Hayden s’était inspirée des croquis de Walt Disney pour reproduire à l’échelle son dortoir et son enclos. Tout était donc à la taille des chevaux nains qu’elle avait loués le temps où son décor prendrait vie. Le service d’urbanisme de la ville lui avait assuré qu’ils pouvaient faire une exception pour des chevaux nains, du moment qu’elle ne prévoyait pas de les installer à demeure chez elle. Le fait d’avoir un ami de lycée dans ce service l’avait beaucoup aidée.
En fin d’après-midi, tout était prêt, à l’exception de Pete Gibson, le cow-boy, qui devait chanter pour animer son décor. Elle avait trouvé sa carte accrochée à sa porte, même si l’homme niait l’y avoir placée.
Hayden se fichait de ce détail. Le cow-boy était parfait pour sa stratégie de surenchère. Avant que Riley arrive en ville et lui lance ce défi, elle avait prévu de passer des disques de chants de Noël sur fond de musique country. Mais aujourd’hui ils ne suffisaient plus.
Le cow-boy n’était pas n’importe qui. Elle l’avait connu au lycée. Il travaillait dans le bâtiment le jour et chantait dans un bar le week-end. L’homme s’était arrangé pour se libérer de ses engagements pour Hayden.
Même si elle lui avait assuré que les disques feraient très bien l’affaire le week-end, Pete avait refusé de lui faire faux bond.
Au lycée, il en pinçait pour elle et Pete manifestait un tel empressement à satisfaire ses besoins que Hayden craignait qu’il en soit toujours ainsi. Si elle avait eu le choix, elle ne l’aurait pas embauché. Mais, à défaut de faire venir quelqu’un de Los Angeles, Pete restait son meilleur atout.
Sauf qu’il était en retard. Il lui avait promis d’arriver à 17 h 30 et il était déjà 17 h 45. Elle hésita à actionner l’interrupteur et à faire entrer les chevaux car elle voulait que tout intervienne en simultané pour un maximum d’effet.
Tandis qu’elle était assise dans son jardin à bavarder avec l’homme qui lui avait amené les chevaux, elle observa l’imposante œuvre de Riley. Les gratte-ciel de Chicago étaient un excellent choix, reconnut-elle à contrecœur. De nombreux habitants de Tucson venaient d’ailleurs de cette ville et ne manqueraient pas d’éprouver une pointe de nostalgie en les regardant. Mais elle ne voyait pas le rapport avec Noël.
Riley envisageait peut-être d’apporter d’autres éléments de décor grâce à l’éclairage, qui donnerait à Chicago un air de fête. Il fallait qu’elle attende que tout s’illumine avant de porter un jugement. Mais Riley s’y connaissait-il en éclairage ? Il était architecte et non décorateur. Peut-être avait-il songé à des projecteurs rouges et verts, pensant que cela suffirait ? Parfait. Son décor à elle serait le plus beau.
Comme mue par ses pensées, l’installation de Riley prit soudain vie. Hayden aurait aimé ne pas être bluffée par le résultat, mais elle l’était. Elle était déjà allée à Chicago, mais à cet instant précis elle se revoyait presque sur le port, contemplant la grande roue au bout de la jetée.
Soudain, le bateau de plaisance fit son entrée en glissant sur les flots ! Il disparut derrière le décor avant d’apparaître de nouveau. L’idée avait du génie. Hayden ne voyait toujours pas de symboles de Noël dans ce décor, mais elle était pourtant impressionnée.
Mais où était donc son chanteur ? songea-t-elle en se tordant les mains. Il fallait qu’elle réponde au défi de Riley, et sans attendre. En balayant la rue du regard, elle aperçut dans le virage une Corvette gris argent qui s’avançait vers elle. Les affaires du cow-boy marchaient mieux qu’elle ne l’imaginait.
Pete gara la voiture et extirpa son long corps dégingandé du véhicule, son chapeau à la main. Après l’avoir mis sur sa tête, il le repoussa en arrière d’un geste étudié de la main. Il sourit avec insolence à Hayden en lui désignant sa voiture.
— Tu aimes mon carrosse ? demanda-t-il.
Hayden fit la grimace. Visiblement, l’homme voulait l’impressionner avec sa voiture. S’il imaginait la séduire avec un bolide, c’est qu’il ne devait pas avoir beaucoup évolué depuis le lycée.
Mais Hayden était incapable de méchanceté.
— Il est très beau, répondit-elle sans trop d’enthousiasme.
— Je croyais que tu l’aimerais. Je suis allé la chercher hier.
Elle leva les yeux au ciel. Pourvu que Pete ne l’ait pas achetée spécialement pour elle. L’idée lui faisait horreur.
— Quand nous aurons terminé, ce soir, je peux t’emmener faire un tour.
Hayden sentit souffler un vent de panique. Tout allait de mal en pis. Elle réfléchissait à la façon de lui faire comprendre qu’elle n’était pas intéressée sans le faire fuir lorsqu’un Père Noël de bois sur son traîneau s’élança sous ses yeux ébahis au-dessus des gratte-ciel de l’autre côté de la rue. Voilà comment Riley avait donné à son décor un air de fêtes.
Pete suivit la direction de son regard.
— Ça alors ! Magnifique !
Ça l’était, songea Hayden. Le Père Noël et son renne disparurent bientôt derrière le décor. Elle attendit qu’il réapparaisse mais, en lieu et place, un chapelet de jurons monta de derrière le panneau éclairé.
— Cette saleté de Père Noël est coincée ! s’écria Riley.
Accroupi derrière le décor, il lança un regard furieux vers Damon.
— Le traîneau est trop lourd, conclut l’homme.
— Il n’est pas trop lourd. C’est le moteur qui n’est pas assez puissant. Je vous l’avais bien dit.
— Ils n’en avaient pas d’autres en stock, d’accord ? J’ai fait au mieux.
Riley éteignit le moteur, qui dégageait une odeur de brûlé.
— Nous devons allumer le décor, se lamenta Riley en étudiant le dispositif supposé s’élever au-dessus de Chicago.
— Laissez tomber le Père Noël.
Damon paraissait ravi à cette idée.
— Nous ne pouvons pas laisser tomber le Père Noël. Il faut qu’il soit là.
— D’accord, d’accord. C’est toujours lui, la vedette, n’est-ce pas ? Tout le monde l’aime. Baratin. Si seulement…
— Nous allons retirer quelques rennes. Personne ne le remarquera.
Riley entreprit de détacher le harnais qu’il avait fabriqué avec une corde en Nylon afin de couper deux rennes à l’aide d’une scie.
— Vous avez raison. Mais nous aurions tout aussi bien pu nous passer du Père Noël.
— Ecoutez, ne le prenez pas mal, mais vous devez voir les choses différemment. Cette fête ne semble pas vous réjouir.
— Evidemment, avec un nom comme le mien, il a fallu que je vive avec. Quant à mon prénom, n’en parlons pas !
Riley repositionna les guirlandes lumineuses reliées au traîneau afin de pouvoir utiliser la scie sans couper les fils.
— Si votre nom vous dérange tellement, pourquoi ne pas avoir demandé à en changer ?
— Cela n’aurait servi à rien, vous savez. Le mal est déjà fait. Je suis qui je suis.
— Bien parlé, Damon.
Riley préféra prendre ses précautions en détachant trois rennes. L’année suivante, avec un moteur plus gros, peut-être pourrait-il les conserver tous.
— Il faut bien que j’en prenne mon parti. Je voulais vous poser une question : n’êtes-vous pas heureux que vos parents aient gagné cette croisière ?
— Bien sûr. Ils en ont toujours rêvé et je suis certain qu’ils s’amusent beaucoup.
— Non. Vous devez être heureux qu’ils soient absents : vous avez ainsi le champ libre pour vivre votre amourette avec votre voisine.
Riley fit la grimace.
— Il y a de l’eau dans le gaz.
Riley remit les lumières en place et plaça un harnais plus court pour attacher les rennes.
— N’abandonnez pas encore. Je sais, elle est terriblement bornée et, oui, vous êtes un peu lent pour endosser la responsabilité de vos actes, mais même les plus mauvais d’entre nous méritent de prendre du bon temps.
Riley termina de serrer le harnais.
— Merci pour votre confiance.
— De rien.
Soudain, son attention fut attirée par un mouvement de l’autre côté de la rue.
— Que se passe-t-il ? demanda Riley. Regardez : que voyez-vous ?
— On dirait que l’on marche sur vos plates-bandes. Cet homme fait les yeux doux à votre voisine.
— Pete Gibson.
Riley vit soudain rouge.
— Il chantait dans un groupe au lycée, ajouta-t-il.
Et il était fou amoureux de Hayden.
— Je n’aime pas la tournure que ça prend, affirma Riley.
— C’était voulu.
Riley lança à Damon un regard furibond.
Damon éclata de rire tout en se dirigeant vers son camion.
— Incroyable, l’effet que peut faire une petite carte de visite accrochée à une porte ! Bon, mon travail est terminé, je vous laisse.
— Attendez une minute, ne partez pas ! Je reviens tout de suite.
— Je vous conseille de ne pas trop traîner.
Riley tourna vivement la tête juste à temps pour découvrir Pete en train d’embrasser Hayden. Et, bon sang, il avait l’impression qu’elle le laissait faire. Le moteur du camion de Damon démarra mais Riley avait autre chose en tête. Il avait une affaire urgente à traiter de l’autre côté de la rue.
* * *
Hayden n’avait pas vu venir le baiser. Ils étaient en train de parler du choix des morceaux lorsque, soudain, Pete avait brandi une branche de gui avant de fondre sur elle. Son baiser était humide et visqueux, et il n’hésita pas à mettre la langue.
Sous le choc, Hayden se figea quelques secondes, laissant à Pete le temps de lâcher le gui pour l’enlacer. De ses longs bras, il la serra de sorte qu’elle ne puisse pas le repousser. Elle aurait pu le mordre, mais le cow-boy n’aurait plus été capable de chanter pour elle.
Mais plus le baiser durait, et plus elle envisageait de passer à l’acte, quitte à se contenter d’un disque. Elle était sur le point de lui arracher la langue lorsqu’elle entendit la voix de Riley.
— Je dois reconnaître que le spectacle vaut le détour.
Il avait le souffle court et paraissait mécontent. Très mécontent.
Pete avait dû entendre l’avertissement qui sous-tendait sa voix. Il recula vivement et regarda l’homme qui venait de surgir devant eux. Ils étaient de la même taille mais les larges épaules de Riley le faisaient paraître plus imposant.
Pete fut pris d’un rire nerveux.
— Eh, salut, Riley ! J’ai entendu dire que tu étais revenu en ville. Je suis heureux de te voir. Je…
Riley leva une main, lui intimant le silence. Puis il se tourna vers Hayden et la regarda d’un air sévère.
— Tu ne m’as pas dit que tu fréquentais Pete Gibson.
— Je ne sors pas avec lui.
— Peux-tu m’expliquer ce que tout cela signifie ?
L’ironie de la situation arracha un sourire à Hayden. Elle regarda Riley calmement, inquiète de savoir s’il allait comprendre le renversement de situation.
— Ce n’est rien, Riley. Pete s’est un peu emporté, voilà tout.
— Vous êtes toujours ensemble ? demanda Pete.
— Non, répondit Hayden sans quitter Riley des yeux.
— Oui, répondit Riley en soutenant son regard.
Un frisson d’excitation parcourut son corps.
— Depuis quand ? demanda-t-elle.
— Depuis que nous avons trois ans et que tu m’as frappé avec ce camion à benne en plastique.
Hayden lui sourit. Elle connaissait la fin de l’histoire.
— Et tu as commencé à pleurer.
— Oui, renchérit Riley d’une voix plus douce. Et tu m’as embrassé.
Il s’approcha d’elle.
— Le fait de te voir avec Pete m’a fait plus mal que le coup que tu m’as donné ce jour-là. Je comprends ce que tu as ressenti il y a dix ans, Hayden. Je suis désolé. Tellement désolé d’avoir permis que cet incident se produise.
Une bouffée de joie faillit l’étrangler. Il l’avait dit, enfin !
— Mais je ne te vois pas pleurer.
— Si, je pleure, mais intérieurement. J’ai désespérément besoin d’un baiser. De plusieurs, en réalité. Réfléchis bien : je vais certainement avoir besoin d’une montagne de baisers.
— Oh ! Riley ! s’écria-t-elle, des étoiles dans les yeux, tandis que toute sa rancune à son égard disparaissait. Tu n’avais que dix-huit ans.
— Et j’étais stupide.
— Mais moi aussi. Je t’en ai voulu pendant trop longtemps.
— Ecoute, Hayden, intervint Pete. Quand veux-tu que je commence à chanter ? Tu as dit que tu voulais époustoufler Riley avec ton décor.
— J’ai changé d’avis.
Elle se blottit dans les bras de Riley.
— Je préfère l’époustoufler avec un baiser, ajouta-t-elle.
— Je t’aime tellement, murmura Riley. Je suis désolé pour Lisa. Je me suis comporté comme un idiot.
— Et moi, comme une petite fille capricieuse. Je t’aime aussi, Riley.
— C’est une bonne chose, dit-il en caressant sa joue. Car je viens d’accepter un nouvel emploi en ville. Tu risques de me voir souvent par ici.
— Serait-ce une façon détournée pour remettre la main sur cette maquette de l’USS Arizona ?
— Non, c’est une façon détournée de reposer mes mains sur toi.
Son baiser était si profond qu’elle jugea préférable de continuer à l’intérieur de la maison.
Beaucoup plus tard, nichée au creux de son bras, elle se souvint avoir pensé qu’entre eux plus rien ne serait pareil. Et, de fait, elle avait raison : entre eux, à partir de ce jour, tout ne pouvait qu’être mieux.