation malgré moi, les gars, dit-il avec un fort accent du Sud. Il se trouve que je connais quelqu’un qui pourrait bien être décidé à vous aider.” Il tendit à Richard un bout de papier jaune arraché à un carnet. Tout en nous parlant, il jetait des coups d’œil alentour avec ostentation.
“C’est un numéro de téléphone ? demanda Richard.
— Ouais. Il pourrait bien vous donner un beau coup de main, ce gars. C’est un Américain. Il habite juste aux abords de la ville.
— Qu’est-ce qu’il fait ? C’est un détective privé, quelque chose comme ça ?
— Non, c’est un condottiero.
— Un quoi ?
— Un soldat”, dis-je.
Richard me lança un regard interrogateur.
“J’en ai vu sur des tableaux, fis-je.
— Donc c’est un mercenaire, dit Richard.
— Quel vilain mot. Bref, appelez-le, peut-être qu’il pourra vous proposer son aide, vous conduire à votre frère.
— Vous passez la journée là à attendre des gens comme nous ? demandai-je.
— Oui.” Il se remit à lire son magazine.
“Vous y gagnez quoi ? demandai-je.
— Service public. Pas d’inquiétude ; j’y trouve mon compte. Le capitalisme se porte bien.”
Richard fourra le papier dans sa poche et commença à s’approcher de la porte, mais je ne bougeai pas. Je ne pouvais détacher les yeux de l’homme en chemise hawaïenne.
“Allez viens, fit Richard. Qu’est-ce que tu regardes ?”
J’essayai de voir la couverture du magazine qu’il lisait. C’était un numéro du Sports Illustrated, et j’aperçus un bout de photo de Reggie Jackson en uniforme des Oakland Athletics.
“Mais qu’est-ce qu’il y a ? me demanda Richard en me tirant vers la sortie.
— Ce magazine a dix ans ? Il reste assis là à lire un magazine de sport vieux de dix ans.
— Comment peux-tu savoir qu’il a dix ans ?
— Putain, c’est la fin de l’époque où je me suis vaguement intéressé au baseball. Il est fou, ce type.
— Tirons-nous”, dit Richard.
Mais je ne pouvais pas lâcher. J’éprouvais une étrange irritation. “Hé, vous savez que Reggie Jackson joue avec les Yankees maintenant.”
La chemise hawaïenne leva les yeux, m’adressa un sourire vide, tourna la page et poursuivit sa lecture.
À la sortie du bâtiment, un marine balèze, rougeaud et à la mise impeccable, nous informa que si nous avions terminé, nous devions quitter l’enceinte. Ce que nous fîmes. Si l’on peut dire de premières heures qu’elles sont décourageantes, celles-là l’étaient incontestablement, et Richard, plus que moi, était prêt à aller droit à l’aéroport et rentrer. Malgré les trente-deux degrés et l’humidité de l’air – exactement les conditions que nous avions laissées à Philadelphie –, je trouvais même le temps exotique et me sentais glisser si ce n’est dans l’état d’esprit de l’aventurier, du moins du vacancier. Les couleurs étaient différentes, plus vibrantes, que ce soit vrai ou pas, riches en bleus, plus céruléens que les bleus de chez nous, et riches en jaunes, plus proches du moutarde. J’étais aussi intrigué par les regards que nous nous attirions, et même à l’époque, j’étais autant gêné de m’y intéresser que d’en être séduit.
Devant un hôtel qui, pour sa seule apparence délabrée, nous parut dans nos moyens, je tendis des pièces à Richard qui essayait d’appeler le numéro qu’on lui avait donné à l’ambassade. À côté du numéro était inscrit le mot poisse, en minuscules. Cela pouvait être un nom, ou un commentaire, aussi plutôt que de demander une personne de ce nom, Richard se contenta de prononcer le terme comme si c’était un mot de passe. Richard posa la main sur le combiné pour me dire : “Il s’appelle Poisse.” Pas besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour y voir un mauvais présage.
“Quelqu’un à l’ambassade m’a donné votre numéro, fit Richard. Il a dit que vous pourriez peut-être m’aider.” Avant que Richard n’ait pu commencer à décrire la situation impliquant son frère : “Une seconde, je prends un crayon.” Je lui tendis un stylo et il écrivit sur le bout de papier, et continua à écrire après avoir raccroché. Puis il me dit : “Il faut louer une voiture.
— Poisse ? demandai-je.
— Il fout la trouille, ce type.” Richard adopta une voix rauque pour essayer de l’imiter : “Ouais, c’est moi la Poisse.
— La Poisse ?
— La Poisse.” Il poursuivit de sa voix de Poisse : “Dites rien, venez juste à cette adresse. Apportez-moi des mangues.
— Tu déconnes ?
— Non, sans déconner.”
À l’hôtel, on nous indiqua une agence de location de voitures à quelques rues de là. Ces quelques rues revinrent en fait à une petite expédition dans un quartier qui craignait encore plus. Les ordures s’empilaient sans scrupule contre les murs et jusque dans la rue. Une femme, peut-être une prostituée, appuyée contre un véhicule défoncé, nous lança des œillades comme à des clients potentiels, bien que j’en doute à présent, avec le recul. Il est bien plus probable qu’elle ait vu en nous des victimes. Aucun panneau en vue, mais un petit parking couvert de graviers, quatre véhicules et un bureau avec une porte-moustiquaire. Un homme assis, les pieds sur son bureau d’acier, nous salua d’un petit signe de tête à notre entrée. Il portait une chemise en flanelle à manches longues et des santiags, malgré la chaleur, et il mangeait des Frosties directement dans la boîte. “Bienvenue, gringos”, fit-il d’un ton appliqué, comme s’il avait répété, et liquidant d’un coup la somme de son vocabulaire anglais. “Quieres alquilar un auto ?
— Auto, sí, répondit Richard.
— Tengo cuatro que hay.”
Richard et moi regardâmes dehors, le pick-up Ford de la fin des années 1950, la Chevrolet Bel Air cabossée, la jeep Willys Commando, la Cadillac 63. “Lleve a su selección.”
Richard me regarda. “Je crois qu’il nous a dit de choisir.
— La Willys, dis-je.
— Pero sólo el Cadillac corre, fit l’homme.
— Qué ? dis-je. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— El azúl”, reprit Richard.
L’homme secoua la tête : “Pas marcher. Juste Cadillac.
— Alors pourquoi vous… ?” Richard s’interrompit, secoua la tête, puis se tourna vers moi.
“Si on avait du bacon, on se ferait des œufs au bacon, si on avait des œufs, lui dis-je.
— Cuánto por el Caddy ? demanda Richard.
— Ciento, fit l’homme. Un día.
— Cent pour la journée. C’est correct, dit Richard.
— Dólares americanos.
— Cent dollars par jour ? On n’a pas tout cet argent. No tenemos mucho.” Richard soupira.
“Podemos darle diez”, dis-je. L’homme fronça les sourcils. Je retournai mes poches pour lui montrer que j’étais pauvre.
“Por favor, dit Richard.
— Quince, fit-il.
— OK, dit Richard en posant quinze dollars sur la table.
— Caution, fit l’homme. Ciento.”
Richard posa cent dollars sur la table.
L’homme ne le remercia pas.
“Las llaves están a dentro.
— Gracias”, fit Richard.
Je le remerciai à mon tour et nous sortîmes avant qu’il ne change d’avis. Il ne demanda pas à voir nos passeports ni nos permis de conduire, mais ramassa seulement l’argent qu’il fourra dans sa poche de poitrine, pour continuer tranquillement à manger ses Frosties.
La voiture bleue, le Coupé de Ville Caddy’63, était un spécimen élancé qui hurla en américain quand Richard le fit démarrer. Il y avait dans le pot d’échappement un trou qui pour quelque étrange raison semblait nécessaire. En prenant le virage à droite pour sortir du parking, nous soulevâmes un nuage de poussière derrière nous, et quand je jetai un coup d’œil au travers, j’aperçus Frosties qui nous observait depuis l’embrasure de la porte. Nous suivîmes un cours sinueux en direction du nord-est pour quitter la ville et pénétrer dans une banlieue rurale tout en cabanes de bardeaux et mobile homes. Celui de la Poisse se distinguait, étant le plus joli du coin : il était muni d’une porte. Nous vînmes frapper à cette porte sous les regards des voisins, des poulets et d’un âne.
“Entrez.”
En entrant, nous trouvâmes un homme assis, coudes sur les genoux, sur un canapé encastré dans le mur du fond. Il avait peut-être trente ans, mais le visage usé, des cheveux blonds dégarnis sur le dessus, et était étrangement rasé de près. Une odeur de salami et d’Aqua Velva planait alentour. Les coussins à l’imprimé floral crasseux rebiquaient autour de son derrière.
“Vous êtes Poisse ? demanda Richard.
— C’est moi la Poisse. Où sont mes mangues ?
— On n’en a pas apporté, fit Richard.
— Putain, je demande un seul truc à ces fils de pute et ils oublient, fit-il comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre. Un seul truc, putain.
— Désolé, dit Richard.
— C’est quoi ton nom ?
— Richard Scott. J’essaie de retrouver mon frère.
— Et lui c’est qui ? fit la Poisse en me désignant d’un signe de tête, mais sans me regarder. Ton chauffeur ?
— C’est mon ami.
— Kevin, dis-je.
— J’en ai rien à foutre, de ton nom.
— Je m’en doute.”
La Poisse me fixa d’un regard courroucé, jusqu’à ce que je détourne les yeux.
“Comme je vous le disais, j’essaie de retrouver mon frère, reprit Richard, d’une voix vibrante de peur.
— Et si tu me disais, Richard Scott, ce qui te fait penser qu’il est là, au Salvador, ce frère ?
— C’est ce qu’il a dit, qu’il venait là.
— Et pourquoi, au juste, est-ce qu’il viendrait ?” La Poisse alluma une Camel sans filtre et souffla la fumée au plafond. “Moi, franchement, je vois pas une seule bonne raison pour qu’un jeune Américain vienne dans ce trou du cul du monde.
— Vous y êtes bien, dis-je.
— Ouais, j’y suis, fit-il sans me regarder. J’y suis parce que je suis un putain de trou du cul. J’y suis parce que j’adore transpirer non-stop. J’y suis parce que je peux pas blairer les tarlouses comme toi, là-bas dans nos bons vieux États-Unis. J’y suis parce que ce putain de Nam me manque.
— Vous êtes mercenaire, dis-je.
— Ta gueule, fit la Poisse, me soufflant la fumée dans la figure. Bon, alors parle-moi de ce frère. Il a un nom ?
— Tad.
— Super mignon. C’est une putain de tarlouse hippie comme vous ? À quoi il ressemble ? Il est grand ? Petit ? Chauve ?
— Il a trente et un ans, il fait à peu près ma taille. Il a les cheveux plus courts.” Richard se tourna vers moi. “Il a un tatouage sur le bras gauche, un tigre et des idéogrammes chinois.
— Des idéogrammes, répéta la Poisse en ricanant. C’est quoi, son trafic ? Quelle drogue ? Il vend des armes ?
— Quoi ? s’exclama Richard.
— Allez, quoi, atterris ! Il est pas missionnaire, ton frère, l’est pas venu dans le tiers monde pour sauver des âmes de niakoués. Donc soit il achète de la came soit il vend des armes. Moi j’parie sur la came.
— C’est probablement ça, dis-je.
— Probablement”, répéta la Poisse avec un petit rire.
Richard s’impatientait et faisait de petits rebonds sur place. “L’homme à l’ambassade m’a dit que vous pourriez m’aider.
— C’est son frère, fis-je, essayant de toucher quelque fond souterrain de dignité en cet individu. Il veut juste retrouver son frère.” Je ne le prononçai pas mais laissai le mot trouduc planer dans l’air.
“T’as une photo ?”
Richard tira de sa poche de veste une photo pliée et la lui tendit. Sans la regarder, la Poisse posa la photo devant lui, face contre la table basse.
“Quel genre de drogue ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il aime ?
— La cocaïne, l’herbe, répondit Richard aussitôt. En tout cas, c’était son truc avant.
— Vous êtes étudiants ?”
Nous ne répondîmes pas. J’étais plongé dans la perplexité.
“Vous allez à la fac ?
— Oui, dis-je.
— Vous prenez quoi ?” fit la Poisse en souriant. Il marqua un temps de pause. “À la fac, vous prenez quoi comme cours ?
— Je fais des études d’art”, dis-je.
Son sourire s’élargit. “T’es en train de me dire que pendant que je suais dans ce trou pourri de Viêtnam, et que je m’enlevais des sangsues de la taille d’un rat, accrochées à ma grosse bite de blanc, toi tu dessinais des filles à poil dans une pièce au soleil ?
— À la moindre occasion”, dis-je.
Ma réponse le prit par surprise et son sourire changea de qualité. Étonnamment, il était moins menaçant, mais clairement il ne me détestait pas moins. “Tu sais combien de niakoués j’ai tués là-bas ? Tu veux que je te dise ?”
Richard se tourna vers moi, et moi vers la fenêtre, pour scruter le paysage dehors. Une vieille femme étendait des vêtements sur un fil. Un garçon trapu traversait la cour en poussant un petit rocking-chair.
“Je m’en suis tué en gros un millier. Chaque fois que je voyais un bridé, je le descendais. Vous en dites quoi, les filles ? Un millier en gros, à une famille près.
— Je crois que nous nous sommes trompés d’endroit”, dit Richard.
J’étais fier de lui en cet instant, et plus que prêt à partir avec lui.
“Du calme, putain, dit la Poisse. Te fais pas froncer le calebard. Je peux le trouver, ton frère. Faut que je sache si t’as de l’argent. Combien t’as ?
— Environ mille dollars, dit Richard.
— Tu l’as, la thune, ou pas ?
— Il a mille dollars”, dis-je.
La Poisse regarda par la fenêtre derrière Richard et moi. “Je le ferai pour mille balles, mais c’est bien parce que je vous aime, les étudiants.”
Richard se tourna vers moi. Je haussai les épaules, ou en suggérai le mouvement.
“Tu me paies quand j’aurai fait le boulot, dit la Poisse. Ça te va ? Revenez demain matin à sept heures et on se met en route. Vous êtes capables de vous lever tôt, les nanas ?
— On se débrouillera, dis-je.
— Et toi, fit la Poisse en pointant vers moi la main qui avait tenu la cigarette.
— Oui ?
— Crois pas que j’ai pas remarqué que t’es un nègre.
— Je craignais que cela vous ait échappé.
— J’te préviens juste. J’en ai tué des comme toi aussi au Viêtnam. T’sais, quand personne regardait. Y en a un paquet là-bas, de fils de pute comme toi.”
Il sourit.
“Bien sûr. Je doute que vous soyez capable de tuer quoi que ce soit si quelqu’un regarde.
— On revient demain, fit Richard, en m’attrapant par l’épaule pour me tirer vers la porte.
— Parfait. Allez, pensez à dégorger le poireau demain matin et soyez à l’heure !”