Chapitre 22
G
RIFFE DE TIGRE FILA SANS LES ATTENDRE : lorsque Cœur de Feu et Nuage Cendré parvinrent au camp avec les petits de Rivière d’Argent, le Clan entier savait ce qui s’était passé. Réunis devant leurs tanières, chasseurs et novices les regardèrent passer en silence. Leur indignation et leur incrédulité étaient presque palpables.
Campée à l’entrée de la pouponnière, Étoile Bleue semblait les attendre. Cœur de Feu craignait qu’elle les éconduise, mais elle se contenta de murmurer :
« Entrez. »
Au cœur du buisson de ronces régnaient le calme et l’obscurité. Plume Blanche dormait, entourée de pelages gris et fauves au milieu desquels le manteau blanc de Petit Nuage resplendissait comme de la neige. Près d’elle, Bouton-d’Or était couchée sur une litière de mousse tapissée de plumes duveteuses. Elle allaitait ses nouveau-nés, l’un roux pâle comme elle, l’autre tacheté de brun.
« Bouton-d’Or, souffla leur chef. J’ai une faveur à te demander. Pourrais-tu t’occuper de deux petits supplémentaires ? Leur mère vient de mourir. »
La reine pointa les oreilles en avant, l’air surpris. Son expression s’adoucit quand elle vit les deux boules de poil sans défense qui pendaient à la gueule du guerrier et de l’apprentie. Poussées par la peur et la faim, les bêtes remuaient faiblement en poussant de petits cris perçants.
« J’imagine… » commença Bouton-d’Or.
Perce-Neige, entrée dans la pouponnière derrière le félin roux, l’interrompit.
« Avant d’accepter, demande à Étoile Bleue d’où viennent ces chatons. »
Cœur de Feu tressaillit, inquiet. Excellente mère, la chatte blanche avait cependant un tempérament féroce : elle ne serait pas tendre avec des orphelins de sang mêlé.
« Je ne comptais pas le lui cacher, répliqua leur chef sans se départir de son calme. Leur père est Plume Grise et leur mère Rivière d’Argent, du Clan de la Rivière. »
Bouton-d’Or en resta bouche bée. Plume Blanche, réveillée, dressa l’oreille.
« Ce traître devait la fréquenter en douce depuis des lunes, maugréa Perce-Neige. Quel hypocrite ! Ils ont tous les deux trahi leur tribu. Le sang de ces petits est souillé.
— Ridicule », rétorqua Étoile Bleue, l’échine soudain hérissée. Cœur de Feu eut un frisson : il avait rarement vu leur meneuse aussi furieuse. « Quoi que nous pensions de Plume Grise et de Rivière d’Argent, leurs chatons sont innocents. Acceptes-tu de les nourrir, Bouton-d’Or ? Sans mère, ils mourront. »
La reine hésita avant de pousser un profond soupir.
« Comment pourrais-je refuser ? J’ai du lait en abondance. »
Perce-Neige poussa un grognement réprobateur. Elle tourna le dos à Cœur de Feu et Nuage Cendré quand ils déposèrent les nouveau-nés sur la litière de la chatte rousse. La jeune mère les poussa vers son ventre : leurs cris se calmèrent, ils se pressèrent au chaud contre son corps et trouvèrent chacun une mamelle à téter.
« Merci, Bouton-d’Or », chuchota Étoile Bleue.
Elle considérait les deux animaux avec envie. Pensait-elle à ses petits disparus ? Les doutes du rouquin resurgirent. Que leur était-il vraiment arrivé ? Le savait-elle elle-même ? Pouvait-il s’agir de Patte de Brume et Pelage de Silex, bien vivants au sein du Clan de la Rivière ?
Un mouvement brusque vint interrompre le cours de ses pensées : Nuage Cendré sortait du gîte. Il la suivit au-dehors, où il la trouva prostrée, la tête posée sur les pattes de devant.
« Qu’y a-t-il ?
— Rivière d’Argent est morte, répondit-elle d’une voix étouffée, presque inaudible. Je l’ai laissée mourir.
— C’est faux ! »
Elle leva vers lui des yeux incrédules et désespérés.
« Je suis censée être guérisseuse. Sauver des vies.
— Tu as sauvé les chatons, lui rappela-t-il.
— Mais pas leur mère. »
Il se mit à lui lécher doucement l’oreille.
« Vous deux ! »
Croc Jaune se tenait devant eux, le front plissé.
« Qu’est-ce qu’on raconte sur Plume Grise et une reine du Clan de la Rivière ? »
La jeune novice ne remarquait même pas la présence de son mentor. Cœur de Feu fut obligé d’expliquer la situation.
« Nuage Cendré a été incroyable, conclut-il. Sans elle, ces petits seraient morts. »
La vieille chatte acquiesça.
« J’ai vu Griffe de Tigre, annonça-t-elle. Poil de Fougère m’emmenait aux Rochers du Soleil quand nous l’avons rencontré. Il est fou de rage. Mais pas contre toi, Nuage Cendré. Il sait que tu as fait ton devoir, comme n’importe quelle guérisseuse. »
À ces mots, l’apprentie se recroquevilla sur elle-même.
« Je ne serai jamais guérisseuse, gronda-t-elle, amère. Je ne sers à rien. J’ai laissé mourir Rivière d’Argent. »
Scandalisée, son aînée fit le gros dos en feulant.
« C’est la pire bêtise que j’aie jamais entendue ! Tu as agi au mieux, fulmina-t-elle. Personne ne pouvait faire plus.
— Pourtant ça n’a pas suffi, rétorqua son élève d’une voix morne. Si tu avais été là, toi, tu l’aurais sauvée.
— Ah oui ? Tu es bien sûre de toi ! Quand la mort survient, parfois personne n’y peut rien. » Elle poussa un miaulement rauque, moitié rire, moitié sanglot. « Pas même moi.
— Mais je l’ai laissée mourir !
— Je sais, répondit la chatte grise d’un ton à la fois bourru et plein de compassion. C’est une terrible leçon. J’ai vu mourir plus de chats que je ne peux en compter. Tous les guérisseurs sont obligés d’en passer par là. Il faut s’y faire. Tenir le coup. »
Du bout de son museau couturé de cicatrices, elle encouragea sa cadette à se relever.
« Viens, reprit-elle. On a du travail. »
Elle poussa sa protégée encore tremblante vers leur repaire et s’arrêta pour jeter un coup d’œil à Cœur de Feu par-dessus son épaule.
« Ne t’inquiète pas pour elle. Ça va aller. »
Il les regarda traverser la clairière et disparaître dans le tunnel de fougères. Une voix posée s’éleva alors derrière lui :
« Fais confiance à Croc Jaune, le rassura leur chef. Elle aidera Nuage Cendré à surmonter cette épreuve. »
La chatte gris-bleu était assise à l’entrée de la pouponnière, la queue enroulée autour de ses pattes. En dépit de la mort de Rivière d’Argent et de la découverte de la trahison du chat cendré, elle semblait aussi calme qu’à l’accoutumée.
« Étoile Bleue, hasarda-t-il après une hésitation. Que va-t-il arriver à Plume Grise, maintenant ? Sera-t-il puni ?
— Je ne sais pas encore, admit-elle, pensive. Il faut que j’en discute avec Griffe de Tigre et les autres chasseurs.
— Il ne pouvait pas s’en empêcher, murmura Cœur de Feu.
— Ah oui ? Au prix de trahir son Clan et le code du guerrier ? »
Sa voix douce démentait la sévérité de ses paroles.
« Je peux te promettre une chose, ajouta-t-elle. Je ne ferai rien tant que l’indignation ne se sera pas calmée. Nous devons considérer le problème avec soin.
— Mais tu n’es pas vraiment surprise… se risqua-t-il à demander. Tu avais compris ce qui se passait ? »
Il ne pensait pas obtenir de réponse. Elle le scruta quelques instants. Dans son regard pénétrant, il lut de la sagesse, et de la peine.
« Oui, je m’en doutais, finit-elle par révéler. Un chef doit savoir sentir ces choses-là. Il aurait fallu que je sois aveugle pour ne pas remarquer leur manège aux Assemblées.
— Alors… Pourquoi les avoir laissés faire ?
— J’espérais que Plume Grise reviendrait à la raison. De toute façon, cette histoire ne pouvait pas durer. J’aurais préféré qu’elle se termine autrement, pour lui comme pour elle. Quoique… je ne sais pas comment Plume Grise aurait supporté de voir ses propres petits grandir dans un autre Clan.
— Tu connais ça, n’est-ce pas ? Tu l’as vécu. »
Il se recroquevilla : les mots lui avaient échappé. Elle commença par se raidir, les prunelles brillant de rage, mais s’apaisa très vite. Sa colère laissa place à une nostalgie mêlée de chagrin.
« Alors tu as deviné, murmura-t-elle. Je le savais. Oui, Cœur de Feu, je suis la mère de Patte de Brume et de Pelage de Silex. »